Vieux de la Vignettaz

Il va tout droit, comme l’autre a dit. Route de la Vignettaz : il y est. Des immeubles, des villas, des jardins. Les beaux quartiers on dirait. Pas grand monde. Pas de bistrot. Des charmilles ? Ça a quelle tête des charmilles ? Pourquoi lui avait-on conseillé de commencer sa visite de Fribourg par la route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz ? Il devait bien y avoir d’autres choses à voir que des immeubles, des villas et des jardins à la route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz. Il avance. Des maisons de maître plutôt que des villas. Des vieux. Beaucoup de vieux dans le quartier de la Vignettaz. Des vieux qui dorment. Personne dans les rues. Un quartier mort, le quartier de la Vignettaz ; une rue déserte, la rue de la Vignettaz.

On aime les grillages à la Vignettaz

La route de la Vignettaz, mon bon monsieur, pas la rue. La rue de la Vignettaz, ça n’existe pas, c’est déjà bien compliqué d’avoir un quartier et une route qui portent le même nom, alors une rue, vous comprenez, à notre âge, faut pas trop en demander, n’est-ce pas, mon bon monsieur ? C’est pas qu’on est vieux, dans le quartier de la Vignettaz, mon bon monsieur, mais on n’a pas mal roulé sa bosse, vous comprenez, alors on est venu se reposer dans le quartier de la Vignettaz, parce c’est joli, la Vignettaz, vous savez, mon bon monsieur, pour les gens d’âge mur, c’est joli pour les familles avec enfants aussi, c’est joli mais nous les enfants sont grands, ils ont quitté la Vignettaz depuis longtemps, ils trouvent que la Vignettaz, c’est un peu mort mais pour les gens d’âge mur ça va, c’est juste vivant comme on aime, il y a des jardins, vous avez vu les jolis jardins qu’on a dans le quartier de la Vignettaz, pas des charmilles comme il disait l’autre, des jardins avec des arbres fruitiers, des vergers, vous avez vu comme ils sont chargés, mes pommiers, qu’est-ce qu’on en va faire de toutes ces pommes ? des tartes ? de la purée ? L’hiver, la purée de pommes avec le boudin c’est fameux, on aime les plats traditionnels à la Vignettaz, on n’a pas de kebab à la Vignettaz, et pas de chinois et pas de péruvien et pas de pizza, on n’a rien à la Vignettaz, pas un seul bistrot, on a assez à la maison à la Vignettaz, qu’est-ce vous voulez aller dans les bistrots ? Les pommes, on peut les distiller ou bien on peut faire du cidre, ça c’est une bonne idée, faire du cidre avec nos pommes de la Vignettaz, du cidre doux bien frais l’été dans le jardin, c’est fameux non ? Vous voyez qu’à notre âge on n’a pas besoin d’aller dans les bistrots, ça va pour les jeunes, les bistrots, à la Vignettaz, ce qu’on aime, c’est le calme, on aime être au chaud dans nos vieilles maisons de maître pendant l’hiver, à l’ombre dans nos jolis jardins pendant l’été et se reposer et tondre le gazon le samedi matin d’accord, mais autrement se reposer, on a assez donné en ville, alors à la Vignettaz on a le droit de se reposer. Des entreprises à la Vignettaz ? Pour quoi faire ? Il y a en a deux ou trois, des entreprises, enfin pas vraiment des entreprises, des types qui bossent là, un atelier de céramique, une fiduciaire – ça marche bien les fiduciaires à la Vignettaz – un gars qui répare les ordinateurs, MacSimum que ça s’appelle, un jeune – non, pas vraiment jeune, la quarantaine, pour nous c’est jeune, la quarantaine – un jeune barbu à cheveux longs qui boutique dans son garage, mais bon moi vous savez les ordinateurs, sinon voilà je crois que j’ai fait le tour. De la culture ? Du sport ? Il y a l’école primaire où je crois bien qu’ils ont une bibliothèque, mais bon à notre âge l’école primaire vous voyez, moi pour la culture j’aimer bien la lecture, dans le jardin pendant l’été, au coin du feu, pendant l’hiver, des bouquins des Editions Mon Village, des André Besson – vous connaissez André Besson ? –

