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Le mépris

Sur le parking de Polytype, l’immense parking, il ne reste que quelques voitures. Il est la preuve, ce parking, qu’à une époque, ça tournait, qu’il y avait du monde qui venait bosser. Polytype, une entreprise florissante, on disait ça, numéro un dans son domaine. Les gens du quartier ne savait pas trop ce que c’était que ce domaine, des machines, de l’emballage, quelque chose comme ça, mais quand même, travailler chez Polytype, c’était pas rien, ça formait des apprentis en veux-tu en voilà, des polymécaniciens, des automaticiens, des constructeurs d’appareils industriels, des logisticiens, des métiers d’avenir dont on ignorait ce qu’ils voulaient dire, mais sur le papier, un CFC de polymécanicien avec Maturité Professionnelle intégrée, ça en jette, ça ouvre des portes, ça en ouvrait, en tout cas, parce que le parking, le soir, c’est une immense plaine vide, morne plaine, qu’il disait l’autre, on a vu ça en matu, le barbu, il disait morne plaine et voilà que c’était là, morne plaine, le parking devant Polytype le soir, après la défaite.

À la grande époque, même le soir, c’était allumé, Polytype, parce que ça tournait à plein régime, pas le temps d’arrêter les machines, le carnet de commande était plein, alors on comptait pas les heures et si les chefs étaient contents, on avait une prime, parce l’argent coulait à flot, à la grande époque, chez Polytype, mais maintenant, le mot prime, ils savent plus ce que c’est, les chefs, parce que les chef d’ici, c’est plus vraiment les chefs, les chefs, ils sont en Allemagne, en Amérique, on sait pas trop où et bientôt, le parking vide, même ça, ça sera fini, on construira des immeubles, toujours des immeubles avec des surfaces commerciales et des bureaux où des types pianoteront sur des ordinateurs à longueur de journée dans des start-up branchées qui tiendront le coup deux ans, trois ans maximum, et qui fermeront sans avoir formé le moindre apprenti, sans que le moindre savoir-faire n’ait été transmis, parce que chez Polytype, à la grande époque, on en a transmis du savoir-faire, logisticien, polymec, tout ça, c’est pas des apprentissages au rabais, quatre ans que ça dure et tu passes pas la première année rien qu’à balayer, parce que chez Polytype on a – pour combien de temps encore ? – notre propre centre de formation, tu vois ça ailleurs, une entreprise qui peut – qui pouvait – se payer son propre centre de formation ? Alors, le parking de Polytype – allez vous faire voir avec votre Wifag, c’est depuis qu’on a été racheté que ça dégringole – tout vide, morne plaine, rien à faire, c’est à pleurer. Le fleuron de l’industrie fribourgeoise. Les politiques disent : le fleuron de l’industrie fribourgeoise. Ils versent une petite larme et hop le père Godel s’en va faire un petit tour en Inde tous frais payés par le contribuable – autrement dit bibi – et il te refile le bébé à des voyous de Calcutta qui rachètent le fleuron de l’industrie fribourgeois pour une bouchée de pain et ils le revendent à des consortiums qui te ferment tout le commerce – le fleuron, mon cul ! – en moins de temps qu’il en faut pour nos braves conseillers d’Etats pour se rendre compte que le dindon de la farce, c’est le brave constructeur que ça fait quarante ans qu’il bosse là et la gentille secrétaire qu’a même pas tiré une pipe au patron pour une augmentation, de toute façon, le patron, plus personne sait qui c’est.

Il fait nuit sur Polytype, désormais.

Le mépris. Voilà ce qu’ils pensent. Le mépris. Ils ne le pensent pas vraiment mais le mépris. Le travail bien fait : mépris. La formation professionnelle : mépris. L’avenir de nos jeunes : mépris. La vie sexuelle des secrétaires : mépris. Le mépris. Voilà tout. Alors de l’autre côté, aussi, le mépris. Les gros : mépris. Les politiques : mépris. Les patrons : mépris. Les journalistes : mépris. Gilet jaune ? Mépris. À quoi bon ? Chez Polytype, le mépris, c’est l’autre mot pour la fatalité. La révolte ? Mépris. On a encore du travail. On n’est pas si mal loti. Au moins, dans nos halles, il y a de place, et on a un grand parking, ça console, c’est mieux que rien.

Le mépris. Patricia n’en peut plus. Tous plus cons les uns que les autres. Le mépris. Voilà le mot qui lui vient. Le mépris. L’autre jour, à la télé, ils ont passé le film. Elle a essayé de regarder, Patricia, mais elle a eu de la peine à comprendre. Déjà au début, ils sont tout rouges. À poil, mais tout rouges. Brigitte Bardot toute rouge qui pose des questions à Picolo, non, pas Picolo, Piccoli, tout rouge lui aussi, tu vois mon derrière dans la glace, des questions comme ça, est-ce que tu aimes mes épaules et lui qui répond oui et tout d’un coup les voilà tout bleus et lui qui dit des adverbes en ment, genre puissamment, goulument, tu sens la jument, je sais plus trop, et en plus par-dessus ils ont mis des violons qui chialent, alors elle a zappé, Patricia, parce que de toute façon Michel voulait regarder le match, alors on a regardé le match. Deux à zéro pour Barcelone. Voilà. Soirée télé et après dans le lit, pas de lumière rouge, pas de lumière bleue, pas de questions à la con ni d’adverbes en ment, rien que Michel qui dit j’aimerais bien et elle qui dit pas ce soir demain je bosse et lui qui dit et alors et elle qui dit bon d’accord et lui qui dit si tu veux pas je veux pas non plus et plus de lumière du tout et Michel – il s’appelle aussi Michel, le type du film, Michel Piccoli, oui, je crois bien qu’il s’appelle aussi Michel – Michel qui ronfle et elle qui n’arrive pas s’endormir.

Le mépris. Pas pour Michel. Elle est bien tombée, avec Michel, Patricia, c’est un bon type, pas trop con, parce que les cons, c’est pas ça qui manque, toute la journée, il faut se les coltiner, les cons, et des cons de toute sorte, des jeunes cons et des vieux cons,

De toute façon, le temps ne fait rien à l’affaire.

des cons bien habillés, des cons pouilleux, et des connes aussi, beaucoup de connes, genre Brigitte Bardot mais aujourd’hui, vieille et conne, mais qui aime les animaux, alors ça compense : les bêtes, c’est moins con que les humains, elle se dit, Patricia, ça n’a pas de mépris, les bêtes, alors elle aimerait bien avoir un chien, mais Michel dit que c’est trop compliqué pour s’en occuper, un chien, qu’est-ce qu’il en sait, Michel, mais bon, dans un couple, il faut que les deux soient d’accord, alors tant pis pour le chien. Pour les enfants, ils étaient d’accord les deux, mais rien à faire, alors un chien, ça pourrait compenser, non ? Mais le problème avec les cons, comme il vient de dire, l’autre vieux con, c’est que ça pense, alors que les chiens, non, ça pense pas, ça compense, mais Michel, un chien, c’est exclu, alors ma fois tant pis, mieux vaut vivre avec Michel sans chien qu’avec un chien sans Michel, parce que son Michel, c’est con à dire, mais elle l’aime, Patricia, même s’il ne dit pas des adverbes en ment sous de la lumière violette comme l’autre Michel, mais bon, Patricia, t’as jamais été Brigitte Bardot, alors ton Michel à toi, ça te suffit, et même si des fois au lit t’as pas envie, mais le Michel, pour son âge, il assure, pas de blabla, de l’action, et ça lui plaît, à Patricia, ça, l’action sans blabla, et mine de rien, le Michel, c’est du solide, pas de la gnognotte d’intello qui cause qui cause et qui oublie que si tu t’es mise à poil, c’est pas pour faire de la philosophie.

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Caresse-moi

Elle lui sourit : « Les fleurs, est ce que ce ne serait pas pour moi, par hasard ? » Il rougit : « Pourquoi pas ? » Peut-être demain. Elle rêve : caresse-moi, caresse-moi. Le lendemain, rien n’a changé : elle est là, derrière son comptoir, et lui, il a les mains rugueuses et il est assis avec les autres. Il ne dit pas un mot. Il a l’air perdu dans ses pensées. Elle ne veut pas savoir à quoi il pense, ni à qui. Elle ne veut rien savoir de lui. Il n’avait qu’à pas acheter des fleurs pour une autre. Elle a envie de crier : caresse-moi, caresse-moi. Mais il a le cœur aussi rugueux que les mains. Il a fini sa pause et il s’en va, sans un regard. Comme d’habitude. Sur la balustrade du balcon, elle se dit non, il n’en vaut pas la peine, et elle rentre. À la télé, il y a Cauchemar en cuisine. Elle fait réchauffer des pâtes au micro-onde.

Elle rêve : un petit village au bord de la mer. Une colline, une plage. Fini Beaumont : belle colline. Et la mer. La Manche. À la jumelle, on devine l’Angleterre. L’immeuble ? Une maison. Elle a toujours rêvé d’habiter dans une maison. C’est bête, un rêve comme ça. Habiter dans une maison. Pas un immeuble. Une maison dans un petit village au bord de la mer. Lui, bien sûr, il serait là aussi. Au garage. Il bichonnerait la voiture. Et le bateau. Au bord de la Manche, les gens ont des bateaux. Ils les sortent quand le vent s’apaise. Le reste du temps, ils sont dans leur maison, les gens du bord de mer. Une petite maison. Un nid douillet. Elle et lui dans un nid douillet.

Ce serait chouette, le bord de mer (qu’il chantait, Arno).

Elle rêve. Il fait chaud. Elle ouvre la fenêtre : l’immeuble d’en face. Un mur. Elle fume sur le balcon. Une seule fenêtre éclairée sur le mur d’en face. Elle se demande : qui ?

Il est assis sur son balcon et il regarde. Il fait chaud. Il regarde la nuit. La nuit de Beaumont. Une nuit où les étoiles qui s’allument, ce sont les gens qui vont pisser. La lune ? Rectangulaire, avec le nom de l’entrepreneur écrit de dedans. Antiglio : bâtisseur de lune. En face, la lueur d’une cigarette. Autre étoile. Mort de l’étoile. La lumière derrière ne s’éteint pas. Elle a fini – pourquoi elle ? – de fumer, mais elle reste sur le balcon. Dedans, il fait trop chaud. Ils sont deux, seuls dans Beaumont, seuls sur leur balcon. Il faudrait tendre un fil, comme ils font pour le linge dans les villes du sud. Pierrot et Colombine. Ouvre-moi ta porte-fenêtre. Il sourit tout seul dans la nuit. Lève la tête. Pas de lune. Seulement le clignotement des avions. S’en aller. Il pourrait. Mais on est bien, seul dans la nuit sur son balcon à rêver d’un autre Beaumont.

Et en plus, il neige.

Au lever du jour, tout a été repeint en rose, les immeubles, les voitures, les lampadaires, la vie.

Pour peu, on entendrait la trompette de Louis Armstrong.

Dans les armoires : des pantalons roses, des chemises roses, des vestes roses. Beaumont tout en rose demain matin. Rosée du matin. Les gens – il préfère au fond qu’il fasse noir – ne souriraient pas. Ils chercheraient à comprendre. Les gens veulent toujours chercher à comprendre. Et très vite – une semaine ? un mois ? – tout redeviendrait gris. Et lui, qui préfère le noir au gris, il continuerait à vivre la nuit, sur son balcon, pour regarder s’allumer une à une les étoiles de ceux qui ont la vessie en forme de lanterne.

Il fait jour : elle le regarde dormir. À quoi rêve-t-il ? Elle s’en fout. De toute façon, c’est rien qu’un bon à rien. Il passe ses nuits dehors. Pas à courir la gueuse, non. Il est là, dehors, juste à côté, à trois mètres d’elle, debout sur le balcon, et il regarde dans le vide. Elle a renoncé depuis longtemps à comprendre. Il rêve la nuit et il dort le jour, c’est tout ce qu’il est capable de faire. Comment voulez-vous gagner votre vie comme ça ? Alors, c’est elle qui bosse. Lui, n’a pas beaucoup de besoins. Il mange à peine. Il ne boit pas. Un lit et un balcon, ça lui suffit. Mais elle… Elle a l’impression de vivre seule mais il est là. Elle aimerait bien qu’il s’en aille, mais rien à faire, il est là, sur le balcon. S’il partait, il y aurait d’autres hommes qui viendraient. Elle aurait une vie. Des fois, elle se dit que. Non, on ne peut pas penser comme ça. Il est debout sur le balcon. Il se penche un peu trop. C’est le sixième étage. Il n’y aura pas besoin de pousser beaucoup. De toute façon, qu’il soit là ou pas, qu’est-ce que ça change ? Ça empêche juste d’autres hommes de venir. Au moins un. Parce qu’entre ses jambes à lui, il n’y a plus rien. C’est pas qu’elle soit portée sur, mais de temps en temps, vous comprenez, ça peut pas faire de mal. Ça n’a pas toujours été comme ça. Au début, il, mais voilà, maintenant il passe ses nuits sur le balcon et elle se ruine la santé à bosser pour deux. Et en plus, le boulot, demain, c’est peut-être fini.

Employée de commerce chez Wifag qu’elle est. Wifag, c’est Polytype. Une cinquantaine de gens virés chaque année, des fois plus, jamais moins. Usine bientôt fermée. Des machines qui coûtent cher et les travailleurs aussi, trop chers. Des machines pour imprimer en couleur sur les gobelets de yogourt. De la mécanique qui fonctionne toute seule dans ces grandes halles où deux ou trois types – les deux ou trois qu’elle voudrait bien, à la place de, et eux aussi, ils voudraient bien, elle n’est pas vieille, pas encore, moins que quarante c’est encore jeune, et secrétaire, tout de suite ça enclenche la machine à fantasmes chez ces mécanos désœuvrés qui n’ont rien d’autre à foutre que tourner autour de ces machines pour s’asssurer qu’elles ne tombent jamais en panne – deux ou trois types qui passent devant son bureau et qui lui sourient, voilà tout ce qui se passe chez Wifag-Polytype. Gérald. Marcel. Jacques.

Ces machines qui tournent et qui tournent et ces types qui tournent et qui tournent autour des machines, ça la rend folle.

Mais à Wifag-Polytype, on n’a pas le cœur à fricoter, on se dit que mieux vaut pas, on passera pour quoi après ? Le travail, se concentrer sur le travail, même quand il n’y en a pas, donner aux chefs l’impression qu’on n’a que le travail en tête, parce que sinon, on sait ce qui se passe, un matin, t’es convoqué et tu ramasses tes clics et tes clacs, c’est comme si t’avais jamais travaillé ici, au revoir bonne nuit, parce que t’as regardé de trop près dans le décolleté de la jolie secrétaire mais qu’est-ce que t’y peux, toi, si elle a une paire de nibard que, mais tais-toi, mon bon Gérald, tu dois penser au travail, rien qu’au travail, de toute façon elle est mariée et toi aussi, alors ton boulot, rien que ton boulot, contrôler si la machine à imprimer en couleur sur les gobelets de yogourt fonctionne, graisser, huiler, écouter si ça grince juste un peu comme ça doit, signaler aux spécialistes la moindre anomalie, parce qu’une panne qui dure, c’est la production qui s’arrête, alors bien sûr, souvent, la production s’arrête toute seule, parce que le carnet de commandes, mais justement quand ça tourne, il faut que ça tourne, alors les nichons de la secrétaire, tant pis, juste en coup d’œil en passant, un petit sourire, Marcel qui te raconte que lui il a mais il raconte que des bobards, Marcel, et Jacques qui dit rien mais fait comme si lui aussi comme Marcel alors que non plus, de toute façon, c’est les cadres qui se choppent les secrétaires, pas les mécanos, c’est bien connu, les types en cravate, pas les types en bleu, même si chez Wifag-Polytype, même les types en cravate, ils ont pas le temps de penser à la bagatelle, parce que ça se voit bien qu’eux aussi, ils ont des soucis, rapport au carnet de commandes, encore lui, le carnet vide, demain peut-être on ferme et fini la cravate, fini les gobelets de yogourts, fini les nichons de la jolie secrétaire qu’on mâte en douce en se disant que peut-être bien que mais bon les cadres en cravate eux aussi ils sont mariés, ils ont des gosses et tout et tout et surtout qu’est-ce que vont penser les chefs, parce que c’est pas eux les chefs, on sait pas trop qui c’est les chefs, des types en Allemagne ou à Berne ou en Inde, des types qu’on voit jamais, mais ce qu’on sait, c’est que chez Wifag-Polytype, c’est peut-être la crise, mais ça reste du travail bien fait, de la mécanique de précision, de l’impression haut de gamme, de l’emballage solide, la qualité suisse, qu’ils disent, bientôt complétement délocalisée en Chine, la qualité suisse, ou en Roumanie, la qualité suisse, mon cul la qualité suisse, mais voilà, la qualité roumaine, ça la fait pas, alors on garde le mot, la qualité suisse, et on délocalise, en attendant que la qualité chinoise, ça veuille dire quelque chose parce que pour le moment la seule qualité qu’ils ont, les Chinois, c’est de nous piquer notre boulot. Tant qu’ils nous piquent pas nos femmes et nos secrétaires à gros nichons, ça va encore, se disent les mécanos et les cadres en cravate, mais ça va pas tarder, parce que la délégation de niakoués, l’autre jour, on a bien vu comment qu’ils l’ont reluquée, cette salope de secrétaire. Ils en avaient les yeux tout débridés.

C’est pas seulement la nuit, qu’il est vide, le parking de Polytype.

Et elle au milieu de ces vies d’hommes, elle au milieu de ces regards d’hommes, elle sans homme ailleurs que sur le balcon, elle derrière l’ordinateur, elle qui sent bien que tous ces hommes, elle qui se dit mais allez-y, putain, elle putain, pourquoi pas, n’importe qui ça vaut mieux que l’autre sur le balcon, Gérald, Marcel, Jacques, les cadres en cravate, n’importe qui mais pas lui, mais non, ils mâtent, ils sourient bêtement, et rien, #MeToo qu’elles disent les autres, les harcelées, les sifflées dans la rues, les violées, #MeToo qu’elles se plaignent et #MeQuedalle, alors quoi, faire du rentre dedans ? Passer pour une traînée, non merci, ce qu’elle veut, c’est pas devenir la pute de Polytype, non, ce qu’elle veut, c’est qu’il y en ait un, un seul, juste un, Gérald, Marcel, Jacques, Justin, un cadre en cravate, le grand chef, le facteur, juste un qui la défonce rien qu’une fois, parce que voilà, elle rêve de se faire défoncer, parce que l’autre, là-bas, le dormeur, rien, #MeMou, alors une bonne bite, elle dirait pas non, une bonne bite dans le cul, ça vous choque, #MePas, parce que c’est du gâchis, #MeMolette, elle sait que c’est du gâchis, elle a un corps fait pour qu’on lui foute, elle a vu des pornos, elles sont pas mieux qu’elle, les filles des pornos, alors oui, elle rêve de se faire démonter par Gérald, par Marcel, par n’importe lequel des pignoufs qui traînent dans le coin, parce qu’une femme, de temps en temps il faut qu’elle dérouille, c’est comme ça, et elle, elle rouille, parce que l’autre, il rêve à la lune mais sa lune à elle, il s’en tape, alors un de ces matins, elle va te l’attraper, le Gérald, et il aura pas le temps dire ouf qu’elle lui aura bouffé la chose, parce que oui, les secrétaires, c’est toutes des salopes, à condition que vous leur montriez que vous en avez dans le pantalon, mais ici, c’est tout dans la tête et rien dans le froc, alors quoi, se casser pour de bon et aller allumer d’autres types plus débrouilles sur des plages en bord de mer ? Ce qu’elle veut, c’est vivre, juste vivre.

Tu marcherais sur la plage et tous ils baveraient comme Patrick Coutin, voilà ce que ce serait, vivre.

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Morts de Beaumont

Qu’entendent-ils, les morts, quand ils marchent ? Qu’entendent-ils, les sans-oreilles ? Quel est ce sifflement que n’entendent pas les vivants ? Pourquoi le son des voitures est-il soudain si étouffé ? Une cloche sonne. Un démon crie. Et toujours ce sifflement. Beaumont comme rapetissi, Beaumont dans une bulle, Beaumont qui s’époumone sous un coussin, Beaumont sans souffle.

