Le pont, le fort et le cadavre

Le pont : à Fribourg, il y a des ponts partout. C’est ce qu’on lui avait dit. Des ponts partout. À la Vignettaz, y’a aussi des ponts ? Il n’osait pas demander aux gens. Les gens sont bavards, à la Vignettaz. Et ils sont dedans. Personne dans les jardins, personne sous la charmille, personne pour cueillir des pommes sur les pommiers qui croulent sous le poids des pommes. Un pont : il était en quête d’un pont, parce que sous les ponts y’a de l’eau qui coule. Il marcha : Route de la Vignettaz, Route de la Gruyère, Route du Grand-Pré, Sentier du Gibloux, Route du Fort-Saint-Jacques, Sentier des Poteaux, Route de la Poudrière. Pas le moindre pont à faire sauter à la Vignettaz. Rebelotte : Sentier du Gibloux (bis), Route du Praz-des-Riaux, Route du Fort-Saint-Jacques (bis), continuer tout droit, Route du Fort-Saint-Jacques (Villars-sur-Glâne), pas de pont entre Fribourg et Villars, juste des panneaux pas tout à fait identiques, une police d’écriture différente mais le même nom, Route du Fort-Saint-Jacques.

Faute de pont, il chercha le fort. Mais chercher n’était pas son fort. Où est le fort ? À Fribourg ? À Villars-sur-Glâne ? Et sur la Glâne, il n’y aurait pas par hasard un pont ? Et le fort, il est où ? C’est fort de café, ça ! Route du Fort-Saint-Jacques pas le moindre fort ! Pas le moindre café non plus ! Pas un bistrot, pas un pont, rien. Des arbres. Des jardins. Bien cachées : des maisons. Chemin de Bethléem, Route Nicolas-Chenaux, Route de Villars. Un kiosque : fermé. Reprendre la Route de la Vignettaz à la descente. Pas un pont. Pas un bistrot. Des villas : coquettes. Propriété Privée. Attention au chien. Travaux. Interdit de jouer sur la place. Des voitures parquées à la queue-leu-leu. Des caméras de surveillance. Discrètes. Des pommiers. Des maisons de maître. Des chalets. Des balcons. Une camionnette arrêtée sur le trottoir. Pas un pont. Pas un bistrot. Il a soif. Pas une goutte d’eau. Pas un café. Rien. Sentier de la Vignettaz. Remonter : chemin de Bethléem. Il tourne en rond.

Une Migros. Terre ! Un tea-room. Il s’assied. Une serveuse – vingt-trois ans, monstre bien roulée, étudiante le reste de la semaine, on connaît la chanson – elle tourne en rond. Comme lui. Affinité. Tout nu, le café. Elle sourit. Avidité. Il n’y a pas grand monde. Juste la serveuse – monstre bien roulée, il se dit, vraiment monstre bien roulée – et lui, assoiffé. Quelques vieux. Et lui, assoiffé. Et elle, monstre bien roulée. Et nous. Il affabule. La serveuse – bien, vraiment bien, peut-être vingt-quatre ans, on ne doit pas demander leur âge aux dames – qui tournicote. Le tournis. Elle lui donne. Son café. Tout nu. Il imagine. Non. Lui poser une question : – Pardon, mademoiselle – elle sourit, elle n’est plus tout à fait demoiselle – je cherche le fort. Elle ne sourit plus : – Le fort ? Ce n’était pas la bonne question. Tant pis. Il s’empêtre : – Le Fort-Saint-Jacques. – La rue ? – Non, le fort. – Aucune idée. Elle s’en va tournicoter vers d’autres clients. Il faut boire son café avant qu’il ne soit froid. Mais pourquoi appeler une rue Fort-Saint-Jacques s’il n’y a pas de fort ? C’est un peu fort. Il rigole tout seul. C’est râpé pour la serveuse de vingt-cinq ans monstre bien roulée et tout ça : les types qui rigolent tout seuls, c’est des types louches, de ceux qu’on évite de croiser trop tard le soir.

Il tape sur l’appareil : Fort. Ça écrit : Fortnite. Qu’est-ce que c’est, Fortnite ? Une série ? Fortnite saison 6. Il continue à taper : Fort Sa. Voilà : Fort Saint-Jacques, Wikipédia. Pays : Canada. Région : Nord-du-Québec. Commune : Waskaganish. Coordonnées : 51°29’20’’N, 78°45’07’’O. Non.

Carte dressée en 1687 après la prise du Fort Saint-Jacques par les Français (bien loin de Fribourg).