Même Jean-Pierre Pernaut en parle, du Village englouti,
on l’aime bien, Jean-Pierre Pernaut, à la Vignettaz.

mon préféré, c’est Le Village englouti, ils veulent construire un barrage, mais il y a un village dessous, un peu comme au lac de la Gruyère, alors ça leur plait pas aux gens que leur village finisse sous l’eau mais bon le barrage c’est décidé par en-haut alors on peut rien faire il faut partir, y’a des bouts ce bouquin c’est à chialer, sinon y’a aussi Le voyageur de l’oubli – aussi Besson – mais j’ai un peu oublié de quoi ça parle et puis Albert-Louis Chappuis, vous connaissez Albert-Louis Chappuis ?

CHAPUIS LOUIS-ALBERT 1980 © ERLING MANDELMANN

Vous connaissez pas Albert-Louis Chappuis ? Juste avant l’orage, ça vous dit rien ? C’est une histoire d’amour dans le Gros-de-Vaud, je crois ; à notre âge, on aime bien lire des histoires d’amour, de ces histoires de passions qui finissent mal, ça nous rappelle notre jeunesse, parce que dans le quartier de la Vignettaz, des histoires de passions qui finissent mal, on n’a pas ça tous les jours, non, dans le quartier de la Vignettaz, on a des histoires de haies pas taillées à la bonne hauteur, des histoires de chats qui pissent dans le gazon, des histoires de voisinage comme on dit, rien de bien méchant, les flics, à la Vignettaz, on les voit pas souvent, qu’est-ce qu’ils viendraient foutre à la Vignettaz, les flics ? C’est pas les quartiers chauds, la Vignettaz, on n’a pas tellement d’étrangers, à la Vignettaz, c’est pas qu’on les veut pas, c’est qu’ils viennent pas, bon on va pas leur courir après non plus, mais si y’en a qui viennent, pas de problème, s’ils taillent la haie à la bonne auteur et savent s’occuper de leurs mômes et de leurs bestioles. Des clebs, ça, y’en a tout plein à la Vignettaz, des petits clebs qui jappent, bon chez moi ils jappent pas longtemps les clebs parce que vous savez quoi, mon bon monsieur, j’ai un flingue moi alors les clebs ils se la coincent, sinon. Et pour faire du sport à la Vignettaz ? Tout en bas, y’a un fitness, et puis bon y’a des nanas qui courent, des nanas qui courent avec leur clebs à six heures du matin, faut être tarées, moi vous savez ce que je fais à six heures du matin, mon bon monsieur, je dors. Parce qu’on n’a pas tant de circulation à la Vignettaz, la nuit ça va, on se croirait presque à la campagne. Vous savez quoi, mon bon monsieur, la Vignettaz, c’est un peu la campagne à la ville, les cloches des vaches en moins. C’est bien pour les gens de notre âge. Calme. Paisible. Dans le quartier de la Vignettaz, on a la belle vie. Peinard. Personne qui t’emmerde, sinon je sors le flingue. Joli, hein ? C’est pour la chasse, normalement. Moi, je chasse les petits chiens qui jappent. Vous avez un clebs, mon bon monsieur ? Non ? Alors bienvenue dans le quartier de la Vignettaz. La