Des pas. Fuir ? On se cogne contre la vitre. Les habitants – vivants ou morts c’est pareil – sont enfermés dans une boule : leur crâne. La ville qui marche s’arrête au seuil de leur front. Les habitants – tous déjà morts – sont assis sur leur lit, nus, seuls, prisonniers dans leur crâne. Ils cherchent – les morts – à faire cesser le sifflement. Le sifflement, c’est l’enfer. Les habitants – vivants ou morts – restent confinés dans leur crâne.

Il ressemble à un immeuble en cage, le crâne de morts de Beaumont.

Beaumont sans ses habitants : des boîtes écroulées, des échafaudages qui s’effondrent. le craquèlement de l’asphalte. Les arbres ont gagné. Quelques hiéroglyphes illisibles : OSSERI, WLYPN, DWEH, YTY. Le cri du corbeau. Des renards. Des écrans qui parfois, de plus en plus rarement, s’allument. La ville de demain : la forêt. Des ossements assis sur des lits désossés. Des crânes. Beaumont sans voitures : ferrailles rouillées, caoutchouc fondu, cuirs pourris. Bientôt : le désert. La ville : une respiration entre deux déserts.

Pourquoi sont-ils partis ? Un soir, ils se sont tous assis sur leur lit, nus, seuls, et ils sont restés ainsi, seuls et nus pour l’éternité. Une armée d’hommes nus, une horde de femmes nues, tous assis, toutes assises sur leur lit, immobiles, figés, raides. Pourquoi cela ? Une armée de gens enfermés dans leur crâne. Pourquoi cela ? La ville s’en fiche. Elle respire. Elle s’est libérée de leurs fers. Mais pourquoi, ce soir-là, sont-ils restés ainsi, figés, nus, seuls et raides sur leur lit ? Pourquoi cela ? Personne pour répondre à une question que personne – ni les morts ni les vivants – ne se posera plus. Pourquoi cela ? Parce que c’est ainsi, un jour, tout se termine, on allume sa clope pour rien, on enfile sa veste pour rien, nos lèvres se touchent pour rien, on ouvre une armoire pour rien, on se rase pour rien, on fait le signe de la croix pour rien, on mange une mandarine pour – non, cela ne se peut pas – on mange une mandarine parce que c’est la Saint-Nicolas, parce qu’on a décoré le balcon avec de jolies guirlandes qui clignotent, on est la première à avoir décoré le balcon, ça fait plaisir quand on rentre le soir de voir son balcon illuminé, ça rend fière d’être la première, alors on mange une mandarine parce que c’est l’ambiance de Noël et que ça fait du bien de penser à Noël, même si dans cette mandarine il y a des pépins. Elle les recrache. Ça n’est pas grave. Ça fait partie du contrat. À la Saint-Nicolas, on mange des mandarines avec des pépins, ça n’est pas pour rien qu’on mange des mandarines, c’est parce qu’on vit, parce que Beaumont, c’est peut-être des immeubles un peu moches, mais on y vit comme partout ailleurs, pas pour rien, pour le plaisir de vivre, pour le plaisir de se maquiller, pour le plaisir de s’asseoir à son bureau, pour le plaisir de se regarder sans rien se dire, pour le plaisir de pleurer, pour le plaisir de tapoter sur son smartphone, pour le plaisir de leur passer une lavette sur la figure, parce qu’à Beaumont, avant les morts-vivants, il y avait – souvenez-vous, ça n’est pas si vieux, c’était hier, ou demain, je ne sais plus – des enfants qui jouaient sur le gazon.

Le balcon avec la guirlande : dernier signe de vie dans Beaumont.

Souvenez-vous : le dimanche après-midi, les familles – il y avait des familles, à Beaumont, il y en a toujours, paraît-il – sortaient des immeubles et faisaient le tour du quartier, puis elles rentraient déprimer à la maison parce que c’est dimanche soir, et que le dimanche soir on déprime, alors on allume la radio et on se branle sans plaisir couché dans son lit

– on écoute en boucle cette chanson d’Yves Jamait qui dit caresse-moi, caresse-moi mais on reste tout seul avec ses caresses –

et on cherche ses lunettes et on dort et le lundi matin on noue sa cravate et on fait des pompes et on sourit à son miroir et on l’enlace – la chanson, même le lundi matin, encore et toujours caresse-moi, caresse-moi, mais on ne caresse pas les morts – puis on laisse tomber sa tartine sur le sol et on balaie et on est assis sur son lit et on ne bouge pas, nu, seul, raide, et on crie carresse-moi carresse-moi et on est mort, mort pour de bon.

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Ils marchent

Il marche. Tout droit.

Il se prénommerait Claude ou François et porterait un costume qui ressemble à l’uniforme de parade de la Landwehr.

Il aimerait faire des détours, prendre des chemins de traverse. Mais à Beaumont, il n’y a pas de chemins de traverse. Tout est à angle droit, à Beaumont, les routes, les immeubles, les pensées. Il pense à peine. Pourquoi a-t-il acheté ces fleurs ? Comme ça, parce qu’il aime les fleurs. Pour personne. Pour lui. Le voilà au pied de son immeuble. Il pèse sur le bouton de l’ascenseur. Il a l’impression que c’est un premier rendez-vous. Il ouvre la porte : l’appartement en désordre, le canapé, la télé. Il jette les fleurs à la poubelle. Raconter son histoire ? Rien à en dire : il démonte des pneus, les remonte, en démonte d’autres, c’est tout. Pas de quoi pondre un roman. Lui aussi n’est qu’une silhouette. Il est assis sur son lit. Nu. Il pense que ce n’est pas une vie de démonter et remonter des pneus et c’est tout. Mais c’est quoi, une vie ? Il n’aurait pas dû acheter des fleurs. Il est assis sur son lit. Nu. Un homme nu assis sur son lit. Un bel homme nu assis sur son lit. Un bel homme nu assis seul sur son lit. C’est tout.

Elle marche. Tout droit.

Elle marche comme sur un fil (on pourrait l’appeler Camille).

Pas de détour, pas de chemins de traverse. À Beaumont, il n’y a pas de chemins de traverse. Tout est à angle droit, à Beaumont, les routes, les immeubles, les pensées. Elle pense à peine. Pourquoi a-t-il acheté des fleurs ? Comme ça, parce qu’il aime les fleurs ? Pour personne ? Pour lui ? Elle est au pied de son immeuble. Elle pèse sur le bouton de l’ascenseur. Elle pense : un rencard ? Elle ouvre la porte : l’appartement bien rangé, le canapé, la télé. Elle jette ses pensées à la poubelle. Raconter son histoire ? Rien à en dire : elle vend de l’essence, des surgelés, des expressos, c’est tout. Pas de quoi pondre un roman. Elle aussi n’est qu’une silhouette. Elle est assise sur son lit. Elle pense que ce n’est pas une vie que de vendre de l’essence, des surgelés, des expressos et c’est tout. Mais c’est quoi, une vie ? C’est acheter des fleurs, une vie. Il est assis sur son lit. Nu. Un homme nu assis sur son lit. Un bel homme nu assis sur son lit. Un bel homme nu assis sur son lit à elle.

Tout le monde marche. Tout droit.

Et tout le monde marche sur les pieds de son voisin (ou alors son nom, ce serait Giani).

Pas de détour, pas de chemins de traverse. À Beaumont, il n’y en a pas. Tout est à angle droit, les routes, les immeubles, les vies. Personne ne pense. Personne ne s’offre des fleurs. Tout le monde est au pied de son immeuble, pèse sur le bouton de l’ascenseur et ouvre la porte : l’appartement, le canapé, la télé. Raconter l’histoire de tout le monde ? Trop à dire. Mille romans. mais mille romans qui ne seraient composés que de silhouettes : des silhouettes assises nues sur leur lit qui pensent à d’autres silhouettes assises nues sur leur lit qui pensent à d’autres silhouettes qui ainsi de suite jusqu’à l’arrivée des bulldozers et des pelleteuses.

Beau mon soleil. Solariums vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Beau mon soleil : belle ma lune. Plus belle la vie. On dirait le sud. Le sud en conserve. On arrive en veste d’hiver. On enlève tout. On se couche dans un sarcophage et on essaie de s’imaginer qu’on est à la plage.

Camille et Giani ne marchent plus. Ils ont trouvé un lieu où s’allonger (à Beau mon soleil, t’es en pleine ville, en face de chez Meuwlypneus, et t’es à l’autre bout du monde, je mens pas, j’ai piqué la photo sur leur site.)

On feuillette des magazines. Celui-ci divorce, celle-là boit, ceux-ci se déchirent sur l’héritage. On se dit qu’on est mieux là où on est et on se retourne pour se bronzer aussi le dos. On écoute de la musique. Playlist salsa, bossa nova, rumba, pour faire genre. Genre quoi ? T’es tout seul dans une boîte et tu essaies de ne penser que ça ressemble à un cercueil. Tu te tournes et tu te retournes comme une tranche marinée sur un barbecue. Tu as pris un livre. Tu bouquines. Un meurtre mystérieux. Un commissaire bourru. Une sorte de secte. Ça se passe dans le nord, genre en Suède. Ou en Islande. C’est toujours la même histoire. Sur les plages, au sud, en Grèce ou aux Maldives, tout le monde lit des polars nordiques, et même ici, dans ce faux sud de carton à chaussures, tu lis un polar nordique. Et si à Beaumont, tu en racontais aussi un, de polar nordique ?


Des fleurs dans la poubelle

Une enquête du commissaire Bjorklundson

Mais pourquoi a-t-il acheté ces fleurs ? Elle le suit. Il marche. Tout droit. Elle aimerait faire des détours, prendre des chemins de traverse. Mais à Beaumont, il n’y a pas de chemins de traverse. Tout est à angle droit, les routes, les immeubles, les pensées. Elle pense à peine. Pourquoi a-t-il acheté ces fleurs ? Il est au pied d’un immeuble. Il pèse sur le bouton de l’ascenseur. Elle a l’impression que c’est un premier rendez-vous. Le commissaire Bjorklundson ouvre la porte : l’appartement en désordre, le canapé, la télé. Des fleurs dans la poubelle. Quelle histoire cela raconte-t-il ? Cela ne raconte rien, du moins pas de quoi pondre un polar nordique. Le cadavre est assis sur le lit. Nu. Le commissaire Bjorklundson pense que ce n’est pas une vie que de contempler des cadavres nus assis sur des lits. Mais c’est quoi, une vie ? Pourquoi ce cadavre est-il assis sur ce lit ? Et pourquoi est-il nu ? Un homme nu assis sur son lit. Mort. Un bel homme nu assis sur son lit. Assassiné. Un bel homme nu assis seul sur son lit. Pour l’éternité. Sombre histoire. Pensif, le commissaire Bjorklunson s’alluma une cigarette.


Elle referme le bouquin. Toujours la même histoire. Elle reste debout devant le solarium, nue. Elle essaie de voir si elle est plus bronzée que la dernière fois mais n’en a pas l’impression. Il faudrait venir plus souvent mais il paraît que c’est cancérigène, le solarium, alors elle se rhabille et elle sort dans le froid. Elle marche. Tout droit. Elle aimerait faire des détours, prendre des chemins de traverse. Mais à Beaumont…

Un carrefour, est-ce que c’est une sorte de chemin de traverse ?
Si tu veux à tout prix un chemin de traverse, ce n’est pas un polar nordique qu’il te faudrait écrire, c’est une histoire de sorciers, Harry Potter et prisonnier de Beau mon soleil.
Ou alors tu écrirais une histoire de zombies qui marchent dans les rues de Beaumont.

Les morts marchent. Tout droit. Pas de chemins de traverse pour les morts. Ils marchent. Tout droit. Ils marchent à travers les murs, ils croisent des hommes assis sur des lits, des hommes nus assis sur des lits et des femmes nues assises sur des lits et ils se demandent ce que ces vivants font assis, les morts, eux, marchent couchés. Beau mon soleil. Les morts couchés dans les solariums ont les os désespérément blancs. Le soleil ni la mort ne se regardent fixement. Ils n’ont plus de regard, les morts. Ils marchent dans les rues de Beaumont, dans les immeubles, dans les ascenseurs, dans les appartements en désordre, dans les chambres à coucher où les vivants sont assis, dans les carrosseries, dans les stations-service, ils marchent, les morts, dans Meuwlypneus, dans le local des tambours de la Landwehr, dans Polytype, partout ils marchent, les morts, et ils sont plus nus que les hommes nus et plus seuls que les plus seuls des vivants, et ils marchent, les morts, seuls, pour l’éternité.

Et moi qui marche seul, suis-je encore vivant ?
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Des pneus, des fleurs

Des pneus

Chez Meuwlypneus, on est spécialiste de tout : voiture, moto, scooter, poids-lourd, agricole. C’est du moins ce qui est écrit. En vrai, on change surtout des pneus de bagnoles. Pneus d’hiver en octobre, pneus d’été en avril. Deux mois de folie, puis la routine. Pneus crevés. Pneus lisses. Pneus rafistolés. Goodyear. Michelin. On est spécialiste de tout, chez Meuwlypneus. Ça sent la gomme, chez Meuwlypneus. Ça pue le caoutchouc, chez Meuwlypneus, qu’ils disent les autres, mais quand on bosse chez Meuwlypneus, la gomme, le caoutchouc, on est dedans jusqu’au cou et ça fait drôle quand ça sent autre chose, c’est notre odeur familière, la gomme, une odeur repère, comme celle des croissants au beurre pour un boulanger et celle de la tomate en tube pour un pizzaiolo. Il y aussi l’huile, comme odeur, on baigne dans l’huile, chez Meuwlypneus, l’huile sur les mains, la sueur, les gaz d’échappement, parce qu’on n’a beau ne s’occuper que de pneus chez Meuwlypneus, tout autour de chez Meuwlypneus, il y a des bagnoles, des bagnoles et des bagnoles, ou alors des motos, des scooters, des poids-lourds et des véhicules agricoles.

Bref, chez Meuwlypneus, comme chez Sanseverino, c’est l’embouteillage permanent.

Elles s’arrêtent à la station eni pour faire le plein, les bagnoles, et depuis l’atelier, quand on lève la tête, on devine le bal des voitures qui s’arrêtent pour faire le plein à la station eni, on devine des gens qui sortent des voitures, qui regardent le prix sur la colonne, qui grimacent, qui choisissent sans plomb 95 ou diesel, qui attendent que ça fasse clic, qui se dirigent à petit pas vers le shop, qui ressortent un peu plus vite qu’ils ne sont entrés, qui redémarrent et qui sont déjà partis. Parfois, on lève la tête un peu plus longtemps, mais jamais au mois d’octobre ni au mois d’avril, on n’a pas le temps, seulement en été, quand les filles dans les voitures… C’est pas qu’on est là pour mâter, c’est pas qu’on est des pervers ou quelque chose comme ça, chez Meuwlypneus, c’est que des fois on n’a pas grand-chose à faire, alors les jolis brins de filles qui viennent faire le plein, on ne peut pas s’empêcher de… Puis on regarde nos mains. Et on renifle l’odeur. Et on se dit que.

Non monsieur, on ne fait pas les pneus de vélo, on a des principes chez Meuwlypneus.

Des fleurs

Elle passe son temps à leur demander s’ils ont pris de l’essence et à quelle pompe, merci monsieur, merci madame, au revoir bonne journée. Ils sont tous pressés. Sauf les types de chez Meuwlypneus à la pause de neuf heures. Et encore, en octobre et en avril, même eux c’est vite un express en vitesse, alors qu’elle, toute la journée, elle attend, elle reste plantée derrière sa caisse et elle attend. Elle tipe, elle dit bonjour, elle dit le ticket, elle dit merci, au revoir, et elle attend le client suivant, bonjour, le ticket, merci, au revoir, au suivant, bonjour, merci, au revoir, au suivant, le ticket, au revoir, au suivant, au suivant, elle attend le client suivant, bonjour, au suivant, au revoir, au suivant, elle attend le suivant, au suivant.

Brel, bien sûr, encore une de ces chansons qui t’obsèdent.

Des fois, en été, quand il n’y a pas grand monde, elle écoute la conversation des types de chez Meuwlypneus et elle ne peut s’empêcher de les regarder, ces types, surtout le nouveau, un grand basané musclé qui commente chaque nana qui entre dans la boutique. Elle, bien sûr, il ne la commente pas. Ça vaut mieux. C’est qu’il est pénible, le grand basané. Il y a toujours quelque chose qui cloche, un bout de fesse en trop, un bout de sein en pas assez, un double-menton, une moustache, alors elle, à son âge, vous pensez bien que s’il se mettait à dire des choses, ça serait pas joli à entendre, parce que le grand basané, il peut avoir quel âge, vingt-cinq, trente ans à tout casser ? Et elle ? Mieux vaut se taire et attendre le suivant. Ce soir, dans son lit, elle pensera à lui, au basané de chez Meuwlypneus. C’est son secret. Son rêve. Ce qui fait qu’elle se lève le matin. Et puis, il y a pire, comme boulot. Dedans, ils ont tout refait en clair avec des photos en couleurs affichées partout : des fruits, des légumes, du pain, un salami qui fait envie, une brique de lait, des surgelés, c’est pas de l’art, mais ça met de la vie, et puis on a de la compagnie, les gens viennent acheter des cigarettes, bonjour, des tribolos, le ticket, des fleurs, merci, pour offrir à leur copine, au revoir.

Alors ce jour-là, quand le grand basané est venu et qu’il en a acheté, des fleurs, ça lui en a foutu un coup, parce qu’on la lui fait pas, les fleurs, c’est parce qu’il y a une madame grand basané, une grande basanée comme lui, une de ces jolies nanas qui viennent faire le plein ou une de ces coureuses qu’on voit passer mais qui ne s’arrêtent pas, une salope, elle ne peut pas s’empêcher de penser ça, une salope. Ou alors les fleurs, c’est pour sa maman, oui, sûrement que c’est pour sa maman, d’ailleurs je pourrais avoir l’âge de sa maman, ou alors, ces fleurs, c’est pour moi, il va revenir tout à l’heure pour me les donner, quand les autres seront partis, parce que c’est un grand timide, le grand basané, il n’ose pas, mais mieux vaut ne pas te faire d’illusions, ma pauvre vieille, c’est pour une grognasse qu’il les achetées, ces fleurs. Si c’était pour toi, il les aurait achetées ailleurs, ces fleurs, non, ton grand basané, tu peux oublier qu’un jour il comprenne que tu, enfin, voilà, tu sais bien que c’est pas un mec pour toi, mais à quoi tu peux t’accrocher d’autre ? C’est quoi, ta vie ? Sourire à des inconnus toute la journée, bonjour, passer la serpillère, merci, soupirer devant un type, le ticket, qui démonte des pneus en attendant qu’il te démonte toi, au revoir. Pas très glamour, ta vie, ma vieille. Non, vraiment pas glamour.

Il pourrait au moins t’acheter des bonbons, le grand basané, rien que ça, tu serais heureuse.
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Beaumont s’éveille (romans que je n’écrirai pas)

Il est six heures, Beaumont s’éveille. Un à un, des carrés de lumière naissent aux immeubles encore noirs. Des hommes, des femmes, des enfants se douchent, se lavent les dents, se tirent vite en vitesse un petit café, se retournent dans leur lit, ont perdu la clé de la voiture, préparent des sandwichs pour la récré.

Saisir ces silhouettes, dire ces ombres chinoises, ouvrir les fenêtres du calendrier de l’Avent : elle allume sa clope – pourquoi est-ce à nouveau Caroline qui surgit en premier ? – sur le balcon, il enfile sa veste, leurs lèvres se frôlent, elle ouvre une armoire, il se rase, il fait le signe de la croix, elle mange une mandarine, elle se maquille, il est assis à son bureau, ils se regardent sans rien dire, elle pleure, il tapote sur son smartphone, elle leur passe une lavette sur la figure, il se branle dans son lit, il cherche ses lunettes, elle dort, il noue sa cravate, elle fait des pompes, elle sourit à son miroir, il l’enlace, il laisse tomber sa tartine par terre, elle balaie, il est assis sur son lit et il ne bouge pas, elle le regarde dormir, il passe le fil dentaire entre ses molaires, elle prend ses médicaments, il tête son sein, elle ouvre le robinet, il meurt, il lui sert la main, elle se torche le cul,

il la bat, il dort encore, elle titube, il pleure, ils font l’amour, elle range les tasses dans le lave-vaisselle, il fait les cent pas, elle lit, elles éclatent de rire, il claque la porte, elle le regarde s’en aller, elle se retrouve seule, elle lui téléphone : Viens. Il a fini de se raser. Il dévale l’escalier. Il est là. Elle lui sourit. Je t’aime. Elle dit : Pas maintenant. Il lui sourit : Demain. La voiture s’éloigne. Elle la regarde s’en aller en fumant sa clope sur le balcon.