Encore : Fort Saint Jacques Funchal. Madère. Non.

C’est beau, n’est-ce pas ? Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’océan à la Vignettaz.

Fort Saint Jacques Haïti. La perle des Antilles. Non.

De plus en plus beau, mais loin, trop loin, et saint, vraiment saint ?

Fort-Saint-Jacques Fribourg. 38 résultats : médecins, ophtalmochirurgie, ophtalmologie. Non. Historique/Situation : Une oasis de tranquillité non loin du centre-ville. Ce petit immeuble de sept appartements en PPE prend place sur une parcelle en déclivité de 1 253 m2. Non. Rodium GmbH, Moneyhouse. Non. Gicot Géotechnique, Maison & Travaux. Non. Teriasira, Fribourg Solidaire. Non. La ViaJacobi, rts.ch, Passe-moi les jumelles. Clic. Deux itinéraires. Ils prennent l’autre. Non. Groupe d’entraide, Parkinson Fribourg. Non. Aucune trace. Place nette sur le Net. Pas de fort à Fort-Saint-Jacques. Le café : froid. La serveuse – vingt-six ans, monstrueuse – partie. Lui : roulé. Ne plus jamais rien demander aux serveuses. Jamais. Mais coûte que coûte résoudre le mystère du Fort-Saint-Jacques.

Un coup de canon. Les clients affolés. Day off : éteignez les lumières. Sortez les bougies. Sortez. L’odeur de la pluie sur le goudron. Présage d’orage. Pourquoi être sorti ? Des gouttes de plus en plus grosses. Le gris du bitume toujours plus foncé. L’odeur toujours plus forte. Un second coup de canon. Tiré de Fort-Saint-Jacques. Apocalypse : now ! Il pleut. Route noire. On s’abrite comme on peut. Un homme dans un garage. Je peux ? Venez. Devant : le rideau d’eau. Déluge. Il faut reculer. Entrer plus profondément dans le bric-à-brac. Des vélos suspendus. Des cartons. Un établi. L’homme n’est plus là. Réfugié. Devant : le rideau. Le ciel : noir. Apocalypse. Bombardement. Fort-Saint-Jacques réveillé. Derrière : un piano électrique Bontempi system 5 Gt 709, une plaque de vélomoteur FR 734 vignette 1984, une tronçonneuse 550XP 45SN thermique Husqvarna, un four à micro-onde Miele De luxe M686, trois sacs poubelle bleus ville de Fribourg pleins à craquer, un dérouleur vert, un dérouleur rouge, un cageot Brasserie du Cardinal rempli de noix, une bouteille de Coca Cola vide, une clé à molette, un tapis d’Orient enroulé, un cadavre dedans, un cadavre de, un ca, un.

Devant : transpercer le rideau d’eau, courir sous le déluge, glisser sur les gouttières, arriver au bas de la rue : un porche. Cœur battant. S’abriter. Un cadavre, c’était bien un cadavre ? VILLA SOLE MIO 22. Police, un cadavre ! Un peu moins de pluie. Un éclair. Un cadavre ! Coup de canon. Fort-Saint-Jacques, au secours ! Un cadavre ! Le ciel se calme. Des vélos suspendus à un croc de boucher. Un cadavre, vraiment ? Regarder le torrent sur la route. Chemin de Bethléem. Une étable obscure. Un garage. Un cadavre ! La pluie a cessé. C’était sans doute une illusion. Trop d’imagination. Encore quelques grondements. Ciel plus clair. L’esprit ? Pas de cadavre. Trouver un pont. Trouver Fort-Saint-Jacques. D’où venaient les coups ? Tourner à droite. La route de la Vignettaz à nouveau tranquille. Les pommiers chafouins. Des branches au milieu de la chaussée. Des feuilles. Moins de vent. Marcher vite. Prévenir. Guérir. Un rayon de soleil. Il n’y a jamais eu de cadavre. Tous les tapis enroulés ne cachent pas des cadavres. C’était l’orage. La tension de l’orage. C’est fini. Calme-toi. Respire. Marche. C’est la Vignettaz, tu te souviens ? La charmille, les petits jardins pleins d’ombres, continue, pleins d’ombre et de parfums, c’est ça, chante, les souvenir bourdonnent sous les treilles, voilà, c’est mieux, il fait si bon, assieds-toi, rêver sur ton vieux banc, rêve, les vieux jardins abritent le bonheur, tout doux, dans le silence et la paix, dors, il faut, oui dors, il faut des fleurs, dors, rêve.

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