Vignettaz, moi je dis, c’est le paradis sur terre, vous avez vu ces pommiers comme ils sont chargés, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire de toutes ces pommes ? du jus ? des beignets ? C’est fameux, les beignets aux pommes. Ou bien du calva ? Des pommes en veux-tu en voilà qu’il y a sur mes pommiers, mais attention, les pommes de mes pommiers, c’est mes pommes à moi, pas touche, sinon le paradis sur terre, c’est comme l’autre grognasse, tu prends tes clics et tes clacs et tu te casses, parce que mon flingue, y’a pas que sur les clebs qui jappent qu’il tire, sur les voleurs de grand chemin il tire aussi, mon flingue, parce que la Vignettaz, c’est un quartier tranquille. On n’a jamais les flics à la Vignettaz. Bon, c’est vrai qu’on a n’a pas tant d’étrangers non plus. Ça fait beaucoup pour la tranquillité de pas avoir d’étrangers. On a deux trois Italiens, à la Vignettaz, mais les Italiens, ça va, on s’est habitué, ils parlent un peu fort, mais ils sont pas méchants, les Italiens, et puis surtout, les Italiens, ils sont catholiques, alors pour l’intégration, à la Vignettaz, les Italiens, ça se passe pas mal même si les Italiens, leur caractère, c’est du volcanique, vous comprenez, ils ont des vrais volcans là-bas, des volcans avec de la lave et tout le commerce, le Vésuve autre chose qu’au 1er août et l’Etna et le Stromboli, vous vous souvenez la chanson avec le Stromboli, mon bon monsieur, ça allait comment déjà, t’es chaude comme le Stromboli, non, c’était pas ça, t’as le Stromboli dans ta culotte, non, c’était plus fin, comment c’était, mais oui, le Stromboli, le chanteur, c’était comment, un rigolo, comment, Ricet Barrier, non, plus connu, comment, Jean Constantin, mais non, un qu’est vraiment connu, un rigolo tout bouclé qui chante des cochonneries, comment c’est, pas Charles Trenet, non, un qu’est encore vivant, mais non, pas Bourvil, vivant, j’ai dit, vieux mais vivant, ou alors ils ont rien dit à la radio, comment il s’appelle, je connais que lui, pas Fernandel, mais non, Pierre Perret, voilà, Pierre Perret, le zizi, qu’il chantait, Pierre Perret, mais c’est pas dans le zizi le Stromboli, c’est dans quoi, les colonies de vacances, non une moins connu, un machin avec des oiseaux, non, ou bien le plombier, ou – avec l’âge on perd la mémoire – attendez, je crois bien que, il faut que je la repasse dans ma tête, comme dans l’émission de Nagui, on aime bien Nagui avec ma femme, il est rigolo Nagui, comme Pierre Perret, mais bon, chez Nagui, c’est des chansons trop modernes, nous on aime les chanteurs de notre époque, on regarde les coups de cœur d’Alain Morisod le samedi soir, ça nous rappelle les bals quand on fréquentait, mais bon, cette chanson, attendez voir, je crois bien que ça vient, le Stromboli, c’est la chanson des baisers, mais oui, les baisers, attendez,