Il faudrait maintenant zoomer, saisir l’une de ces micro-histoires au hasard (mais il n’y a jamais de hasard, on choisira la silhouette la plus saisissante, celle qui fait écho, celle qui se refuse à rester dans l’ombre), il faudrait donner un nom à cette sihouette (mais refuser Caroline et refuser Sébastien), il faudrait lui donner vie, lui donner voix, raconter son enfance, ses amours adolescentes, ses déboires conjugaux, ses tragédies intimes, ses manies, ses délires, ses failles, il faudrait – il faudra, on y vient – laisser naître du chaos de Beaumont tout un roman, ou mille romans à l’intérieur d’un même immeuble, La vie mode d’emploi route de la Veveyse.

Il noue sa cravate. Tous les matins, c’est la même histoire. Il doit s’y reprendre à deux, à trois, à quatre reprises avant que cela ne lui convienne. Bientôt, ça se fera machinalement, il espère, bientôt, il saura, mais pour l’instant il lui faut beaucoup de concentration pour que le nœud soit correct, un nœud simple, chaque chose en son temps, quand il saura bien, il essaiera le nœud double, mais là voilà, je crois que c’est bon, ça ira comme ça. Il ne fait pas de bruit. Il ne faut pas qu’elle se réveille. Il ne l’aime pas au petit jour. Le reste de la journée non plus, il ne l’aime pas, c’est comme ça, il ne l’aime plus. Mais. Il a enfilé son veston. Il ferme la porte. Il s’en va. Ce n’est pas cette histoire-là qu’il faut raconter. C’est une histoire qui continuera ainsi encore longtemps. Il ne lui dira rien. Elle croira que. Il trouvera la nouvelle secrétaire charmante. Mais. Ce serait trop compliqué, tu comprends ? Il nouera sa cravate de plus en plus vite et il pensera à d’autres nœuds. Là non, il n’ira pas jusqu’au bout, il sera tenté, bien sûr, mais il n’osera pas, ce serait mal, mais renonçons à ce triste roman qui m’ennuie avant même que je l’écrive.

Il tête son sein. Non, là non plus, il n’y a rien à raconter. C’est un bébé. Laissons-lui une chance. Il se branle dans son lit. Non plus. Il est seul. Il n’a pas trouvé l’amour. Il pense à une vague collègue qui lui a souri la veille. Ça n’ira pas plus loin. Demain, il se branlera dans son lit en pensant à une autre collègue. Elle dort. À quoi rêve-t-elle ? Elle ne rêve pas. Rien à dire non plus. Certaines silhouettes sont destinées à rester pour l’éternité des silhouettes. Elle prend ses médicaments. Elle mourra quand même. Il n’y a rien à dire non plus. Il l’enlace. Elle le repousse. Pourquoi tu ? Même histoire que tout à l’heure, sauf que c’est elle qui ne l’aime plus, pas lui. Il cherche ses lunettes. On connaît la suite. Elles étaient sur son nez. Elle se torche le cul. Elle a des hémorroïdes. N’est pas Rabelais qui veut. Alors quoi ? Ils font l’amour ? C’est que tout va bien. Rien à ajouter. Il la bat ? Pas envie de parler de ce salaud. Il tapote sur son smartphone ? Tout le monde tapote sur son smartphone. Elle range les tasses dans le lave-vaisselle ? Pourquoi elle ? Se plaindre parce que le partage des taches ménagères et la place des femmes dans la société et les clichés, non, pas aujourd’hui, de toute façon, qu’est-ce qu’elle a d’autre à faire à part ranger les tasses dans le lave-vaisselle, toute seule chez elle ?

Et c’est toujours la même chanson qui te revient quand tu penses à ces solitudes-là.

Bref, il est devenu impossible d’écrire des romans. Disons autrement : il m’est devenu impossible d’écrire des romans. La ville rend le roman impossible. La multiplication des silhouettes, l’alignement des immeubles, le cloisonnement des vies enfermées dans des appartements tous identiques, tout cela empêche le déploiement des destins. Les gens dans les villes, les ombres de Beaumont, les photographies prises au petit matin, tout cela, les éventuels personnages de mon roman, est-ce que c’est vivant, est-ce que ça a une histoire qui vaille la peine qu’on la raconte, est-ce que ça dit autre chose que l’ennui qui jour après jour ronge nos existences ? Toutes ces silhouettes, n’est-ce pas moi-même aussi ? Moi-même assis sur mon lit et qui ne bouge pas, moi-même qui souris à mon miroir, moi-même qui laisse ma tartine tomber par terre, moi-même qui titube, moi-même qui pleure, moi-même qui meurs ? On – je – ne fait jamais que se raconter soi-même. Même pas se raconter. Se frôler. Se questionner. Se tordre. Plutôt qu’écrire un roman, il s’agirait d’écrire la ville, mais me revoilà, comme ces silhouettes à jamais silhouettes, tout seul dans le vide de la ville fantôme à faire surgir un monde qui n’a pas besoin de moi pour vivre sa vie de ville.

Elle s’écrit elle-même, la ville, elle a raison : c’était foutu d’avance.

La ville se refuse à m’écrire. Alors je vagabonde et je glane quelques impressions, j’expose quelques négatifs, j’esquisse quelques rêveries que j’efface aussitôt. Je suis comme la ville : je me détruis et me reconstruis constamment, tant et si bien que je ne sais plus qui je suis. Qui est Fribourg ? Fribourg est-elle Vignettaz ? Fribourg est-elle Pérolles ? Torry ? Windig ? Beaumont ? Le centre-ville, comme le centre-moi, reste à explorer. Où est ma gare ? Où est ma cathédrale ? Où est ma Sarine ? Explorer la périphérie de soi-même. S’échapper. Revenir au réel extérieur, au là devant moi, au quartier de Beaumont sans moi. Plutôt qu’écrire : décrire. Décrire comme contraire d’écrire. Mais à quoi bon décrire ? Tout est déjà là. En vrai. En images. En cartes. À quoi bon reformuler la carte, la photographie ou la présence réelle des choses en un discours qui ne fait que répéter ce qui est déjà là ? Écrire la ville – comme écrire la vie – c’est errer dans un no-man’s-land à la frontière entre le corps insaisissable du réel et le rêve tout aussi insaisissable de la pensée. Exercice d’équilibriste. Tomber mille fois. Se relever mille et une. Raconter quand même, pour ne pas mourir au petit matin.

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Danser Beaumont

Beaumont by night

Et pour sortir, à Beaumont ? Comment ça, sortir ? des boîtes ? des clubs ? des pince-fesses ? Exclu. Beaumont, c’est le tampon entre Pérolles et Vignettaz et l’alliance, actuellement, c’est avec Vignettaz, alors si on veut la paix, les boîtes, les clubs , les bouibouis, faut oublier. On a un tea-room, ça vous convient ? Un bistrot aussi on a, parce qu’on n’est quand même pas totalement soumis aux vieux d’en-haut. Et pour danser ? Vous voulez danser à Beaumont ? Je sais pas, moi, allumez la radio dans votre cuisine et déhanchez-vous ; chez vous, vous faites ce que vous voulez, vous pouvez danser

le twist,

sauf que le twist, tout seul chez moi, ça donne Hubert-Félix Thiéfaine

la rumba,

la rumba, forcément, c’est Alain Souchon

le tango

le tango, quand je me rentre chez moi, on dirait Knokke-le-Zoute

ou la valse,

et la valse, tout seul, c’est pour rien, qu’il nous chante, Allain Leprest

vous pouvez danser comme bon vous semble, mais hors des appartements on se tient comme il faut, à Beaumont, à la carrosserie on carrosse et à Polytype, même quand on vire des types par paquets de douze, on reste poli, c’est comme ça, à Beaumont, on bosse, on ne rigole pas. À la limite, à Beaumont, vous pouvez danser la java à la Soirée des Rois de la Landwehr dans le local des tambours. Après avoir bouffé la choucroute et la tétine, on peut, en tout bien tout honneur et dans le respect des gestes-barrières, tenter de s’approprier d’autres tétines, genre la tétine de flûtiste au gin tonic, ou, plus raffinée, la tétine de hautboïste au prosecco, tout en levant les bras en chantant les sirènes du port d’Alexandrie, mais pour cela, il faut avoir reçu son carton d’invitation, autrement dit, il faut soit brasser du vent soit se faire élire au Conseil d’Etat, ce qui revient au même. Pour la tétine de bassoniste au Cabernet-Sauvignon, mieux vaut passer son tour, d’autant plus qu’il est dorénavant fort mal vu de profiter de la naïveté des jeunes filles innocentes, #balancetontrompettiste.

Somme toute, pour mêler la java et les tétines, mieux vaut, à l’instar de Gilles et Urfer, danser avec une vache sur les pentes du Moléson.

Bref, pour danser – et plus si tétine de corniste consentante – à Beaumont, il faut prendre son mal en patience, et pour prendre son pied, mieux vaut se l’y prendre dans le tapis bien tranquillement chez soi, parce que Beaumont, c’est pour habiter, pas pour sortir : des immeubles bien alignés et des pelouses, voilà ce que c’est que Beaumont, mais pas le genre immeubles Windig crasseux et parkings glauques, plutôt le genre jolis petits immeubles pas trop hauts, presque neufs, avec places de parc et verdure à foison, le genre je-suis-jeune-alors-je-prends-un-appart-avec-ma-copine-avant-de-construire-ma-villa-clé-en-main.

Beaumont : le quartier où l’on s’emmerde ! Joli slogan. Beaumont : Vignettaz au rabais ! Des rues bien rectilignes, des trottoirs vides, des boîtes à chaussure où il n’est permis de danser dans votre cuisine que des danses sans tétines. Beaumont : des carrefours bien carrés, avec des jolies lignes blanches – pas de celles qu’on sniffe, même au souper des Rois de la Landwehr on ne se permettrait pas de telles dérives – des jolies lignes blanches sur le bitume bien grisâtre, et de temps en temps, pour animer le quartier endormi, des travaux, un trou qu’on creuse et qu’on rebouche, des gens aux fenêtres parce qu’il se passe quelque chose, des soupirs quand c’est déjà terminé, des fenêtres qu’on referme, des télévisions qu’on rallume, des corps qui s’avachissent.

Sinon : deux ou trois types qui bossent, un peu plus qu’à la Vignettaz mais à peine, A. Page Aménagements et fournitures de bureaux Büroeinrichtungen und bedarf, Auto-Fournitures Suzuki, Meuwly Pneus, ProfilSport votre spécialiste ski-vélo, une blanchisserie et une boucherie. La poste ? Fermée, la poste, comme partout. Et devant ce qui fut la poste : une cabine téléphonique sans téléphone mais pas encore customisée parce que la boîte à livre est à l’intérieur, à côté de la boucherie Papaux, alors la cabine téléphonique on la laisse comme ça, en souvenir, ou juste parce qu’on l’a toujours vue là et qu’on a oublié de l’enlever, elle fait partie des meubles, la cabine téléphonique.

C’était là, la poste, et la cabine téléphonique, peut-être que finalement ils l’ont quand même enlevée.

Sinon, à Beaumont ? Rien. Des immeubles, déjà dit. Polytype, bientôt fermé. Une station-service, une carrosserie, déjà dit. Beaumont : tout pour la voiture. Mais : des arrêts de bus. Et surtout : des immeubles qu’on rase, les bulldozers, les pans de murs qui résistent, dernier baroud d’honneur, la ferraille mise à nu, le chaos des pierres, la vue qu’on dégage sur rien. Juste après, on reconstruit. Construire. Détruire. Construire. Détruire. La ville sans cesse dévastée. La ville violée. La ville assainie. Construire quoi ? Des immeubles. Des bureaux pour donner du boulot à A. Page Aménagements. D’autres immeubles. D’autres bureaux. D’autres immeubles. D’autres bureaux. D’autres immeubles. D’autres bureaux. D’autres immeubles. D’autres bureaux. Pour transvaser les gens de l’immeuble au bureau, du bureau à l’immeuble, de l’immeuble au bureau, du bureau à l’immeuble, pour les transvaser vite, les gens, en voiture ou en bus, de l’immeuble au bureau, du bureau à l’immeuble mais on a voulu aller trop vite, alors de l’immeuble à la carrosserie, de la carrosserie au bureau, non, monsieur je suis pressé, les pépettes en 4×4 peuvent bien attendre, elles peuvent bien agiter les tétines, moi j’ai du travail, alors je passe en premier, je dois aller au bureau, j’ai des choses à faire, moi. Quelles choses ? Des choses. Dans les bureaux, à Beaumont, des gens font des choses. Partout, des gens font des choses. Quelles choses ? Des choses importantes. Des choses sans lesquelles. Sans lesquelles quoi ? Vous ne pouvez pas comprendre.

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Musiciens, automaticiens, carrossiers

La ville se donne d’abord par son pourtour. Le centre, c’est le trou noir. L’interdit. Le pour-plus-tard. Une carrosserie. Polytype. Le local de répétition de la Landwehr.

Tous les vendredis à quinze heures. Quelques notes inscrites dans le carnet noir :

Pour commencer, une gamme chromatique. Attention à la régularité. Puis les suraigus. Elle se bouche les oreilles. C’est mauvais signe. Elle raconte : ses voisins lui ont dit d’aller jouer à la cave, tu peux tricher, enfonce un peu plus ton bec. Le son sort, criard. C’est déjà pas mal. On passe au duo, tu me fais un si ? Tire un petit peu. Un sol ? Tire encore. Ça va aller comme ça. Les traits techniques, il faut les travailler lentement et chaque jour tu accélères un petit peu. Tu penses : chaque jour, elle a bien dit chaque jour ? Tu penses aussi : le type de l’autoécole, il disait ça aussi, tu mets la première, tu accélères un tout tout petit peu, tu mets la deuxième, tu peux prendre – tu sens monter la tension en toi – tu peux prendre – non – tu peux prendre – d’abord le morceau, non ? – tu peux prendre – l’étude ? – tu peux prendre la Klosé, le double rond-point de Cormanon, salade de doigts, cervelle nouée, tu transpires, il faut tourner vers la semi-autoroute, prendre le si bémol en F1, accélérer un tout tout petit peu, tu secoues la main, tu lâches le volant, tu réessaies, tu te vautres, il y a un camion en face, il y avait un dièse. Tu recommences. Plus lentement. Sans la reprise. Pour la prochaine fois, tu augmentes le tempo. Tu peux – le poulailler sonne – noter l’ordre des priorités : d’abord le morceau, version concert, ensuite la Klosé, avec le métronome, l’étude et tout à la fin le duo, et n’oublie pas de tirer le frein à main en parquant.

Les machines tournent au ralenti dans la grande halle. Les humains leur tournent autour, désemparés. On a déjà dû virer les deux tiers de l’effectif. Récession. Délocalisation. On connaît la chanson. On peut pas se plaindre. On reste ouvert. Les machines tournent, au ralenti, mais elles tournent, et les humains, même désemparés, sont encore là, ils obéissent aux machines et ils les réparent. Sans eux – on leur dit ça pour les consoler – ce serait la gabegie, et puis à Polytype, ce qui nous sauve, c’est la formation, on forme des ouvriers qualifiés, à Polytype, des automaticiens, des… Combien ? 85 postes. Oui. Aujourd’hui même. 85 postes à la trappe. Sur 262. Restructuration. L’emballage plastique, c’est le passé. Il faut vous faire une raison. Oui, on sait que vous êtes qualifié. Automaticien. Oui, on sait que vous avez fait votre apprentissage ici. Oui, on sait, vingt-trois ans de maison. Mais voilà : conjoncture. Croyez-nous, ce n’est pas de gaîté de cœur que. Oui, on sait, pas un jour d’absence, un travailleur exemplaire, on vous en remercie, mais voyez-vous. Oui, on sait, ça ne nous fait pas plus plaisir à nous qu’à vous, mais voilà : désindustrialisation. Oui, on sait, mais voilà : franc fort. L’économie, monsieur, l’économie. Les gobelets yogourt, en Suisse, vous savez, c’est fini. On a tout fait pour. Mais. Je sais. Mais. Je sais bien que rien de ce que je pourrai vous dire. Mais. Au revoir. Je sais.

Des carrossiers, on en aura toujours besoin, au moins pour ça on est tranquille, si les types veulent toucher l’assurance, ils doivent passer par nous, alors à la moindre beugne, ils rappliquent. Les pires, c’est les pépettes en Porsche. À la moindre griffure, les voilà qui te sortent les mouchoirs et les violons, et qu’on peut plus sortir dans la rue sans se faire défoncer le pare-choque – et toi, tu te demandes si elles font pas exprès d’utiliser des expressions ambiguës, les pépettes en Porsche, rien que pour que leur bolide adoré passe en premier, alors que t’en as déjà douze bien plus amochées à retaper d’ici midi – on n’est plus en sécurité nulle part, n’est-ce pas mon bon monsieur, on ose à peine sortir de chez soi – et toi, tu te bouches le nez tellement ça cocotte et elles aussi à cause de la peinture et de l’huile et le mélange des deux c’est pire encre – c’est pas trop grave, j’espère, monsieur ? – un petit coup vite fait et elle sera comme neuf. Les pépettes sourient. Sous botox. Un petit coup vite fait. Parce qu’entendons-nous, les pépètes en Porsche, c’est pas des gamines, c’est plutôt de la cougar qui passe ses soirées au Sous-Sol, si vous voyez ce que je veux dire, alors, ni vu ni connu, un coup de pinceau pour t’en débarrasser, un petit coup vite fait, elle glousse, la pépette, et tu peux passer aux choses sérieuses, parce que tu as fait carrossier comme spécialité, pas chirurgie esthétique. Toi, ce qui te plaît, c’est quand elle est bien défoncée – et va pas y voir une quelconque cochonnerie, c’est de bagnole que je parle – et que par magie la revoilà identique au modèle d’origine, comme si de rien n’était, ça, ça tient du miracle, à chaque fois, t’en as le souffle coupé, des caisses qu’on avait l’impression qu’elles étaient bonnes pour la casse, tu passes une matinée dessus et on dirait qu’elles sortent du garage. C’est pas avec les bonnes femmes que tu peux arriver à un tel résultat. La preuve. Un bon carrossier, ça n’a qu’une passion, les voitures. Le reste, ça passe et ça casse. Une belle bagnole, ça dure.

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Raconter Windig

On est bien emprunté pour parler des quartiers populaires, parce que le peuple, personne n’a jamais trop su quoi c’est. Tout le monde a hurlé je suis le peuple, sauf le peuple, qui la ferme et qui bosse, alors le peuple, le peuple des quartiers populaires, le peuple de Windig, le peuple des étrangers, on en a fait le réceptacle de tous nous fantasmes et de toutes nos peurs. L’histoire dégoûtante que je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire, l’histoire des bas-fonds, l’histoire insoutenable, l’histoire minable, l’histoire voyeuse de ces gamines dont on abuserait, pouvait-on la raconter ailleurs qu’à Windig ? Pouvait-on l’imaginer ailleurs que dans un parking souterrain sordide ? Pouvait-on dessiner la victime de ces immondices autrement que basanée ? Le peuple bigarré – expression de prospectus pour vanter le vivre-ensemble – le peuple insaisissable des quartiers populaires peut-il échapper à la caricature, au misérabilisme, à la leçon de morale ? Qui sont ces gens ? Comment y répondre d’ici – route d’Arsent, les beaux quartiers, Montagny-la-Ville, la campagne – à l’autre bout de l’échelle sociale renversée ?

Windig
La terrasse de l’auteur, Route d’Arsent
La nouvelle vue, Montagny-la-Ville

Windig, c’est en haut. Les bas-fonds, c’est le sommet. Même altitude que l’arbre de Torry. Pour écrire juste, il faudrait tendre un micro. Laisser parler les gens. On ne dit plus le peuple, on dit les gens. Ils disent les gens. Sarkozy dit les gens. Mélenchon dit les gens. Tout le monde dit les gens, mais les gens et le peuple, c’est kif-kif, c’est vague, c’est insipide, c’est statistique. Donc, tendre un micro. Mais il fait nuit et je reste confiné dans les beaux quartiers. J’ai peur. Peur de quoi ? Peur de Windig ? Peur du peuple ? Peur des gens ? Peur de mes propres fantasmes décadents ? Peur que finalement ça soit vrai, l’histoire des parkings ? Alors quoi ? Inventer une parole plus ordinaire ? Raconter les factures qu’on peine à payer à la fin du mois et les rappels et les poursuites ? Raconter la cuisine trop étroite, le frigo vide, la table bancale ? Mais raconter ces choses-là, ça pue la compassion, ça empeste le cliché bon marché et la louable intention de bien faire sans rien faire. Raconter des amours normales, peut-être, voilà ce qu’on pourrait essayer, transposer Caroline et Sébastien dans un bloc à Windig ? Peut-être simplement reprendre telle quelle la scène de la Vignettaz et la lire en imaginant qu’elle a lieu à Windig. Ou alors seulement changer les prénoms mais pour quoi faire ? Pour l’exotisme ? Pour l’érotisme ? Ajouter des mais dites donc pour faire petit nègre ? Non. Ne rien changer. Mais alors, Windig, ce serait quoi ? Un simple copier-coller de Vignettaz ? Pérolles en plus petit ? Des blocs, des blocs, des blocs, voilà ce que c’est, Windig.

Alors quoi ? Décrire ces blocs, la couleur des murs, les parasols sur les balcons, les paratonnerres, les halls d’entrée, les boîtes aux lettres, les buanderies ? Faire comme si les gens n’étaient pas là, coincés dans ces blocs ? Faire de l’urbanisme, de l’architecture, du génie civil ? Enfermer Windig dans une boule et y laisser tomber la neige ? Non. Écrire la ville, c’est écrire les gens. Mélenchon a raison. Et Sarkozy aussi. Tout le monde a raison. Alors quoi ? Jouer au journaliste ? Sonner aux portes ? Recueillir des témoignages ? Ou alors inventer, fantasmer, mais se contrôler, éviter de tomber dans ses vieux travers malsains, voilà peut-être la voie à suivre.

Appelons-la Lisa – ou Aïcha ou Elza ou Pétronille – gardons Lisa, c’est un nom passe-partout, il n’est pas encore l’heure de la cataloguer. Elle habite au quatrième droite. Route de Schiffenen. Un immeuble aux façades orangées, comme des briques, mais en faux. La vue ? Beaucoup d’arbres. Un parking, d’accord, on a déjà parlé des parkings, mais beaucoup d’arbres surtout, parce la route de Schiffenen, c’est déjà presque la campagne. Et la forêt.

Lisa parfois descend jusqu’au bord de l’eau. Parce qu’à Windig, on a un lac, pas une gouille comme à Pérolles, un vrai lac, le lac de Schiffenen, c’est à Windig, ce lac, mais il faut descendre par la forêt, parce qu’à Windig, on a une forêt, une vraie forêt avec des arbres. Lisa, quand elle en a marre de la vue sur le parking, se retrouve en moins de cinq minutes en pleine forêt et elle descend jusqu’au lac. Il y a une petite place de pique-nique, une table, une fontaine, un foyer, c’est joli.

Voilà. C’est tout simple. Et il n’y a jamais personne. L’été, Lisa trempe ses pieds dans le lac et elle regarde passer les trains sur le pont de Grandfey. C’est joli. C’est Windig. Oui, ça aussi, c’est Windig. Quand on descend, à Windig, il y a autre chose que des parkings où il se passe ce que vous croyez qu’il se passe. Sur la place de pique-nique au bord du lac, il ne se passe rien, et c’est cela que Lisa – ou Elza ou Pétronille ou Aïcha – aime y trouver, rien, juste l’eau froide sur les pieds, rien, mais ça fait du bien. Mais il lui faudrait une aventure, à Lisa, un type qui passe par là, un randonneur, un riche qui la kidnaperait, un fou qui tomberait amoureux d’elle au premier coup d’œil, un prince charmant. Mais à Windig, le problème, c’est il n’y a pas d’aventures. Windig, c’est une cité-dortoir. On y rêve plus qu’on y vit. L’histoire de Lisa – celle de Pétronille, celle d’Aïcha, celle d’Elza – risque fort de s’arrêter là, les pieds dans l’eau, la tête dans les nuages et les nuages dans l’eau.

Mais sur les parkings de Windig, les voitures parfois racontent des histoires.
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Blocs de Windig

Des blocs, des blocs, des blocs, des blocs et des immeubles, c’est ça, Windig ? Des immeubles, des immeubles, des immeubles et des blocs, c’est vraiment ça, Windig ? Pas des tours, des blocs. Pas des HLM, des immeubles. C’est ça, Windig, vraiment ? C’est ça. Et dans les immeubles, des appartements. Des appartements vides. Des appartements qui débordent. Et des gens ? Des gens. De tout comme gens. Des étrangers ? Des blocs d’étrangers, c’est ça, Windig. Des étrangers bloqués dans Windig. Dans les appartements de Windig. Échappatoire : bus n°6 Guintzet. Retour : bus n°6 Windig-Musy. Case départ. Case arrivée. Appartements pour étrangers. Blocs d’appartements pour étrangers. Dedans, qui ? Eux. Les étrangers. Qui ? Nous. Les étrangers. Les blacks. Les niaks. Les beurs. Les youyous. Les portos. Les ritals. Nous. Le monde entier dans les blocs de Windig. Windig : bloc de monde. Monde-immeubles. Appartements-monde immondes.

Sinon : des blocs, des blocs, des blocs et des parkings. Des voitures dans des parkings. Des voitures-monde immondes. Des niaks. Des ritals. Des voitures et des arrêts de bus. Aller : n°6 Guintzet. Retour : n°6 Windig-Musy. Et des pauvres. Des pauvres et des vieux. Et des mioches. Des mioches pauvres. Des mioches blacks. Des mioches niaks. Des mioches-monde dans un moche monde. Des mioches moches dans des blocs. Des mioches-immeubles. Des délinquants. Ils disent ça : des délinquants. Ceux d’en bas, ils disent ça : des délinquants. Des délinquants dans des blocs. Des délinquants blacks, des délinquants niaks, des mioches délinquants. Nous, on voudrait bien que non. Nous, on dit : pas tous délinquants, pas mon fils, pas ma fille, seulement le voisin, seulement la voisine. À Windig, seuls les voisins sont délinquants. Tous les voisins sauf nous. Les voisins étrangers. Pas les étrangers-nous : les étrangers-eux. Les youyous. Les beurs. Pas les portos. Les portos. Les niaks. Pas les blacks. Les blacks. Les ritals. Pas les youyous. Les autres. Toujours les autres. Les Suisses.

Ils disent quoi de Windig, les Suisses ?

Les couloirs glauques, les paliers, les ascenseurs et les parkings souterrains réuniront l’essentiel des rencontres. Cet habitat hors-sol concentrationnaire contraindra à l’accompagnement des enfants vers les espaces extérieurs. N’aurait-on pas affaire au prototype parfait d’une fabrique à solitudes ? 

(La Liberté, 5.01.2018).

Ils disent, les Suisses : Windig-Birkenau. On parque les étrangers. Tout en haut de la ville. Presque en dehors de la ville. Ils disent, les Suisses : ghetto. Les étrangers : loin des yeux. Pas de cœur, les Suisses. Les niaks, les blacks, les youyous, ils pensent, les Suisses : bougnoules. Ils rêvent : couper la ligne 6. Les ritals, les beurs, les portos : à Windig for ever. Dans des blocs, les bougnoules. Dans des couloirs glauques, les bougnoules. Dans des parkings souterrains, les bougnoules. Des parkings sans voitures. Des parkings à bougnoules. Les bougnoules enfermés pour l’éternité dans des parkings souterrains. Et les mioches tous tout seuls. Des télés pour les mioches. Pour que les moches mioches des bougnoules restent seuls pour toujours. Seuls avec Cyril Hanouna. Pire que la solitude seule. La solitude qui te suce la cervelle. Et dans les parkings souterrains, la voisine black qui te suce et qui suce ton pote et qui suce encore ton autre pote et qui suce tous tes potes, la voisine black qui seule le soir dans son appartement se lave la bouche et qui pleure, la voisine black que les autres ils crachent dessus, la voisine black la pute, ils lui disent à la voisine black, la pute, et le graffiti dans le parking souterrain, son nom avec après : la pute. Et son numéro de natel. Et eux tous les jours, toutes les nuits, ils appellent, ils menacent, elle prend l’ascenceur, elle les suce, elle reprend l’ascenceur et elle pleure, elle n’arrête pas de pleurer. Et les moches mioches qui se marrent et elle qui baisse la tête et les moches mioches qui la sifflent et elle qui fait comme si et les moches mioches qui disent sale pute et elle qui essaie de marcher droit et les moches mioches qui sont six qui sont dix qui sont vingt autour d’elle et elle qui pleure et les moches mioches qui bandent et les moches mioches qui rigolent et les moches mioches qui la violent et elle qui ouvre la bouche, jamais pour parler, toujours pour sucer, et elle qui se jette du balcon de l’appartement trop plein, de l’appartement trop haut et elle sur le gazon et eux qui se taisent et eux qui ont repéré la petite niak dans le parking souterrain et la petite niak qui baisse les yeux et eux qui disent la pute et elle qui dit non et eux qui disent oui et elle qui ne dit rien et eux qui filment avec le natel et tout Windig qui sait et elle qui pleure, qui pleure et qui pense à la petite black et elle qui a trouvé un couteau et elle qui leur dit non et qui sort le couteau et eux qui rigolent et eux qui sortent aussi un couteau. Et leur bite. Et eux qui pensent : salope. Et eux qui se vengent. Et elle qui saigne. Et eux qui rigolent. Et elle qui meurt.

Non. Tout ça, les tournantes, les viols, les suicides, les meurtres, les trafics de drogue, c’est dans les fantasmes sordides des Suisses qui veulent voir dans Windig un enfer, mais Windig, ce n’est pas ça, c’est calme, Windig, c’est honnête, c’est sobre, c’est paisible, c’est gentil, c’est comme partout ailleurs, c’est comme la Vignettaz, Windig, sauf que c’est des étrangers et des pauvres et c’est tout, alors vos fantasmes malsains, nous, on n’en peut plus, nous, tout ce qu’on veut, c’est qu’on nous laisse vivre normalement, c’est tout. Foutez-nous la paix.

Maintenant que nous avons évacué les histoires glauques, il va falloir parler du vrai Windig, pas du Windig-Birkenau, parce que ça n’existe pas, Windig-Birkenau, en tout cas pas plus qu’ailleurs, parce que dans les beaux-quartiers, faut pas croire que. Alors, le vrai Windig, c’est quoi ? Des blocs et des immeubles. Et des vies. Des vies de gens. Des vies de toutes les couleurs. Alors, maintenant il va falloir raconter un peu ces vies, les vraies vies des vraies gens de Windig, parce que, messieurs les Suisses, les étrangers, ce sont des gens comme vous et moi, et des moins cons que vous, messieurs les Suisses, des moins pervers, des moins pourris, des moins parano, alors quoi, vous savez pas quoi dire de Windig, maintenant que vous ne pouvez plus vous vautrer dans l’horreur ? Pour vous, dans les beaux-quartiers, une fois qu’on a dit parkings souterrains et une fois qu’on a dit bougnoules, on a tout dit, il ne reste plus qu’à balayer le sang ? Alors quoi, les blacks, les beurs, les ritals, les youyous, ils n’ont pas de vie, c’est ça ? Ils sont juste parqués dans des blocs, coincés dans des appartements sales, vissés devant Cyril Hanouna ?

Et puis, mes chéris, vous savez pas quoi, ils ont des noms, les niaks, les portos, les youyous, des noms et des prénoms, des surnoms même, parce qu’ils ont une vie, c’est bien ça, vous m’avez compris, ils ont une vie, les niaks, les ritals, les beurs, parce qu’ils ne sont pas plus bêtes sauvages que vous, figurez-vous, parce qu’ils ne sont pas bêtes, les gens de Windig, ils moins bêtes que vous, messieurs les Suisses, beaucoup moins bête on dirait même.

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L’arbre de Torry (2)

Tord hideux, ils ont tronçonné le tilleul de Torry, le tilleul tordu de Torry – c’est terrible – est mort, c’était un tilleul foudroyé, un vieux tilleul solitaire, un sage tilleul qui ne demandait qu’à vieillir en paix. On l’a remplacé par un tilleul enfant qui lui aussi sera remplacé puis remplacé et remplacé encore, le tilleul de Torry ayant été couronné roi de Torry, le tilleul de Torry ne mourant pas tant que Torry sera Torry, vive le roi de Torry, puis viendra l’heure où Torry mourra et avec la mort de Torry mourra aussi le tilleul de Torry.

Une jolie promenade avec Mary et les larmes qui coulèrent quand l’arbre fut assassiné sont déjà sèches.

Nous y avions laissé Mary Poppins, parce que seule Mary Poppins est immortelle, parce qu’elle seule hantera Torry quand Torry ne sera plus Torry, parce qu’elle seule se souviendra du tilleul de Torry quand il n’y aura plus ni tilleul ni Torry. Voilà ce que racontera Mary Poppins à qui voudra bien l’entendre. Elle racontera – elle n’inventera qu’à moitié – la première entaille du nouveau tilleul de Torry, la première cicatrice aussi, le moment précis où le nouveau tilleul de Torry est redevenu le vrai tilleul de Torry. Écoutons donc avec recueillement notre nounou de paradis broder sur le vide une histoire jolie.

Elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien et tous deux s’étaient assis sur le petit banc.

Pour la suite de l’histoire jolie, on connaît la chanson.

Le petit banc, c’était l’arbre d’avant l’arbre d’avant, qui était resté le petit banc de Torry malgré la mort du tilleul et malgré la mort de Torry. Mary Poppins s’était levée, elle avait dit regardez-les et nous les avions regardés : elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien, est-ce que vous les reconnaissez ? Caroline était belle, Mary Poppins n’en a pas dit plus, Caroline était belle et Sébastien aimait Caroline, vous l’avez deviné, et leur histoire, comment a-t-elle commencé ? Comme vous voulez. Elle a commencé comme cela fut maintes fois raconté, voilà ce qu’a dit Mary Poppins, elle a commencé dans chaque quartier à sa façon, parce que Caroline et Sébastien ne sont dans ce roman que des fantômes, des fantasmes, des illusions bienveillantes que l’auteur a inventées pour se mettre du baume au cœur. Chaque quartier a ses traditions, chaque quartier veut que Caroline et Sébastien soient à eux, mais Caroline et Sébastien, quand il n’y aura plus de quartiers, Mary Poppins prétend que c’est ici qu’on les verra, sous le tilleul de Torry, les soirs de pleine lune et les belles nuits d’été, et elle raconte aussi, Mary Poppins, que Caroline et Sébastien sont assis sur ce banc et que c’est comme au cinéma, vous savez, le baiser.

Nous avons déjà raconté l’histoire de la belle et du clochard.

Mary Poppins en a les yeux tout rouges. Il n’y a plus de toits à Fribourg, il n’y a plus de cheminées, il n’y a plus de ramoneurs, il n’y a plus que Caroline et Sébastien et il faudrait que ce roman s’achève ainsi mais elle sait, Mary Poppins, que dans la vraie vie – elle a entendu parler de la vraie vie une fois, il y a longtemps, Mary Poppins – ça ne se termine pas toujours comme ça et que la ville ça ne finit jamais, et la ville n’a pas vraiment disparu, c’est seulement parce qu’on est ici, assis sur le petit banc du tilleul de Torry, qu’on a cette idée bête que la ville a disparu, à cause des champs tout autour, de l’amour naissant, des corneilles et de l’antenne solitaire dressée au sommet de la colline.

Mais l’antenne, c’est la ville, c’est la 5G, ce sont des têtes engouffrées dans des rectangles, des silhouettes déambulant sur des trottoirs, des bus TPF et des voitures qui klaxonnent. Caroline a cessé d’embrasser Sébastien, elle note sur son carnet les marques et les numéros de plaque. Sébastien, déçu, se demande s’il n’aurait pas mieux fait de séduire Mary Poppins, parce que Mary Poppins aussi, elle est belle, aussi belle que Caroline, immortellement belle, elle est, Mary Poppins, se dit Sébastien, alors que Caroline va vieillir, qu’elle deviendra comme le vieux tilleul de Torry, Caroline, rabougrie, et qu’un jour un bûcheron arrivera avec sa grande hache, parce que la vraie vie, il le sait, Sébastien, ce n’est pas comme dans les contes et les dessins animés. Les soirs de pleine lune, Sébastien se transforme en loup-garou et il dévaste tout Torry. C’est pour ça qu’il n’y a plus de Torry, c’est à cause de Sébastien et de Mary Poppins, parce que si Sébastien ne s’était pas transformé en loup-garou, Mary Poppins aurait pu aimer Sébastien, mais Mary Poppins est jalouse de Caroline, parce qu’elle aussi elle connaît les dessins animés et contes de fées, parce qu’elle aussi elle a un miroir un beau miroir mais revenons à la triste réalité, bien sûr que Sébastien n’est pas un loup-garou, bien sûr que Mary Poppins n’existe pas pour de vrai, bien sûr que Caroline et Sébastien sont assis sur le petit banc du tilleul de Torry, le nouveau tilleul de Torry, le jeune tilleul, celui sur lequel ils viennent tout juste de graver dans un cœur leurs initiales, un petit s assis dans un grand C comme sont assis Caroline et Sébastien sur le petit banc du tilleul de Torry, mais leur baiser, ce n’est pas la fin du film, ce n’est pas le début du roman non plus, leur baiser, c’est un baiser de routine, parce qu’il y a si longtemps que Caroline et Sébastien hantent ce récit qu’on ne saurait faire croire au lecteur que tout ceci ne fait à chaque fois que commencer, Caroline et Sébastien sont un leitmotiv, la touche romantique sans laquelle la ville ne saurait prendre vie.

Et puisque nous nous sentons l’âme mièvre, voici un autre baiser, volé dans une autre vie.

Après ce baiser – non, se dit Sébastien, avec Caroline, il n’y a jamais de baiser de routine – les deux amoureux se sont levés et ils sont repartis vers le quartier de Torry, laissant seul le tilleul pleurer les entailles qu’ils lui avaient faites. Un arbre, ça ne devrait pas tant s’approcher des villes et des humains.

Un arbre dans la ville n’est jamais tout à fait à sa place, même avec Le Forestier.
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L’arbre de Torry

Elle pose son parapluie au pied de l’arbre. L’arbre de Torry. L’arbre du Torry ? Elle arrive à Fribourg. Elle ne sait pas. Un chêne ? Un hêtre ? Un poirier ? Elle n’y connaît rien. Un arbre estropié. Un manchot. La foudre ? La tempête ? L’ouragan ? Elle ne sait pas. Elle arrive à Fribourg. Rase campagne. Un arbre. Le décor d’En attendant Godot mais sans route. Des champs. Du froment ? De l’orge ? De la luzerne ? Elle ne sait pas. Elle n’y connaît rien. Elle débarque à Fribourg. Un chemin à travers champs. Elle dit au revoir à l’arbre. À bientôt. Elle se promet de se renseigner. Un chêne foudroyé ? Un hêtre vandalisé ? Un poirier battu ? L’arbre de Torry, à mesure qu’elle descend vers la ville, devient plus petit. La voilà à Fribourg. Elle n’y connaît rien. Pour l’instant : des villas.