le baiser de Zézette, on dirait un chausson aux pommes, qu’il dit – ça tombe bien pour mes pommiers – mais c’est pas là le Stromboli, le baiser de Zézette, langue de velours, palais d’amour on la surnomme, ça me rappelle à l’époque, mais c’est pas ça, attendez voir, à côté de sa bouche en flamme le Stromboli n’est qu’un petit sorbet de réclame, voilà, c’est ça, un petit sorbet de réclame, mais dans le quartier, des paroles comme ça faut pas les dire trop fort parce qu’à la Vignettaz on a l’église néo-apostolique, vous savez qu’est-ce c’est pour des, vous, l’église néo-apostolique, moi vous savez, je suis catholique comme tout le monde, pas tant pratiquant, mais quand même, on va à la messe, ma femme me force un peu, elle dit que ça peut pas me faire de mal avec la vie que je mène, mais à la Vignettaz, quelle vie vous voulez mener, on n’a même pas un bistrot, on a juste l’église néo-apostolique en haut et les Pères Blancs en bas, l’Africanum que ça s’appelle, des missionnaires, mon bon monsieur, parce que ça existe encore des missionnaires, des types qui descendent en Afrique pour, comment ils disent, attendez voir, pour évangéliser, voilà comment ils disent, évangéliser, qu’ils disent, mais moi je dis que c’est pas tant ça qu’il vont faire par là-bas, les Pères Blancs, vous comprenez, c’est des curés alors avec tout ce qui se passe moi je dis que s’ils vont en Afrique, les Pères Blancs, c’est pour les négresses, parce qu’il faut pas me faire croire qu’un Père Blanc, ça va en Afrique rien que pour le paysage et rien que parce que c’est le bon Dieu qui leur dit d’aller, non mon bon monsieur, les Pères Blancs, ils vont là-bas pour les négresses, pas les grosses, pas celles avec un cul énorme et des loches qui traînent par terre, non mon bon monsieur, les Pères Blancs, ils vont là-bas pour les petites négresses, oui mon bon monsieur, pour les petites, parce que les négresses, elles sont mûres bien avant les nôtres, à onze-douze ans t’as tout ce qui faut où il faut et c’est pas farouche, les négresses, à onze-douze ans, c’est là qu’il faut les chopper, enfin moi je dis ça, faut pas croire que c’est mon genre, moi j’ai ma femme, ça fait quarante ans que c’est la même avec la même tronche mais c’est pas le genre à se laisser pousser le cul et les nibards ma femme, tous les mardis soir elle va à l’aquagym, ça la maintient, et comme ça je peux regarder les matchs de la Coupe des Champions tranquille, ma femme y’a pas à dire c’est la de la crème, alors qu’est-ce que j’irais foutre avec une jeunette, à nos âges, on n’arrive plus à suivre de toute façon, non mon bon monsieur, moi je dis qu’une femme comme ça faut la garder parce qu’en plus, ma femme, la cuisine, elle sait faire, parce moi, vous savez, je suis de la vieille école, quand je rentre de dehors, c’est les pieds sous la table et t’as intérêt à ce que ce soit cuit, parce que bon, les bonnes femmes, tu leur tends le petit doigt elles te bouffent le bras jusqu’à l’épaule, mais la mienne je sais la tenir elle se plaint pas, le dimanche à midi on va manger au bistrot, ça nous fait comme des vacances parce que des bistrot dans le quartier y’en a pas alors on va en ville manger une fondue au Café du Midi ou bien l’été on monte au Crau-Rappo manger une croute aux champignons, c’est pratique, le Crau-Rappo, c’est tout près, tu peux parquer droit à côté et en plus t’as la vue, alors moi je dis que d’aller grimper des volcans en Italie, c’est bien joli, mais c’est pas la peine quand on a tout ce qui faut à dix kilomètres d’ici, c’est comme pour les femmes, à quoi bon aller en chercher à Tombouctou ou sur l’île Maurice quand t’en as une épéclée par chez nous qui demandent que ça, mais bon moi ma femme je la garde parce que ses beignets aux pommes faut se lever tôt pour en trouver des meilleurs, en plus avec les pommes du jardin, ça coûte rien et t’as même plus besoin d’aller au bistrot, de toute façon, à la Vignettaz, des bistrots, on n’en veut pas, ça t’amène des poivrots et des drogués les bistrots et on veut pas de ça chez nous à la Vignettaz, déjà qu’on a des Italiens et l’église néo-apostolique, vous savez ce que c’est vous l’église néo-apostolique, ils ont une église en triangle, tout en haut, près de Fort-Saint-Jacques, pile sur le chemin de Compostelle, vous vous rendez compte, pile sur le chemin de Compostelle, c’est catholique, ça, le chemin de Compostelle, moi en tout cas dans le coin j’en ai jamais vu, de ceux qui font le chemin de Compostelle, parce que comme églises, on n’a que les Pères Blancs, des beaux dégueulasses ceux-là, et la néo-apostolique, qu’on sait pas ce que c’est, sûrement de ces Américains qui lèvent les bras au ciel en criant Djizusse, des fanatiques comme on dit, une sorte de secte, mais nous on est catholique, ma femme tous les dimanche elle va à la messe moi ça dépend parce qu’on fait l’apéro avec Maurice à la route de la Gruyère une fois chez lui une fois chez moi, c’est un bon type Maurice, un peu bavard mais un bon type même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il raconte toujours les mêmes histoires mais c’est quand même un bon type, Maurice, même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il raconte toujours les mêmes histoires, mais c’est quand même un bon type, Maurice, même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il… mais attendez voir, j’ai pas fini… pourquoi vous… ces jeunes… aucune politesse… à mon époque quand un ancien parlait on l’écoutait jusqu’au bout… le respect se perd… c’est ça jeune con, fous-moi le camp… des malhonnêtes comme ça on n’en a pas besoin  dans le quartier de la Vignettaz !

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