Bientôt : des immeubles. Une ville comme les autres. Comme Londres. En plus petit. Comme Manchester. En plus cossu. Comme Liverpool. En plus propre. Une ville à la campagne. Elle remonte vers l’arbre. Traditionnel oubli du parapluie. Il fait beau. Elle n’y a pas pensé : tête en l’air. D’ailleurs elle en vient, de l’air. Sur terre, elle perd pied. L’adresse ? Route des Bonnesfontaines. Elle a soif. Fouille dans sa mallette. Plus au fond. Voilà. Une gourde. Vide. Une gourde. Elle aussi. Coupe à travers champs. De blé ? De colza ? De manioc ? Elle n’y connaît rien. Elle débarque à Fribourg. Alors : rue des… non… chemin… non… route des bonnes fontaines. Voilà. Est-ce que ce sont des immeubles ? Tout en longueur. Comme une règle pour taper sur les doigts des enfants. Ça ne lui plait pas. De la verdure. C’est déjà mieux. Un panneau routier : sur fond bleu, un homme qui marche, un enfant qui joue au foot, une voiture, une maison avec un toit pointu. Elle observe : personne, ni adulte ni enfant, mais une marelle dessinée sur le bitume, des voitures sagement parquées, cette espèce de barre horizontale qui hésite entre l’immeuble et la villa jumelée en copropriété multiple. Elle ne comprend rien. Où sont les enfants ? Quel numéro ? Voilà. Deux boîtes aux lettres blanches avec un petit toit posé dessus. Un escalier. Une balustrade. Un mur orange. Une porte blanche. Le même nom que sur la boîte aux lettres. Le même nom que sur le papier. Elle sonne. Personne. Elle resonne. Repersonne. Reprend le papier. Le numéro : ok. La rue : ok. Le nom : ok. Elle sonne encore. Une voix : elle bosse. D’où vient la voix ? Un voisin : elle bosse, elle rentre en fin d’après-midi. Et les enfants ? Chez la vieille. Chez ? La grand-mère. Où ? Pas loin. Où ? Route du Grand-Torry, villas à bourges, gazons bien taillés, piscines, tout ça. Merci monsieur. Pas de quoi, mademoiselle, à votre service. Il sourit. Elle en a un peu peur. S’en va vite. En effet, des villas à bourges. Il n’a pas donné de numéro. Ni de nom. Et elle a encore oublié son parapluie. Elle remonte. Où est-ce qu’elle a bien pu le… C’est votre parapluie que vous cherchez, mademoiselle ? Oui. Je l’ai pris dedans, elle rentre seulement vers les six heures, je peux vous offrir un café ou une eau minérale en attendant, ou peut-être un thé, vous avez un petit air anglais, non ? Elle se souvient qu’elle a soif. Oui, j’ai un petit air anglais, mais je prendrais volontiers une eau, merci monsieur. Il sourit à nouveau. Elle n’a plus peur. Vous venez pour mâter ces charognes de gamins ? Oui. Bon courage. Et vous, vous… C’est le premier habitant de Fribourg qu’elle rencontre. Elle n’y connaît rien. Moi ? Ramoneur. Comme… Oui, comme… Il lui ressemble. Voilà pourquoi. Elle sourit. Les autres ne sont pas restées longtemps. Il sourit. Elle n’y comprend rien. Alors elle lui sourit. Vous avez dit un thé, je ne sais plus ? avec un morceau de sucre qui est de la…

… qui aide la médecine à couler (l’auteur a mis quarante ans à comprendre que c’était cela qu’elle chantait).

Une eau minérale, merci monsieur. Un tilleul. Non, une eau, merci. L’arbre de Torry, mademoiselle, c’est un tilleul.

C’était.

Un arbre (Bernard Joyet)

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Où est passé le Christ ?

Une statue, le Christ du Corcovado, le dos tourné au boulevard, réplique miniature dominant le parc du Domino, rappelant aux clochards sur les bancs le voyage des pauvres de jadis, le bateau au départ d’Estavayer, la fuite, l’Atlantique, Nova Friburgo où les gens s’appellent encore aujourd’hui Aeby, Bavaud, Castella, Dafflon, Esseiva, Francey, Gremaud, Herren, Joye, Kolly, Liaudat, Magnin, Nidegger, Oberson, Piller, Quillet, Ruffieux, Stucky, Tinguely, Vonlanthen, Waeber, Zurkinden,

Mais pourquoi fuir si loin du boulevard de Pérolles ? Pourquoi traverser l’océan ? Pourquoi aller se perdre au diable vauvert ? Nos Aeby, nos Bavaud, nos Castella, toute la clique à Oberson, la bande à Piller (le seul à être resté, c’est Damien, et il a bien fait, puisque tout Fribourg lui appartient), ceux à Gremaud, ceux à Waeber et compagnie, pourquoi n’ont-ils pas navigué au petit bonheur la chance sur des rivières de par chez nous, sur des cours d’eau gentillets, sur la Sarine, sur la Venoge, sur l’Arbogne, sur la Glâne ou sur le Merdasson ? Ou alors, un petit tour chez nos chers voisins, le long du Doubs ou de la Durance ou – poussons jusqu’en Anjou – sur les bords de l’Authion, ça aurait suffi comme escapade, non ? À quoi bon aller s’aventurer jusque par en-là les Amériques ? Est-ce que c’est pour faire enfin l’expérience des vrais boulevards qu’ils ont foutu le camp, parce que Pérolles, on a beau dire, en matière de boulevards, c’est rikiki, alors ils se sont dit, nos Dafflon, nos Esseiva, nos Francey et tout le bataclan, que Sunset boulevard, ça sonnait mieux – boulevard du soleil couchant – que boulevard de Pérolles mais bon, Sunset boulevard c’est les States, Hollywood, Malibu, Beverly Hills, Sunset boulevard ça pue le fric et le cinéma alors hop, comme à Fribourg on a toujours été des crève-la-faim et des glandus, on a préféré Copacabana, la plage, le soleil levant, le carnaval – parce que bon, celui des boltzes, le rababou, les masques à Audriaz, ça vous les secoue moins que les plumes et la samba, non ?

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La preuve :

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Franchement, quand tu compares, t’as pas envie de te casser sous les tropiques ?
Et à tes oreilles aussi, ça ferait du bien de changer d’air, non ?

– et aussi les nanas à en string qui se refont les fesses à prix d’or, le chaud toute l’année, la bossa nova, la caïpirinha, la bronzette, l’esclavage de gentilles négresses bien soumises qui disent oui missié à tout, bref le paradis sur terre, alors va pour le Brésil, mais voilà, les côtes on ne nous avait pas précisé que c’était déjà pris et les filles aussi – et surtout pas si tu les traites de négresses, vieux raciste, non missié, pas touche – alors messieurs les Gremaud, messieurs les Herren, messieurs les Joye et toute la smala, veuillez pénétrer plus avant dans la forêt amazonienne parce que de la forêt au Brésil de toute façon on en a trop alors faites-vous plaisir, arrachez-moi tout ce commerce, bâtissez une Fribourg au rabais, fourrez-y tous les Kolly, tous les Liaudat et tous les Magnin que vous voulez, débrouillez-vous pour pas trop vous faire inonder, peuplez tout ça avec des Nidegger, des Oberson et des Piller qui en travaillant bien deviendront promoteurs immobiliers mais attention aux éboulements – c’est pas de la molasse, ici – et hop, vos Quillet, vos Ruffieux et vos Stucky, les voilà pour de bon au paradis sur terre, trente degrés toute l’année, pas de Bernois dans le canton d’à côté, rien que des Tinguely, des Vonlanthen, des Waeber et des Zurkinden – c’est pas le pied, ça, non ? – deux cents ans, ça fait deux cents ans qu’ils sont partis, et désormais les Jaime Aeby, les Carlos Bavaud et les Fernando Castella, le boulevard de Pérolles et son Corcovado de pacotille, ça les fait bien marrer, parce qu’ils ont beau s’appeler Tiago Dafflon, Dolorès Esseiva ou Vicente Francey, le boulevard de Pérolles, ils en ont aucune idée de que ça peut bien être, parce que Fribourg – vu de Nova Friburgo – c’est le cul du monde, presque autant que Nova Friburgo vu depuis Fribourg. D’ailleurs, ça fait belle lurette que c’est plus peuplé chez la petite sœur brésilienne que chez la vieille Fribourg qui peine à remplir son boulevardillon Pérollounet de boutiques désertes, alors le Christ du Corcovado à Pérolles, comme statue emblématique, ça la fout mal, mais des statues, sur Pérolles, on a beau tout démonter, on n’en trouve pas d’autre, à part les barrières de parking de l’uni et… et… et… non, même Juanito Tinguely n’a pas daigné décorer le boulevard de ses machines-bric-à-brac.

Alors, quoi à se mettre sous la dent en guise de choc esthétique sur Pérolles ? La noirceur de la boîte à cirage Cintra, Soulage branché pour noceurs en costar ? Les affiches à l’entrée du Rex ? La Télé – à Fribourg, on a une télé qui s’appelle la Télé, alors à chaque fois qu’on en parle, de la Télé, il faut préciser, la Télé Vaud-Fribourg, parce que la télé, la vraie, c’est la TSR, c’est Massimo Lorenzi, c’est Passe-moi les jumelles, c’est Jean-Marc Richard, c’est Temps Présent, Top Models, Annette Leemann, Les Coups de Cœurs d’Alain Morisod, Pierre-Pascal Rossi, Spécial Cinéma, Bertrand Duboux, À bon entendeur, Darius Rochebin, Le Fond de la Corbeille, Philippe Jeanneret, les Babibouchettes, Jean-Jacques Deschenaux, Bigoudi, Jean-Charles Simon, Zigzag Café, Roland Bhend, Les Pique-Meurons, Martina Chyba, La poule aux œufs d’or, Georges Baumgartner,

Leurs voix ont inspiré ce tube (ici celles de Georges Baumgartner, de Pierre-Pascal Rossi et de Darius Rochebin).

alors qu’à la Télé, l’autre, personne ne connaît les noms de ceux qui sont dessus, des jeunes, des apprentis, des bafouilleurs, des ratés, pas des calures genre Boris Aquadro, Lolita Morena, Bernard Jonzier, Esther Mamarbachi, Jean-Jacques Tillmann, Catherine Wahli, Bernard Pichon, Eliane Ballif, Alain Rebetez, Lova Golovtchiner, Anne-Marie Portolès, Hubert Gay-Couttet ou Muriel Siki.

Elle aussi a eu droit à sa chanson (par Sarcloret).

Non, à la Télé, tu trouves seulement des types qui savent à peine dire papet et qui passent leurs journées à faire des micro-trottoir sur le boulevard de Pérolles, et le reste du temps, ils passent en boucle les séances du Grand Conseil, alors tu zapes parce qu’entre un discours du député Zadory ou Jennifer Covo, y’a pas photo.

La Télé, pour en finir, avait posé deux écrans dans la petite maison de l’ancienne bibliothèque, mais ça non plus, pour le choc esthétique, c’est râpé, non seulement parce que la Télé voilà mais aussi parce qu’ils ont déménagé dans un coin encore plus perdu, donc niveau culture, Pérolles, il faut bien admettre que c’est que dalle.

Un jour, au petit matin, en catimini, ils l’ont kidnappé. Qui ça ? Le Christ. Panique à Domino. Où est-il passé ? Plainte aux autorités : rendez-nous le Christ. Réponse des édiles :

Autre suggestion : l’église du Christ-Roi. Architectes : Fernand Dumas et Denis Honegger. Sacralité moderne. Deux immeubles en guise de clocher. Profanation. Pérolles détonne dans Fribourg la catholique. Les vitraux : Yoki et Stravinski (le fils).

Vivacité des couleurs sur fond grisâtre. Problème : il faut entrer pour voir. Au petit matin, l’église du Christ-Roi est close. Le Christ dort encore. Il ne ressuscite qu’entre neuf heures et dix-huit heures, le dimanche et les jours fériés. Entre midi et treize heures trente, il est remplacé par le Saint-Esprit qui assure la permanence d’urgence. Possibilité de rencontrer la Vierge le 15 août et le 8 décembre. Interdiction de toucher. Bref : le Christ, au petit matin, sur Pérolles, est aux abonnés absents. Pour le remplacer : le cinéma Rex. Christ-Rex. Au programme : un film d’Andrea Bescond et Eric Métayer avec Karin Viard et Clovis Cornillac.

pas très catholique comme film

Vous auriez pas du plus grave, dans le genre sacré avec un peu de magie, l’eau qui se transforme en vin, le pain en poissons, tout ça ? On a Astérix, Le secret de la potion magique, si vous préférez. Bof. Du plus trash, vous avez pas genre chemin de croix, flagellations, crucifixion ? Désolé, le cinéma porno Le Studio est fermé depuis des années, mais pour les maso, il y a le fitness, c’est juste derrière, vous pouvez pas louper. Les types qui souffrent le martyre, vous avez qu’à vous poster sur le trottoir et vous les voyez soulever de la ferraille plus lourde qu’eux en se gonflant les biceps jusqu’à ce qu’ils éclatent en direct devant vos yeux fascinés. Si vous êtes plutôt du genre à mâter les grognasses, c’est du tout cuit aussi : la graisse fond à vue d’œil. En un mois, j’ai vu une blondasse perdre minimum vingt kilos à coups de stepp et de rameurs. Quand tu reluques ça, t’es plus pénard qu’au zoo devant la cage des macaques, parce que tu peux étudier au jour le jour les mœurs des humains et que les humains c’est pire que les macaques question draguotterie et plan cul, parce que la grosse au début du mois elle se planque au fond et tu dois prendre des jumelles si t’es genre big mama et que ça t’excite la cellulite par paquets de douze et les bodybuildés ils se déchaînent sur les machines les plus éloignées possible de Peggy la cochonne.

Mais voilà que Peggy qui en a marre qu’on la traite de cochonne sans qu’on la baise jamais alors elle s’accroche et tous les matins au petit jour elle vient se cacher au fond de la salle et elle sue des tonneaux entiers de saumure et tout à coup la cellulite basta et tout à coup les Aldo Maccione des salles de sport se rapprochent d’elle

ça donne à peu près ça, la plage en moins, les rameurs en plus.

et tout à coup voilà Peggy entrée dans la lumière et tout à coup les types augmentent les poids aux haltères et tout à coup ils se poussent pour courir à côté d’elle en vitrine pendant que toi tu filmes en te disant que comme scène d’ouverture des Chatouilles, ce petit jeu de montre-moi-tes-miches-tu-pourras-toucher-mes-pecs, ça risque fort de se terminer au cinéma porno Le Studio et qu’à mon avis, votre Christ, s’il s’est fait la malle, c’est qu’il sûrement qu’il est en train se taper Peggy la cochonne, parce maintenant que c’est une vraie bombasse, personne, pas même Jésus le coinços, ne peut y résister, à Peggy la cochonne, parce que Peggy, grâce au fitness, c’est devenu la tentation de Saint-Antoine et qu’on est quand même mieux dans le pieux d’une chaudière que cloué sur deux planches de sapin à se les cailler en plein vent. Mais voilà, toi le pervers qui regardes depuis le trottoir, t’as bien de la peine à faire le grand saut parce que ça coûte bonbon le fitness et que bon t’es plus de première fraîcheur et que face à des grands barbus sveltes et musclés de trente-trois ans genre Jésus de Nazareth, c’est râpé d’avance, alors tu rentres dans ton faux chalet miteux à la Vignettaz tringler bobonne en fermant les yeux parce qu’elle aussi, même avec l’aquagym, ça fait belle lurette qu’elle a passé la date de péremption. Sinon, au Rex, on a toujours Le Grand Bain, ça cartonne, des gros qui font de la natation synchronisée, comme quoi il faut de tout pour faire un monde, ou alors on a Spiderman into the spider-verse, si ton délire c’est plutôt les combinaisons en latex, et au pire si tu hésites entre le genre milf et le genre baby-sitter, tu vas pas être déçu non plus, parce qu’on diffuse aussi Le retour de Mary Poppins.

T’as tout dans Mary Poppins, le fitness, la drague, le carnaval ; moi si j’étais Jésus, je me serais reconverti dans le ramonage.
Il y a un petit air, non ?

Et alors, il est passé où, le Christ ? D’aucuns racontent qu’il est retourné se la couler douce à Copacabana, tous frais payés par Jair Bolsonaro et l’Église universelle du royaume de Dieu. D’autres croient savoir qu’il se cache dans les caves du Cintra et qu’il y transforme le vin en eau. D’autres encore prétendent que c’est lui le nouveau présentateur d’Infrarouge. Les plus mécréants le soupçonnent de s’être acoquiné avec Damien Piller pour reconstruire plus beau qu’avant le cinéma porno Le Studio.

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Pause Pérolles

Chers lectrices, chers lecteurs, il est temps de faire une pause, de nous asseoir sur le trottoir et de réfléchir un instant à tout ce fourbi (j’avais écrit fourbu et je le suis).

Ce trottoir-là, ça vous va ? On peut s’asseoir sur les escaliers si vous voulez.
On se sentirait un peu comme dans une chanson Alain Souchon, assis par terre comme ça.

Pérolles, dans mon esprit, ça part dans tous les sens alors que c’est censé aller tout droit ; Pérolles, ça réveille des souvenirs de collégien et des fantasmes enfouis puis ça se vautre dans le caniveau ; Pérolles, c’est trop grand, c’est trop vivant, c’est trop bruyant pour que je puisse en saisir l’essence ; Pérolles, c’est l’anti-Vignettaz. Que faire alors ? quitter Pérolles ? plonger dans l’Auge ? grimper Torry ? Je n’ai fait qu’effleurer le boulevard, ne suis entré – par effraction – que dans la tabatière, n’ai étudié que quelques classes-caisses du Collège Sainte-Croix, ai bu presque partout, mais Pérolles ne se limite pas à ses bistrots, le grand Chelem de Pérolles, si l’on voulait être conséquent, consisterait à entrer partout, pas uniquement à marcher sur les toits pour y retrouver quelque Caroline de pacotille ou quelque Sébastien de bazar, le grand Chelem de Pérolles, ce serait dire tous les recoins, tous les débarras, tous les radiateurs, toutes les arrière-boutiques, tous les frigos, tous les locaux techniques, tous les aspirateurs, tous les boudoirs, tous les miroirs, toutes les machines à laver le linge, toutes les machines à laver la vaisselle, toutes les machine à laver la cervelle, toutes les chaises entassées, tous les lavabos qui fuitent, tous les tas de poussière, tous les rats crevés, tous les vasistas, toutes les bibliothèques pourrissantes, toutes les chiottes à la turque, toutes les femmes de ménages qui frottent des vitres dans des salons, dans des bureaux, dans des chambres à coucher, tous les fours à micro-ondes hors d’usage, tous les bidons des lavures, toutes les ampoules qui pendent au plafond, tous les parquets qui craquent, tous les vieux qui crachent, toutes les vieilles qui rêvent, tous les chats qui dorment, toutes les tortues qu’on jette dans les toilettes, tous les gamins qui chialent, toutes les gamines qui toussent, tous les lego enfoncés dans la plante des pieds, toutes les bouteilles de jaja à deux balles, toutes les serrures à travers lesquelles des yeux surveillent, des yeux épillent, des yeux louchent, des yeux fusillent, des yeux pleurent, tous les tests de grossesse positifs, tous les tests de grossesse négatifs, toutes les grossesses qu’on enclenche, toutes les grossesses qu’on déclenche, toutes les cordes qui attendent dans les caves que des désespérés s’y tordent le cou, toutes les portes claquées, toutes les pommes de terre épluchées, toutes les pensées ressassées, tous les coffres-forts défoncés à la dynamite, tous les journaux intimes vides, tous les vélos rouillés, tous les invendus, tous les invendables, tous les relents du samedi soir, toutes les catelles beiges, toutes les boîtes aux lettres débordant de publicités pour du shampoing, pour de l’huile essentielle, pour de l’huile à salade, pour de l’huile de moteur, pour des tondeuses à gazon électriques, pour des voitures hybrides, pour des cervelas à moitié prix, pour des crèmes de jour, pour des crèmes de nuit, pour des crèmes à épiler, pour des crèmes fouettées, pour des confitures, pour des brosses à reluire, pour des savons qui puent, pour des lessives qui lavent plus blanc que blanc, pour des croquettes, pour des sextoys, pour des pillules miracle, pour des colliers de nouilles, pour des scoubidous, pour des toboggans, pour des graines de rutabaga, pour des lunettes 3D, pour des couteaux inoxidables, pour des fourchettes à six dents, pour des tronçonneuses, pour des politiciens démocrates-chrétiens en quête de placard, pour des rouleaux de papier-cul, mais aussi tous les paquets ficelés pour le vieux papier, tous les balais de riz, tous les pianos désaccordés, toutes les photos du grand-père sur le rebord de la cheminée, tous les Fass 90 qui vieillissent dans les greniers en attendant les tirs obligatoires, toutes les joues de Marie-Luce qui rougissent quand Jean-Bernard leur fait du gringue, et la page des morts de La Liberté du 15 juillet 1976 et la clé USB qu’a perdue Sébastien et Caroline si belle que c’en est à pleurer, si belle, pense-t-il, et toutes mes photos d’elle dans cette clé USB et la clé USB envolée et Caroline envolée avec la clé USB. Caroline : tout Pérolles dans la beauté de Caroline ou dans celle de Lise ou de Cin… ou de Mar…

Si tu tapes « belle fille » sur Google, tu tombes sur ça. Eux aussi, ils ont perdu les photos de Caroline.

Décrire un visage, cela suffirait pour décrire la ville, et tu passerais des heures à confondre la ville, la fille et la clarinette, et Caroline si belle, sa bouche enserrant l’anche de la clarinette, ses doigts sur les clefs (seule la clarinette a le droit d’arborer l’ancienne graphie) et la main de Sébastien sur la jupe de Caroline, il n’y aurait sur Pérolles que cela, Caroline et Sébastien, une jupe, une fille, une clarinette, et il serait l’heure de figer Fribourg dans l’instant d’avant le canapé, dans l’instant qui ne dégénère pas encore, dans l’instant d’avant Pérolles, il faudrait que la ville rétrécisse au point de n’être plus qu’un timbre-poste qu’on enverrait se balader à travers l’univers.

Timbre-poste : Caroline et Sébastien sans visage.

Fribourg, ce serait Caroline qui sourit, ou Lise ou Cin… ou Mar… Fribourg, ce serait un peu kitsch, mais on lui lècherait le cul en se disant vous avez compris où je veux en venir, et son visage disparaîtrait, et Fribourg, ce serait un pur fantasme de collégien qui ne pense qu’aux filles mais à qui les filles cachent leur visage, le collégien reste figé devant la vitre, il attend debout devant le local à vélo, ça dure dix ans, ça ne bouge pas, il aimerait danser mais les portes de Fri-Son sont fermées, il se souvient de la jupe qu’il a frôlée, il ne pense qu’à ça, mais le souvenir soudain s’est figé.

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Les doigts de la ville

Vous êtes arrêté dans une de ces ruelles parallèles au boulevard. Rue de Locarno ? Peut-être. Peu importe. Vous tendez l’oreille. Ce son de clarinette, d’où sort-il ? De quelle fenêtre ? de quel appartement ? de quelle bouche appliquée ? de quelle fille solitaire ? Vous aimeriez sonner aux portes, mais la fille arrêterait de jouer et ce n’est pas la fille qui vous attire, c’est la clarinette, c’est cette mélodie sautillante qui se répète inlassablement au milieu des bruits de la ville, c’est ce pied-de-nez aux voitures rauques, c’est cette réponse rigolote aux voix trop sûres d’elles. Certes, la clarinette sans la fille – chaque fois que vous voulez écrire fille, vous écrivez ville – n’est qu’un bout de bois qui scintille, il lui faut, à la clarinette – et à vous aussi il vous les faut – les doigts de la ville – les doigts de la fille – les doigts de la ville, ce serait quoi ?

Regardez bien votre professeure, ça a l’air tout simple, les doigts sur la clarinette, un jour vous aussi vous y arriverez.

– les doigts de la fille qui s’appliquent à gigoter sans trop serrer l’instrument, vous répète inlassablement votre professeure, sans trop les éloigner non plus, proches, légers, les doigts, comme une caresse, les doigts de la ville sur vous, les doigts de la ville-clarinette sur votre instrument qui scintille, les doigts de la ville sur la fille, les doigts de la fille sur vous, les doigts doux de la fille-ville, les doigts de l’instrument scintillant sur vous la ville – et la voix si sûre d’elle le confirme : si si si si  – et les doigts sur la clarinette : si la do sol, non ; si sol do la, non ; si do la si – et vous les oreilles tendues – si si si si

vers les doigts les doigts les doigts car ce sont les doigts et les oreilles qui écrivent, comme pour la clarinette, les doigts et les oreilles et la bouche de la fille dans le bec, la fille-bec, la hanche, il faut dire l’anche, non, la hanche, la hanche de la fille et l’anche de la ville – si si si si – et si la fille c’était la clarinette et si la ville c’était la fille et si la hanche c’était l’anche et si vous c’était les doigts sur la fille et si si si si. La sol fa do, vous répond la fille. Et la ville : si si si si. La ville, ça fait combien de clarinettes ? La ville, ça fait combien de filles ? Si on laissait les clarinettes entre elles dans la ville sans les filles, sans les doigts, toutes seules les clarinettes, quels airs joueraient-elles et c’est air-là que j’entends, c’est quoi ? Il faudrait sonner chez la ville, chez la fille, et lui demander – si si si si, il faudrait, il vaudrait la peine – si cet air-ci, c’est Mozart ou qui d’autre et la fille et la ville vous répondrait et vos doigts lui répondraient et la ville et la fille vous dirait je m’appelle Caroline et vos doigts lui diraient je m’appelle Sébastien et vos doigts sur la hanche de la ville, sur l’anche de la fille et à nouveau partout dans Fribourg – si si si siCaroline et Sébastien sur le canapé de la Vignettazsi la ré miCaroline et Sébastien le grand Fri-Sonsi mi sol ré – Caroline et Sébastien – mi mi mi mi – rue de Locarno – et vous, ce serait Sébastien et elle – si si si do – ce serait Caroline, ce serait Lise, ce serait Cin…, ce serait Mar… et la ville ce serait la fille et la clarinette ce serait vous et elle et vous scintilleriez et ce serait bien, si si si si.

et soudain de partout dans la ville sortiraient des clarinettes (et le barbu du fond, ce serait vous).

Vous vous prenez à rêver d’une ville où tout le monde serait clarinettiste, tout le monde sauf vous : vous, vous seriez carolinettiste – si si si mi – vous agiteriez vos doigts sur Caroline et cet air-ci, ce serait la voix de Caroline qui scintille quand on la chatouille sur le canapé, et cet air-ci, ce serait le grand Fri-Son de Caroline en vous et vous, vous seriez le grand frissonneur, le grand canapiste, le grand carolinovore, et vous, vous seriez la bouche sur l’anche de Caroline qui scintille, la bouche sur la hanche de la ville, la bouche ivre de Caroline et ivre de clarinette et ivre de canapé – si si sofa – la bouche ivre de Caroline et ivre de ville et ivre de fille et ivre de hanche et ivre de jambes et ivre de nombril – si si mi la – et ivre de fesses, les fesses de la ville, ce sont les fesses de Caroline et vous êtes devant sa porte et vous ne sonnez pas, vous avez peur – si si si si – vous avez peur des fesses de la fille et vous restez dehors à rêver d’une ville où tout le monde jouerait de la clarinette, d’une fille aux fesses-clarinettes qui scintillent, d’une fille-ville aux hanches de Caroline et vous allez sonner oui ou non à sa porte, à la porte de la clarinette qui se taira, à la porte de la ville qui se taira, à la porte de la fille aux fesses-villes sur le canapé assise – si si si si – à la porte du grand Fri-Son, vous, quand vous déciderez-vous à prendre pour de bon la place de Sébastien ? Vous restez dehors, rue de Locarno ou ailleurs, dans une de ces rues parallèles au nom blanc sur fond bleu, et vous tendez les oreilles vers la clarinette en vous disant – fini le grand Fri-Son – que la bouche sur la clarinette, que les doigts sur la clarinette, que cet air-là sur la ville, ce n’est peut-être pas une fille et que si vous sonnez, sur le canapé – non non non non – cet homme, ses doigts, ses hanches et vous, vous dites non merci, continuez à caresser votre clarinette, monsieur, et l’homme vous sourira et vous – non non non non – la clarinette sans fille n’est plus tout à fait la clarinette, et la fille sans la clarinette n’est plus tout à fait la ville et la ville sans la fille, c’est un peu la ville sans la ville et vous, vous dites qu’à la fin – si si si si – il ne reste de la fille, il ne reste de la ville, il ne reste de Caroline, il ne reste de Sébastien, il ne reste de vous que la clarinette, que cet air-ci qui n’est peut-être pas de Mozart, qui est de vous, qui est de Caroline, qui est de l’homme à la clarinette, qui est des doigts qui s’agitent, qui est tout ce qui reste de la ville, de la fille-son, de la ville-son, de Fribourg, de Fri-Son, de frisson, de vous et de tout – si si si si – il ne restera pour finir de ceci qu’un vers d’oreille, la mélodie de Caroline dans votre tête qui n’a toujours pas trouvé de quelle fenêtre s’échappe son âme-son, votre âme-son – si si si si – votre âme tout entière blottie dans quelques notes de clarinette.

Ballade à Ophélie (ce serait le prénom de la ville, et ce serait une composition de Louis Cahuzac, avec Guy Dangain à la clarinette et Misaki Baba au piano).
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Les feuilles mortes

Deux collégiens en mode lèche-vitrine bavent devant l’énorme cendrier. Tu crois que ? Trop cher. Même avec. N’y pense même pas. Et la pipe ? Demande à ta. J’en ai pas. Trop cher. Le coupe-cigare ? Trop cher. Alors quoi ? Les fleurs en plastique. Le plastique, c’est fantastique. La pipe en plastique. Demande à ta. Elle voudra pas. Ou les feuilles mortes. En plastique. À la pelle. Demande à ta. Elle schlingue du bec. Et du schnariflet, elle schlingue aussi, ta ? Une horreur. De la buée sur la vitre. Et si on ? Tu crois que ? Mais il y a une. Faudra faire vite. Qu’est-ce que tu ? T’es fou ? Allez, prends ce qui te. Merde, faut foutre le. Tu la fous ta ? Qu’est-ce que ? Deux collégiens en nage : c’est un accident, monsieur, on voulait juste regarder, on a été poussés et ça a déclenché – on n’a rien pris, monsieur, presque rien, une pipe pour mon pote, il a pas de copine alors il, et une boîte de, on aurait pu pour les fleurs en plastique mais on les a laissées, monsieur, les feuilles mortes aussi, on les a laissées.

Pourtant, c’est si beau, les feuilles mortes (ici par Dee Dee Bridgewater).

Deux collégiens qu’on ramasse à la pelle : ta copine, la pelle, tu peux tirer un trait. De toute façon, la pipe, elle veut pas. La mienne, elle s’appelle Lise ou Cin… ou Mar… ou – t’as jamais eu de copine – d’accord mais la tienne elle veut pas alors elle te sert à quoi – tu peux pas comprendre – de toute façon ici – ils vont pas nous garder – on a quand même – on n’a pas l’âge – dommage pour la boîte de – t’inquiète, j’ai encore ça – quoi ça, montre – le – oui le – putain, si ils – on est mineurs, je te dis, on est tranquilles – mais – t’es vraiment une – tu vas quand même pas le – t’as du feu ? – t’es fou – t’en as jamais goûté, tu – pas ici, t’es con ou quoi ? – c’est comme les filles, t’as jamais – tu crois que – alors ça vient, ce feu ?

Stéphane Grapppelli et Michel Legrand, c’est pas mal aussi.

Deux collégiens qui balaient : le Chinois ne bouge pas, il les regarde balayer, il ne doit pas rester un éclat de verre, allez-y, mes petits loups, balayez. Le Chinois bourre sa pipe, il les regarde balayer, il y en a encore, allez-y, balayez, mes petits loups, et après, il faudra poser la nouvelle vitre, vous avez du pain sur la planche, mes petits loups, allez-y, balayez.

Il y a aussi les versions en anglais, celle de Frank Sinatra entre mille autres.

Deux collégiens qui portent une vitre : le Chinois fume un cigare, il a peur qu’ils la lâchent, il se dit les pauvres petits loups, attendez, je vais vous aider. Ou pas. Il leur rit au nez.

Et la version de Bob Dylan, vous connaissez ?

Deux collégiens épuisés : le Chinois leur tend un verre, ils trempent les lèvres, c’est du tourbé, ils font la moue. Deux collégiens ivres morts : le Chinois remplit les verres, ils lapent, ils goûteront à tout, puisque ça les intéresse, ils boiront un peu de chaque, ils fumeront de tout, ils vomiront tout si ça leur plaît et ça leur plaît puisqu’ils sont prêts à briser une vitrine pour tout goûter, pour tout boire, pour tout fumer, pour tout gerber, et une fois qu’ils auront tout bu et tout fumé et tout gerbé, il restera à essayer les coupe-cigares sur leurs petits doigts de voleurs qui veulent tout goûter et pour finir quand ils pisseront le sang en crachant leurs poumons, il leur fera bouffer les fleurs en plastique, le Chinois, et les feuilles mortes, à grandes pelletées.

Avec la voix de Juliette Gréco, c’est plus digeste, les feuilles mortes.

les feuilles mortes les feuilles mortes et aussi quoi la chaise une autre et aussi quoi la lumière est forte et des feuilles mortes et aussi quoi sur la table un cendrier des mégots ou pas de cendrier pas de mégots les feuilles mortes des lumières roses bleues rouges blanches les feuilles mortes les chaises quoi d’autre les feuilles mortes et trop vite quoi les voitures le couloir comme si la mort les feuilles mortes les feuilles mortes et puis quoi les tables le tronc et puis quoi les feuilles mortes les feuilles mortes pourquoi t’as bougé l’appareil c’est pas moi c’est les feuilles mortes les yeux qui font la lumière qui fait rouge et puis bleu et puis rose blanc les feuilles mortes le cendrier au fond du corridor il y a quoi les feuilles mortes les chaises et puis le tronc rose les voitures bleues les feuilles mortes et puis quoi il y a arrête de dire les feuilles mortes les feuilles mortes arrête de dire il y a la nuit la lumière noire et blanche les feuilles mortes et tu crois que c’est elle non c’est les feuilles mortes les feuilles mortes il y a des silhouettes où ça des silhouettes arrête de bouger j’ai mal au bide il y a les feuilles mortes le tronc et puis des silhouettes qui bougent arrête et aussi des voitures la nuit les néons et puis quoi les feuilles mortes il y a les feuilles mortes il y a qui est-ce que tu ou elle cette silhouette si c’est elle c’est foutu les feuilles mortes les troncs les couleurs la nuit le couloir le corridor le corridoir il y a elle la silhouette c’est pas les feuilles mortes rouges roses bleues et il y a quoi le coudoir le corps le couloir il y a le corridor tu dors ou quoi il y a les feuilles mortes on n’aurait pas dû tais-toi corridor il y a feuilles et puis tu silhouettes et elle il y feuille et toi morte il bouge et puis nuit le corridor les tables il les feuilles y noires y a les et puis tu silhouette les cendriers il tu fumer tue le bide et puis il y a il y a il y a est-ce que tu les feuilles les il y a les mortes tu tues et il y puis y a tu s’il où es-tu il coule il couloir y a noir les feuilles les noirs et il tu as des lumières et nous tu et puis il y a je non attends il y a arrête de bou arrête tu je les feuilles mortes les feuilles mortes les feuilles mortes les feuilles mortes les mortes mortes il y a les mortes

La version d’Iggy Pop en vaut aussi le détour.

Un tutu pour le tronc-tronc. Sinon : les poubelles. Des silhouettes ? Trop loin. Finalement, il n’y en a pas tant que ça. Quoi ? Les feuilles mortes. On avait l’impression qu’il y en avait des tonnes mais on était jeunes, on exagérait tout, on était rentré à vélo parce qu’on n’avait pas encore la Honda. Tu trouves pas que c’est désert ? Deux silhouettes, c’est peu. Et nous, tu te souviens ? Pas tout. Le Chinois, un beau salaud. Et nous ? Deux petits cons. Tu te souviens ? Il faut traverser le passage piéton, c’est un peu plus loin. Tu as toujours la batte de baseball dans le coffre? Il paraît que le Chinois est toujours là et qu’il nous attend de pied ferme.

Le temps passe, mais on n’oublie pas la chanson de Prévert…
…ni la chanson de Gainsboug (ni celle de Romain Didier).

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Pérolles à l’école

Deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent à l’aube sur le boulevard. Ils sont beaux. Beaux à double. Avec tout : ils ont tout. Tout pour plaire. Décrire serait souiller. Tous disent : ils ont tout. Toutes disent : ils ont tout. Tout pour plaire. Tout pour plaire à tous. Plaire à toutes. Tout. Tous toutous. Deux amoureux marchent. Non. Deux amoureux dansent. Plus que danser. Ils. Ne pas décrire. On tomberait dans. On dirait des. On. Deux amoureux affolent tout Pérolles. Tous pensent : ils viennent ici. Chez moi. Ils. Ils ne pensent plus. Ils. Impossible de dire ce qu’ils. Deux amoureux traversèrent Pérolles de bout en bout, de l’université à la gare. On pensa : des anges. On rectifia : des dieux. On proféra ce jour-là beaucoup d’imbécilités.

Deux amoureux sur les boîtes de Chocolat Villars

Vous, à l’aube de quoi ? À l’aube de quelle rue ? Vous n’avez pas osé les suivre. Jouer la trainée derrière l’étoile filante, très peu pour vous. Vous cherchez un nom. En blanc sur fond bleu. Route Wilhelm Kaiser, fondateur de Chocolat Villars, autour de qui tout Fribourg tourne. Vous tendu entre le parfum du chocolat et le souvenir d’un prénom. Pas Wilhelm. Un prénom de femme. Lise peut-être. Ou. Vous aimez les noms en blanc sur fond bleu mais ce sont rarement des noms de femmes. Wilhelm Kaiser : vous n’aimez pas ce nom. Jacques Gachoud : vous préférez. Jésuite. Missionnaire. Vous cherchez un autre nom. Un nom qui. Un nom qui quoi ? Rue des Charmettes. Charmant. Les charmes. Les charmilles. Un nom pour la Vignettaz. Le Cyclo. Un joli minois. Des vélos. Vous vous dites que ce n’est plus de votre âge. Vous ne dites pas votre âge au joli minois parce que vous n’avez pas d’âge.

Avec le temps, les jolis minois du Cyclo se font plus flous.

En blanc sur fond bleu : route Albert Gockel. Physicien. Des blouses blanches dans des laboratoires. Des souris qu’on tripatouille. Des têtes penchées sur des microscopes. Des neutrons, des électrons, des protons, de la matière grise. Vous ne voyez rien. Des bâtiments carrés. Sobres. Des étudiants. Des livres. Vous : trouver d’autres noms, les collectionner, ne jamais cesser de les écrire, en blanc sur fond bleu. Vous, à l’aube de l’âge mûr, errant entre les écoles de Pérolles, éternel étudiant, ombre d’étudiant, vieux professeur acariâtre.

De l’autre côté de la route : de lents lasers sur des poteaux rouges, combats de Jedi au ralenti, comme une danse aérospatiale qui depuis un observatoire lointain – combien d’années-lumière vous reste-t-il à vivre ? – chercherait à comprendre ce mouvement mystérieux des barrières à l’entrée des parkings : pourquoi – se demandent-ils, du haut (du bas ? du centre ? du travers ?) de leur galaxie – mais pourquoi donc ces aliens introduisent-ils des bouts de papier dans des bornes pour pouvoir continuer leur route ? pourquoi cet obstacle inutile ? et comment ces bouts de papier actionnent-ils ces planches ? et pourquoi – l’extraterrestre est pris de vertige – dupliquer ces machines dans des lieux sans – comment peuvent-ils bien appeler ces boîtes à roulettes qui semble avancer toutes seules ? – automobiles – c’est ainsi qu’il les auraient nommées, l’extraterrestre – où ne déambulent que ces animaux à deux pattes attifés de mille fanfreluches ? pourquoi surtout, médite le Jedi intrigué, ces trucs ressemblent-ils tant à mes propres sabres laser ? Vous, ces choses, vous vous dites juste que c’est une sorte d’art contemporain au rabais, de la déco pour faire joli, mais vous êtes vieux jeu, vous ne trouvez pas que c’est joli, alors vous poursuivez votre errance en direction d’autres écoles plus sérieuses.

Les briques : le travail du maçon, celui de l’architecte, ce qui compte, c’est le respect du fil à plomb, l’angle droit, la verticalité sobre, la répétition éternelle des mêmes formes rectangulaires. Il vous prend l’envie de mesurer. Vous pensez : on devrait toujours avoir un double-mètre sur soi. Aussi indispensable que le smartphone et le couteau suisse. À vue d’œil, combien ? vingt-cinq centimètres de haut, cinquante centimètres de long ? Vous n’avez pas le sens de la mesure. Vous n’obtiendrez jamais le droit d’entrer dans une telle école. Ecole d’Ingénierie et d’architecture Fribourg. Pas pour vous.

De l’autre côté de la route : comme une usine. EMF. Ecole des métiers Fribourg. Pas pour vous non plus.

En face : fabrique de pâtes alimentaires, la Timbale, eikon, école professionnelle en arts appliqués. Arts appliqués ? Est-ce qu’il faut s’appliquer pour faire de l’art, se concentrer, colorier sans dépasser, bien copier l’image du monde avec un chablon ? Vous vous souvenez que vous les avez vu défiler, les eikonnards, dans vos classes du jeudi matin, toujours en retard qu’ils étaient, incapables de se souvenir que les cours, ça commence à huit heures moins cinq, pas à huit heures cinq, pas à huit heures et demie, pas à midi, vous vous en souvenez, de cette eikonnasse qui avait écrit sur l’évaluation de l’enseignement que vos cours, c’était comme la pluie qui tombe, chiant à crever, vous vous vous souvenez de la remarque des collègues, toujours la même et sempiternelle remarque dégoûtée : des artistes. Jugement définitif, jugement dernier : des artistes. L’artiste, synonyme du paresseux, du touriste, du peigne-cul, l’artiste parasite anti-bourgeois, l’artiste parangon de nonchalance, l’artiste systématiquement à côté de la plaque, l’artiste comme l’envers de l’homme raisonnable, de l’homme respectable, de l’homme comme il faut, l’artiste subventionné pour pisser dans les géraniums, l’artiste qui se plaint, l’artiste pire que le paysan, l’artiste blabla, l’artiste bobo, l’artiste assisté, l’artiste attristé, l’artiste handicapé social, l’artiste squatteur de supermarché à l’abandon, l’artiste coupeur de cheveux en quatre pour cantatrices chauves, l’artiste inadapté, l’artiste inutile, l’artiste profiteur, l’artiste pour que se pavanent les snobinards et les politicards, l’artiste de gauche, pire, l’artiste gauchiste, l’artiste communiste, l’artiste maoïste, l’artiste staliniste, l’artiste chaviste, l’artiste terroriste, l’artiste empêcheur d’acheter en rond, l’artiste écologiste, l’artiste tous les maux du monde, l’artiste, insulte suprême dans les salons pépères de nos grand-mères empoussiérées. La preuve : une dalle de béton qui écrase une voiture – de collection, la voiture, crime de lèse-majesté – et ce panneau qui ironise sur le cantique suisse : Sur (GR) Nos (GR) Mon (GR) Quin (VS) Le Soleil (GE) Hanen (OW) Zun (SG) Brienz (BE) Rei (VS) Vei (TI).

Il semblerait que ces enfants connaissent mieux le cantique suisse que les parlementaires. Même dans les rangs de l’UDC, on baffouille quand il s’agit de chanter le deuxième verset en français. Les enfants, eux, sont des artistes.

Des artistes, voilà ce que c’est, rien que des artistes, tout est dit, des disailleneurs, des ouèbemasteurs, des développeurs couchées, des vidéastes. Le vieux prof acariâtre se souvient bien de ces artistes de l’eikon, il en a vu de toutes les couleurs, des artistes, le vieux prof, un jour les cheveux verts, un jour les cheveux roses, ou pire, végans, suceuses d’algues, avaleuses de cailloux, puis un jour les cheveux bleus, ou pire, crâne rasé, crête à la punk, dreds à la cool, moumoute afro, tresses à la Fifi, houpes à la Tintin, favoris genre Jules Ferry, la semaine suivante les cheveux jaunes, ou pire, LGBTQ+, non-binaires, bipolaires, paranoïaques, dyslexiques, ambidextres, HPI, des artistes, c’était toutes – tous ? tout.e.s ? – des artistes, des artistes engagées, des artistes dégagées, des artistes dégradées mais revendicatrices, des artistes mal baisées, des artistes mal rasées sous les aisselles, des artistes dévergondées du schnariflet, des artistes désorientées du cervelet, des artistes écologistes, décroissantes, altermondialistes, vitalistes, postmodernistes, déconceptuelles, jamais lavées, jamais coiffées, jamais à l’heure, des artistes lesbiennes, transphobiques, féministes cinquième vague et piercées, tatouées, avachies sur leur pupitre, des artistes femens, ni putes ni soumises, maîtressses SM, décolonialistes, des artistes racisées, clitoridiennes, Nuit Debout, youtubeuses, des artistes hermaphrodites, des artistes à la Pipilotti Rist, des artistes mélanchonistes, maoïstes, zadistes, titistes, des artistes zysiadistes, levristes, simonettasommaruguistes, des artistes taoïstes, cruciverbistes, verbicrucistes, gilets jaunes, des artistes travesties, influenceuses, décroissantes, des artistes ronchonnes, cochonnes, maigrichonnes, des artistes graffeuses, galleuses, gaffeuses anti-GAFA, anti-gars, anti-baise, des artistes anti-tâche, des artistes anti-tout, en un mot des artistes.

Et pourtant, les artistes sont tellement supérieurs aux vieux professeurs acariâtres (la preuve par Léo Ferré).
U = RI

Mais à l’aube, sur Pérolles, les artistes dorment encore et c’est bourré de collégiens en retard qui marchent plus vite que le bus bondé. Sauf en cas d’inter de physique. Ou de biologie. Ou d’allemand. À l’aube, sur Pérolles, les collégiens marchent d’un pas lent. Ils ne sont pas pressés. Il y a inter de philo. Le temps et l’espace sont des a priori, disait Kant, puis il partait en promenade et il marchait lui aussi d’un pas lent. Dernier moment pour réviser. Noumène et phénomène, c’est quoi ? Impératif catégorique ? Raison pure ? Raison pratique ? Les collégiens ralentissent. Pourquoi Kant a-t-il manqué sa promenade aujourd’hui, est-ce qu’il y a une Révolution et U = RI, ça veut dire quoi ? C’est pas un canton au fin fond la Suisse allemande ? Et la différence entre la mitose et la méiose ?

T’as pigé ? Moi pas.
S’ils pouvaient, pour les inters, nous aider comme ils ont aidé les Autrichiens.

Moi j’ai juste appris aus bei mit nach zeit von zu. C’est quoi, ça, auf boi nit seit far komm pou ? Aucune idée, durch für gegen ohne um, c’est l’autre liste. L’autre liste de quoi ? L’autre liste tout court, qu’est-ce que j’en sais, moi ? Et le 12 mars 1938, c’est l’Anschluss. Ah bon ? T’es sûr ? Oui, parce que c’est aux Ides de mars 44 que Jules César a été flingué par son fils et qu’il lui a dit, il lui a dit, je sais plus ce qu’il lui a dit, de toute façon il était mort alors il pouvait pas dire grand-chose mais madame Braillard a dit qu’il a dit quoi déjà, un truc en latin, mais moi, j’ai arrêté le latin depuis longtemps, je suis en C, en scientifique, on a maths renforcés, les identités remarquables, les polynômes, tout ça mais moi, je pige rien aux math, pourquoi ils mettent des lettres pour des trucs avec des chiffres, ça veut rien dire, c’est comme les phrasal verbs en anglais, c’est trop compliqué pour ma petite tête, moi, le cours que j’aime, c’est la gym, surtout avec Morandi parce qu’on a le droit aller boire des verres au Café du Commerce, il dit rien, on fait comme si on allait courir dans la forêt et ni une ni deux on s’enfile trois canettes et on schwemtze la chimie en passant, de toute façon, la chimie non plus je comprends rien, les liaisons covalentes, tu sais ce que c’est, toi, aucune idée, moi je suis resté à H2O et je préfère boire de la bière. Parce que c’est quoi déjà H2O ? De toute façon, c’est trop tard pour l’inter. T’avais inter de chimie ? Non, de philo. Alors, c’est pas grave, tu diras que c’est la liberté qui t’a guidé, il pourra rien dire, le prof de philo, contre la liberté guidant le peuple.

De toute façon, ils écrivent que des conneries dans La Liberté. Ça, c’est sûr, ils ne guident pas le peuple, La Liberté, ils ont fait quoi Gottéron hier soir ? Perdu, pourquoi tu poses la question ? Contre qui ? Berne, ils perdent toujours contre Berne. Et l’entraîneur, ils le virent quand ? Aucune idée. 5-0, ils ont perdu, ils ont pas touché le puck.

On en reprend une ? Faut bien. T’as quoi après ? Français. Ah, vous lisez des livres, en français ? Des trucs qu’on n’y pige rien, le mec il y a sa maman qu’est morte alors il tue un Arabe sur une plage et après il va en prison et on le condamne à mort et il parle avec un curé. Absurde, mais y’a pire, vous avez fait aussi la poésie ? Le truc avec celui qui a fumé chais pas quoi et qui part dans des délires, machin avec les chats qui ont des étincelles à la place du cul, chais plus y’a un truc comme ça avec un oiseau qui tombe sur un bateau et que les types ils rigolent comme quoi c’est comme ça pour les poètes que tout le monde rit d’eux mais bon y’a de quoi, parce des étincelles dans le cul du chat faut en avoir une sacrée dose, tu trouves pas ?

Le prof, il récite un peu comme celui-ci, mais sûrement qu’il fait seulement semblant de piger, parce que moi, ça me passe par-dessus.
Ce qui est sûr, c’est que le chat, lui, il s’en fout, de la poésie.

C’est comme celui avec le mec qu’est mort dans un ruisseau et qu’on croit qu’il dort et qui boit le soleil ou un truc dans le genre, que le prof est tout fou quand il lit ça, c’est beau qu’il dit parce que c’est bourré de figures de style, vous avez fait aussi, les figures de style, les métaphores, tout ça, comme quoi les étincelles dans le cul du chat c’est pas des vraies mais que c’est pour dire autre chose mais alors pourquoi ils disent pas directement ce qu’ils veulent dire, les poètes, ça nous simplifierait la vie, à nous, parce boire le soleil, j’ai beau me casser la nénette, je pige que dalle, boire une bière, ça je comprends, t’en reprends une ? Ou bien tu préfères une H2O ? Peut-être que si on boit vraiment beaucoup, on deviendra des poètes. Ou des philosophes.

Le rayonnement du savoir, nous venons de le constater, est inégal sur Pérolles : CO de Pérolles presque rien, Collège Sainte-Croix à peine plus, EMF un peu plus rude au niveau technique, eikon des artistes, Ecole d’Inge là bon d’accord des calures, Uni ça dépend, en économie des requins, en sociologie des bisounours. Et puis, sur Pérolles, il y a aussi, mais mieux cachée, l’école-club MIGROS où on peut, en vrac, partir à la découverte de son clown intérieur, renforcer ses abdos-fessiers, accompagner des processus de formation en groupe, s’initier à Adobe Photoshop, apprendre l’albanais niveau A1, l’allemand niveau B2 et l’anglais pour les voyages (débutants), ou encore s’initier à l’aromathérapie familiale et à l’art floral, devenir assistant-e en gestion du personnel avec certificat HRSE, suivre l’atelier Cloud découverte de One Drive et l’atelier d’écriture de roman de fiction ou de collage, se lancer dans la Baby Dance, dans la beauté pour adolescentes (12 à 16 ans), dans le Body Scult, dans la calligraphie traditionnelle, dans le certificat d’aide-comptable ou dans le chant en groupe. Ajoutons, afin que le savoir se construise dans la joie et l’insouciance, que juste derrière l’école-club MIGROS il y a le Centre Fries, centre socio-culturel de l’Université de Fribourg, où entre deux apéros, six soupers à thème et trois tournois de foot-foot, on mâte des films palestiniens en se gavant de grillons et de vers de farine.

Mais deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent toute la journée sur le boulevard de Pérolles tout en évitant soigneusement les écoles. Tu as fait quoi comme études, Sébastien ? L’école buissonnière, Caroline. Tu m’apprends ? Tu verras, c’est facile.

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La nuit au bord du lac de Pérolles (dérives)

Ils sont plantés devant La Tabatière. Ils se demandent s’ils ont l’âge. Boîtes de cigares, whiskies millésimés, pipes en bois, cendriers gravés, un vieux Chinois maigrichon immobile derrière son comptoir. Est-ce qu’il les a vus ? Elle se serre contre lui. Il pose la main sur sa jupe. Elle a moins peur. Ils n’osent pas entrer. Entrer pour quoi faire ? Ils n’ont pas envie de fumer ni de boire mais ils ne peuvent s’empêcher de lire les étiquettes : Glenmorangie, Partagas, Caol Isla, Montechristo, The Balvenie, San Christobal de la Havana, Aberlour, Cohiba, Cragganmore, Trinidad, Bruichladdich, Romeo y Julieta. Timidement, le voilà qui pousse la porte. Le vieux Chinois lève la tête. Ils montrent du doigt ce qu’ils veulent, redemandent le prix, sortent les porte-monnaie, les vident. Il y a juste assez. Le vieux Chinois les regarde s’en aller. Il est triste. Chaque fois qu’il vend des Romeo y Julieta, ça lui retourne les boyaux. Ils sont si beaux.

Le vieux Chinois ne peut s’empêcher d’entendre les couteaux de Prokofiev dans sa tête.

Ils n’ont pas de feu. Ils achètent un briquet au kiosque. Voilà, maintenant on peut, mais il faut trouver un endroit. Il y a partout du monde sur Pérolles. Ils marchent tout droit jusqu’à l’Uni. Il lui tient la main. Lui dit : « Par ici. » Ils tournent. « Tu es sûr ? » Il serre plus fort sa main. « Je n’ai jamais… » Lui dit : « Moi non plus. » Ils descendent le sentier Ritter. Lui dit : « Regarde. » Elle dit : « Un lac. »

Il essaie de se souvenir : ô lac, suspend, non, ô temps, suspend ton vol, laisse-nous savourer, non, laisse-nous le plus beau de nos heures, non, les rapides délices, ça rime avec supplice, non, propice, ô temps propice, non, laisse-nous savourer les rapides délices, et vous heure propice, le plus beaux de nos heures, non, ô lac, non, ô temps suspend ton vol et vous heures propices suspendez votre cours laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours, ô lac, ça dit aussi ô lac, ô lac de Pérolles, parce qu’à Pérolles, figurez-vous qu’il y a un lac, mais c’est pas ça, ô lac, non, ils ont aimé, c’est ça, ils ont aimé.

Vous les avez suivis. Vous avez vu. Vous avez compris. Vous pensez : ne pas déranger. Vous pensez : les laisser. Vous secouez la tête : les laisser à leurs illusions. Vous remontez sur le boulevard. Il fait nuit. Illusions perdues. Les boutiques fermées clignotent. Jamais de noirceur. De la lumière qui vous agresse. Vous pensez à eux au bord du lac. Vous marchez. Dans les pizzerias jaunâtres, des verres de vin rouge s’entrechoquent. Vous avez soif. Vous marchez. Vous avez faim. Vous croisez des voix, saisissez quelques bribes de conversations. Deux faux barbus, la trentaine : tu peux me faire confiance. Deux filles, dix-huit ans, bas noirs : il me prend la tête. Vous, honteux : je lui prendrais bien. Vous vous arrêtez à temps. Un grand type sur une trottinette électrique : sifflements. Une dizaine de grosses dames, la cinquantaine : mon mari, il. Une dizaine de gros bonshommes, la soixantaine : ma grosse, elle. Vous, presque la quarantaine : pourquoi les gens se parlent-ils ? Vous et les gens : des étrangers.

manchettell

Vous marchez. Pompes Funèbres Murith. Des urnes noires : vous vous arrêtez. Vous dans trente ans. Vous, planté sur le trottoir : gérer et organiser dignement la dernière étape de l’existence. Vous : vieillard indigne. Vous marchez. Vous vous arrêtez : les containers. Gris. Sur roulettes. Cercueils à ordures. Sacs bleus. Seule unité de la ville : partout des sacs bleus. Dépassant des containers gris. Linceuls. Vous marchez. Deux vélos. Cadenassés. Ils ont peur. Trop de mort dans le coin.

Vous marchez. Les affiches :

Sur google street view – vous ne marchez pas, vous êtes assis devant votre ordinateur – un nu flouté – Modigliani cachez ce sein peint que l’internaute ne saurait mâter entre deux pornos – Emma Roberts effacée – madame Miller, cachez cette beauté que l’esthète amateur ne saurait contempler entre deux cageots – d’autres containers, un panneau rouillé rouge et bleu – interdit de parquer – des voitures hors-la-loi – vous marchez – attention travaux – sens unique – dans l’autre sens – vous marchez – dans le même sens – Rue Frédéric-Chaillet – un chauve au regard brouillé – un arbre habillé de roseaux – des fenêtres – fermées – des rideaux – vous avez froid – un couvre-moto – vous marchez – un pan de mur beige – privé – des stores grenat – baissés à moitié – aux trois-quarts – complètement – vous marchez – la grille autour de l’arbre prisonnier du trottoir – vous marchez – des murs des stores des balcons – vous êtes perdu – des boîtes aux lettres – des noms – vous ne connaissez personne – des murs des stores un gril sur le balcon – vous marchez – un parcomètre collectif – Zentrale Parkatur – vous marchez – Plot 24 centre d’impression numérique – vous marchez – stop – vous vous arrêtez – vous pensez : pourquoi je marche ? – vous marchez – vous pensez : pourquoi m’arrêter ? – vous vous arrêtez – vous pensez : au bord du lac, ils.

Ils quoi ? Elle : Caroline. Lui : Sébastien. Ils. Vous cessez de penser. Il et elle. Elle et il. Vous. Eux. Caroline. Sébastien. Vous. Vous qui ? Vous passant. Vous piéton. Vous dans la ville : égaré. Noter sur un carnet noir la poésie des rues : en jaune, BUS, écrit sur la route ; J. Vogt, arrêt de bus, Pompes Funèbres Murith SA, encore eux. Caroline dans son cercueil. Sébastien en larmes. Vous qui tournez en rond. Prendre le bus ? L’attendre à J. Vogt ? J. comme Jacques. Lire des noms d’inconnus en blanc sur fond bleu. Jacques Vogt : compositeur des Bords. Plus de poésie dans les rues que dans les chansons ? Plus beau BUS en jaune qu’Armons-nous.

Petite histoire des Bords de la libre Sarine, le lac de Pérolles n’étant rien de plus qu’un élargissement de ceux-ci.
Joseph Reichlen (1846-1913), dames

D’autres noms en blanc sur fond bleu : rue Joseph Reichlen. Artiste peintre. Aquarelliste. Une dame assise qui dort. Presque une photo. Rendre les rides avec précision, les creuser. Suggérer le travail des mains. Vous ne voyez que la tranche du gâteau sur la table. Vous avez faim. Elle se réveille à l’aube d’une rude journée. L’âge, des années de dur labeur, des années à se réveiller à l’aube d’une rude journée, des années qui pèsent lourd, voilà ce qu’elles pèsent, les années, lourd. Le boulevard, c’est le nom qu’ils donnent aux nouvelles maisons, le boulevard, un nom de la ville, un nom pour les calèches, un nom pour les madame de Weck et pour les madame Von der Weid, le boulevard, pas un nom pour elle, elle de la campagne, elle qui se réveille à l’aube d’une rude journée, une journée lourde et longue pour une femme de son âge, le boulevard, un quartier sorti de terre comme un champignon vénéneux, un champignon de travail qui a bouché les ravins, avec le tramway, avec des jolies maisons pour les madame de Castella et pour les madame de Buman, un boulevard pour ces dames qui veulent de la bonne cuisine, de la viande rouge tous les dimanche, un boulevard avec des industries, qu’ils disent, pour développer l’économie, qu’ils ajoutent, pour donner du travail, mais elle du travail, elle en a assez, bien assez, elle n’a que ça, du travail, alors à l’aube d’une rude journée, elle aimerait bien pas de travail et se réveiller un peu plus tard et déjeuner d’une tranche de gâteau aux pommes, mais on la lui a mangée, sa tranche de gâteau, pendant qu’elle dormait, alors il faut qu’elle travaille pour en manger peut-être une demain matin et pour boire une soupe à midi, parce que le boulevard, c’est pas la grande vie quand on ne s’appelle pas madame de, mais voilà madame de qui l’appelle, qui lui dit de venir, fais-moi ci, fais-moi ça, la petite vie, pour elle, de l’aube au soir, pendant qu’au bord du lac ils.

Carte postale du boulevard de Pérolles en 1906.

Ils quoi ? Ils se réveillent à l’aube d’une belle journée. C’est folie. Voilà ce qu’il pense. C’est folie. Elle aussi, voilà ce qu’elle pense. Ils pensent à l’unisson. C’est folie d’être restés ici jusqu’à l’aube. Elle a froid, une jupe, à l’aube d’une belle journée, c’est trop peu de tissu. Et il manque la main de Sébastien dessus. Caroline n’a pas besoin de le lui dire, la voilà déjà. Il – elle aussi – passerait bien sa vie ainsi, à l’aube d’une belle journée, la main sur la jupe de Caroline, avec ce petit frisson du matin qui fait du bien. Il lui dit : viens. Elle est debout. Remontons vers la ville – vers la vie ? – allons voir si le monde a changé depuis que.

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Le Grand Chelem de Pérolles

Le célèbre Grand Chelem de Pérolles est en théorie simple à réaliser : il s’agit de boire une bière dans chaque bistrot du Boulevard. En pratique, il est fort probable que personne n’y soit jamais parvenu, même si de nombreux vantards affirment le contraire. Les quelques aperçus ci-dessous sont une réécriture d’articles que l’on peut trouver ici.

Deux gamins sur la terrasse de l’Imprévu

On fait comme si c’était le printemps, on commande des bières colorées, on est prêt à pedzer en terrasse jusqu’à point d’heure, on a le visage rougi par le soleil, du moins c’est l’excuse qu’on trouvera en rentrant chez papa maman, mais le vent fait branler la table chancelante, les voitures hurlent sur le boulevard trop proche et les Espagnols s’en vont. Quelques étudiants à chapeau ou à capuche se la racontent. D’autres ont sorti les lunettes de soleil. Une moto pousse un cri. Les voitures se reflètent dans le toit de l’Ecole des Métiers, à l’envers mais droites. On tord la tôle mais toujours à angle droit. Pas de lyrisme, se désolent Caroline et Sébastien. Sauf une affiche :

Des poussins, déjà ? Nul n’est à l’abri d’un imprévu.

Un homme entre deux âges au Café du Commerce

Jadis, quand il schwemtzait le cours de gym à Morandi pour aller boire des canettes de cardoche, la serveuse était aussi délabrée que l’établissement et aussi massive que sa soif. Les temps ont changé. Ce n’est plus la même serveuse – ou alors la chirurgie fait des miracles – et l’homme boit un expresso avec un verre d’eau. Je ne peux pas rester assis sur le trottoir et me mettre à pleurer, se plaint un militaire en civil. L’homme entre deux âges a rendu ses habits et son flingue – Sophie, à cause d’une bombe – voilà déjà trois ans. Il se fait vieux. Seules les tables et les chaises demeurent, bancales, dévernies, rognées dans les coins. Le Café du Commerce est devenu une brasserie à la mode, avec bières artisanales gluten free, poissons d’Europe de l’Est, Guinness, gâteaux de Sophie, encore elle, sans doute le prénom de la serveuse, et son numéro de téléphone, c’est… l’homme entre deux âges n’osera jamais demander.

Sophie

Certaines choses ne changent pas. Où sont passées les girafes ? Autre espèce en voie d’extinction. Jadis, on n’y voyait pas à deux mètres. Lucien fumait comme un pompier, Jacques était de gauche, l’homme d’un âge pas encore entre deux les écoutait disserter en silence. Seuls restent ce silence et des bruits de vaisselle qui s’énervent au fond de la cuisine.

Deux gamins au Café de la Presse

Haut les plumes. Le sheriff-corbeau a déteint sur le serveur taciturne. Pourtant, le journal dit – ça vaut de l’or, c’est encadré, même si le serveur ne peut plus encadrer personne – que Gottéron peut encore être champion. De toute façon, la presse ment, l’oligarchie nous manipule, on ne peut plus faire confiance à personne, pense le serveur. Une cancéreuse à voix rauque se plaint du prix des cigarettes : 7,60 au kiosque, tu te rends compte ? C’est du vol. Un bébé chien se cache sous une chaise, plus triste encore que le serveur. Un homme entre, noir. Il fait beau, paraît-il. Fermez les rideaux, s’il vous plaît, qu’on déprime en paix. Les rideaux aussi sont noirs, comme les chaises, comme le comptoir, comme le serveur qui est parti se pendre à la cuisine. Il est presque midi et personne ne veut de ses planchettes. La fumeuse sans cordes vocales préfère la purée de viande hachée. La planchette tchèque pourtant, à 34 francs, à peine cinq fois le prix d’un paquet de clopes, c’est fameux. Il n’en a jamais vendu, le serveur suicidaire. Les gens boivent. C’est tout. Ça se comprend. Dans un monde pareil, que faire d’autre ? Le chien est attaché. Personne ne fait attention à lui. On ne lui donne rien à boire. Ni à manger. Lui pourtant, il la mangerait bien, la planchette tchèque. Le serveur soudain s’improvise musicien. Il sourit presque. Se reprend vite. Regarde dans le vide. Pense assaisonner les planchettes tchèques à la cigüe grecque. De toute façon, il n’en vend jamais, des planchettes tchèques. On fait ce qu’on peut, mais pas des mieux, dit-il à la fumeuse qui s’en va bouffer chez elle sa purée de viande hachée. Voilà ce qu’il faudrait que je sois, de la purée de viande hachée, pense le serveur. Il retourne à la cuisine. Il était tchèque. Le voilà planchette. Caroline et Sébastien éclatent de rire.

Un homme mûr, toujours le même, au Cintra

Enfermés dans la boite noire comme des poissons dans un pétrolier naufragé, les gens dégustent café et vin blanc. C’est l’heure de l’entre-deux, celle du réveil pour les feignasses qui émergent à peine de leur grasse matinée, celle de l’apéro pour les revenants du marché. Qui sont les zombies ? Décor de cinéma muet, cosi – c’est ce qu’on dit quand est bien assis et qu’on ne sait pas quoi dire d’autre – calme, bouteilles en rangs serrés, Martini, Campari, Suze, trompette noire comme le décor, riante comme personne, parce que personne ne rit ici, par peur de réveiller les zombies. Cette charmante serveuse qui s’approche n’en serait-elle pas un ? Elle débarrasse la table d’à côté, puis soudain se jette sur l’homme. Non, elle essuie les verres au fond du café.

Les amants d’un jour, par Edith Piaf (est-ce que c’est Caroline et Sébastien?)

Les gens ne pleurent pas, ils parlent, pas trop fort, pour ne pas réveiller les morts. Cette boîte, c’est un corbillard. Les chevaux sont en retard. Ils nous emmèneront en cortège sur le Boulevard. L’enterrement est prévu à onze heures au Christ-Roi. Les gens sortent, terrorisés. La serveuse zombie leur dit au revoir et merci mais ils ne reviendront pas.

Hello Dolly !

La trompette de Louis Armstrong soudain détend tout, les gens parlent plus fort, ils se demandent timidement s’il ne serait pas temps de rire un peu et de sortir les Néocolor pour éclairer de rose et de jaune ces murs trop noirs. Puis la voix se tait. Le verre de blanc est vide. Le café aussi. La serveuse charmante se jette sur l’homme mûr. Ce n’était pas un zombie, c’était un vampire. Elle lui suce trois francs cinquante.

Deux gamins au Café la Source

Sur le tableau noir nous sont proposés la caresse de Phèdre et les délices de Diogène, le poignard ou le tonneau, le suicide ou la misère. Prenons donc un café en laissant le soleil – que n’empêche de briller pas le moindre Alexandre – prodiguer à notre dos printanier une caresse moins violente que celle qui jadis était suppliée à Hippolyte. Nulle tragédie pourtant ne daigne survenir en ce calme jour où quelques nonchalants lisent La Liberté en s’ennuyant dans le calme d’une matinée ordinaire. Mais si on tend l’oreille, la tragédie n’est jamais loin. Elle se niche dans les conversations. On a appelé l’ambulance. Elle risque un AVC. Puis cela s’éloigne, on a juste un peu mal au genou, comme tout le monde, l’opération ne fait pas mal et après on remarche. On est En Marche, dit le journal. Il faut penser positif. Non, la France n’a pas fait un AVC. Non, Phèdre Le Pen n’a pas encore été élue. Non, Diogène Mélenchon n’empêchera pas Alexandre Macron le Jeune, nouveau Roi Soleil, de bâtir son empire. Il guérira la France, le président jupitérien, de toutes ses écrouelles, mais elle a mal au ménisque, la France, il faut qu’elle fasse du fitness, répond la conversation. Elle se retient de pleurer, la France, parce qu’avec un genou coincé, c’est plus difficile d’être en marche, elle pense, la France, mais elle ne déprime pas, la France, elle se ment à elle-même et elle se sent seule et elle hésite à commander chez Exit, pour éviter l’AVC, la caresse de Phèdre.

Phèdre et Hippolyte, Caroline et Sébastien… et Thésée, ce serait qui ? (Ici, Dominique Blanc et Éric Ruf, dans la mise en scène de Patrice Chéreau)

Un homme, le même, l’auteur, au 1291 (qui n’existe déjà plus)

Deux femmes aux cheveux corbeau parlent sorcières et contes de fées sous une poule en fer et une fourcheuse antique. Une fourcheuse ? Espèce de machine rouillée avec deux grosses roues et des fourches pour gratter la terre natale. Peut-être s’agit-il simplement d’une herse. L’homme, l’auteur, s’est trop éloigné de la culture paysanne, il en a oublié les mots et a écrit les morts à la place des mots. Tout, au 1291, pourtant au cœur de la ville, respire la terre, la terre après la pleue,

La pleue ou la pleut ? (le e la rend plus mouillée)

la boue ensemencée puis la poussière après les moissons et les bottes de paille qu’on chargeait sous les bouélées de l’oncle perché. Une cloche pend à un poutre, silencieuse, nostalgique d’une vache qu’elle aima jadis, une belle Fribourgeoise du temps où il y en avait encore, des Fribourgeoises, une avec des cornes qu’on menait au taureau et qu’on trayait à la main assis sur un tape-cul. Mon grand-père, me dis-je, aussi mélancolique que la cloche fêlée au gosier vigoureux, jadis avait été vacher, il a guidé son troupeau de Gumefens à Combes, puis de Combes à Grolley, puis de Grolley à Nierlet-les-Bois et de Nierlet-les-Bois à Montagny-la-Ville au temps béni où les vachers marchaient avec leurs vaches. On donnait un coup de bâton pour la forme et on ramassait les beuses avec une pelle. Aujourd’hui, tout le monde vit dans des bétaillères, alors on réinvente des bistrots anciens, on s’y proclame helvétique de A à Z et on y boit de la bière appenzelloise où, sur l’étiquette, on fauche à la faux et où on lie les gerbes de blé à la main. Bref, on fait comme si la terre n’avait pas été assassinée par nos bons maîtres les pesticidécideurs.

Même en Appenzell Rhodes-Extérieur, on ne fauche plus de cette façon.

Deux gothiques se sont assis devant la fourcheuse. La poule les regarde d’un œil méfiant. Ils parlent suisse allemand. La poule est rassurée, comme sur le tableau d’Anker dans la cuisine chez grand-papa, l’autre grand-père, la face sombre, renfrognée, pince-sans-rire. Je le revois, Robert à l’Hayrou, appuyé sur sa canne, surveillant les allées et venues des tracteurs, le vieux Bührer à l’oncle Hubert, le Hürlimann et les deux Deutz, le petit et le gros.

Albert Anker, Jeune fille nourissant les poules

Tout est suisse ici, nous assure-t-on, parce que tout y est paysan, sauf que les paysans, en Suisse comme partout, ne sont plus qu’une image de marque, une photo jaunie qu’on regarde la larme à l’œil un peu honteux d’avoir laissé crever une si riche culture. Les paysans, en Suisse, sont morts avec mes grands-pères. On les a forcés à devenir agriculteurs, puis laquais de la Migros. La cloche fêlée ne reverra jamais sa vache. Elle a sonné le glas de la campagne il y a déjà bien longtemps.

Deux gamins au tea-room de la boulangerie Bessa

Sagres en bouteille et barbus faussement éthiopiens, ouvriers portugais et retraités suisses à l’œil triste, voix de partout qui se chevauchent, qui se racontent une journée ordinaire pleine d’aventures qui s’envolent vers les plumeaux servant de lampes à ce carrefour coincé entre les montres Festina et le Marché Istanbul, souk ordonné et sans senteurs pour ne pas attrister plus encore l’œil des retraités suisses qui se sentent envahis, voilà la vie de tous les jours d’une ville en Suisse. La bijouterie solde ses babioles. Elle n’a pas pignon sur rue. Ni les ouvriers portugais ni les barbus blancs d’Afrique n’ont les moyens de s’acheter des rivières de diamants. D’ailleurs, ils préfèreraient s’acheter des rivières tout court pour y pêcher des truites et y tremper leurs pieds fatigués. Qui pense aux pieds des gens qui marchent dans les villes ? Quelques femmes à tête voilée entrent dans le faux souk. Pourquoi ne se voilent-elles pas plutôt les pieds ? Les pieds de femmes sont tellement plus érotiques que leurs cheveux, pense Sébastien penché sur Caroline. Cachez ce gros orteil que je ne saurais voir.

Les mêmes, l’homme et les gamins, au Rex

Les murs sont capitonnés comme dans les asiles de fous au cinéma. Tout semble dater d’un jadis imprécis et usé, d’une époque bénie où le septième art était roi. On se croirait dans un train mythologique, quelque Orient-Express reconfiguré, concaténé, à l’arrêt dans une gare autour de laquelle nulle ville ne fut construite sinon en carton-pâte pour un film avec Humphrey Bogart, Omar Sharif et Audrey Hepburn.

Audrey Hepburn et Humphrey Bogart dans Sabrina de Billie Wilder (1954). Si Audrey Heburn a bel et bien côtoyé Omar Sharif dans Bloodline de Terence Young en 1979, le trio rêvé ci-dessus n’a semble-t-il jamais existé.

Derrière le vieux comptoir se mijote quelque drame. Une matrone latine explique à une novice asiatique l’art du capuccino. Les clients sont pénibles. Il faut éviter le trop de mousse et le pas assez. Le patron erre au hasard, cherche quoi faire, est traqué par des malfrats siciliens qui tout à l’heure surgiront du boulevard, l’enlèveront et demanderont en guise de rançon un capuccino sans trop de chocolat avec juste ce qu’il faut de mousse et de crème c’est ça encore une goutte de lait un grain de café arabica voilà votre capuccino messieurs.

Derrière le comptoir ne reste que l’Asiatique. Elle laisse entrer sans rien dire deux flics en civil, une femme à chapeau et un faux intellectuel, qui ne se doutent pas que deux tables plus loin trois brigands dégustent avec bonheur le plus parfait des capuccinos. Le patron est libre. La rançon dépassait les exigences des voyous qui ont bien sûr reconnu dans la seconde les keufs qui les observaient du coin de l’œil. Soudain, la sommelière japonaise bondit sur le comptoir, sort de son tablier un nun-cha-ku qu’elle agite dans tous les sens et se jette sur les malfrats qu’elle met hors d’état de nuire en deux prises de karaté à la Bruce Lee. Les deux enquêteurs prennent leurs jambes à leur cou. C’était Bonnie and Clyde déguisés en faux policiers pour préparer un braquage qui hélas n’aura jamais lieu. La matrone latine regarde son apprentie dans le blanc de ses yeux bridés. Allez me nettoyer tout ce cheni, mademoiselle. Quand je pense qu’ils n’ont même pas pu finir ce capuccino que j’avais préparé avec tant d’amour. Le patron serre sa grosse épouse dans ses bras musculeux et l’embrasse avec fougue durant douze minutes et trente-quatre secondes. La Japonaise en profite pour liquider les corps. Un client discret n’a rien perdu de la scène. Il tend une enveloppe à la fille. Et maintenant, il faut t’occuper de Caroline et Sébastien, lui dit-il, un revolver planqué sous Le Matin Dimanche.

S’il était encore permis de fumer, on aurait pu se croire dans une chanson de Serge Gainsbourg.

Les mêmes au Monche (redevenu depuis MCM)

Drapeau du Québec et maillots dragon, déco glaciale. Des casquettes pendouillent sous les ordres d’un attrape-rêve couvert de poussière. Une voix trafiquée par bidouillage électronicien geint dans les boîtes noires qui causent aux casquettes. Puis c’est l’heure de la publicité, pour des matelas, parce qu’en effet, on a envie de retourner se coucher, à cause du froid. La dame du service – serveuse est un mot qui n’a d’intérêt que si la dame est mignonne – se tire un café. Elle soupire. Elle aimerait partir refaire sa vie dans le Grand Nord, quitter le gris de Pérolles, éteindre le gémissement de ce chanteur insupportable. Je rêverai de ton visage, râle-t-il, un visage de bûcheron, une barbe hirsute, une chemise à carreaux, un ours et un caribou comme ces ombres affichées au fond du bistrot, histoire de se rappeler qu’ailleurs, le monde est moins étriqué, plus libre, plus sauvage. La dame du service essuie les verres au fond du café, comme dans la chanson, c’est une manie chez les employés de la restauration. Un client s’en va. Il lui demande si tout va bien. Elle répond oui pour pas pleurer. Bientôt, les étudiants seront de retour : il y aura d’autres voix à se mettre dans les oreilles que ces miaulements de sensibles à tatouages. Son bûcheron québécois, lui, n’aura pas de tatouage, il sera velu, baraqué, rustre au grand cœur, dur à la tâche, passionné, amoureux de la nature, tendre et rude quand il la serrera fort entre ses pattes de grizzli. Il aura une voix grave et profonde comme la forêt boréale. Jamais il ne boira de café et il se demandera comment il est possible de supporter une aussi crouille équipe que Gottéron.

Deux gamins au Provençal

Le bolet sec, quand tu le fais frais, avec du beurre, des oignons, en 48, avant la guerre. Le vieux à casquette n’est pas historien, il est gastronome, champignonneur, chasseur de bons souvenirs. Le bar est neuf et il sent le vieux : chaises en plastique vertes et roses, coussins à framboises ou à papillons, il n’a rien d’Aix ni de Marseille, le bar, il a tout de Fribourg, le calme des discussions, le couple décrépit qui reste immobile, fatigué d’avoir fait les courses à Pérolles Centre, sortie hebdomadaire, succédané de vie sensuelle, temps perdu à vivre encore. Derrière, c’est l’agitation du boulevard la nuit, les feuilles piétinées, les silhouettes sombres qui filent ou qui flânent. Bientôt la neige, dit Laurence, encore en vacances. Automne tranquille, fin des venaisons, début d’une saison à café moulu et à oranges pelées, pépé se lève, reprend sa canne, trotte vers l’ennui. Mémé suit, fidèle épouse qui s’est toujours tue. Ce n’était pas un vilain homme, on aurait pu tomber pire. Nous dans cinquante ans ? Caroline regarde Sébastien avec tristesse. Petit à petit, le vide envahit les tables grises et les fleurs en plastique. Jean-Marc, t’as gagné ? Non. L’heure est venue où tout est irrémédiablement perdu. En 48, avant la guerre, non, après, les chanterelles avaient du goût. Aujourd’hui, des sons synthétiques ont remplacé, au loin, nulle part, les soirées familières au chaud de l’accordéon. Il fait pas bon devenir vieux. Tu ferais mieux d’aller au fond, faut pas se tromper de chemin, sinon t’arrives à la Sarine. Un gros type sort fumer sa clope sur Pérolles. Bientôt la neige ?

L’homme, ivre, sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard

Brassens aimait à voir de son balcon passer les cons :

Adonnons-nous, de cette terrasse, à la même jouissive occupation. Connes n°1 : une horde de jeunes filles. Cons n°2 : deux réfugiés. Connes n°3 : deux nanas qui font coucou à la conductrice d’une voiture. Con n°4 : un cycliste à casquette. Cons n°5 : deux poussettes à triplés. Con n°6 : un gras du bide. Conne n°7 : une vieille. Le problème avec les cons, c’est qu’ils passent trop vite, on n’a pas le temps de se faire une idée de la nature de leur connerie. Cette fille à lunette et à écouteurs par exemple (conne n°8), à première vue, n’a pas l’air si conne que ça. Pourtant, en grattant bien, c’est fou ce qu’elle est conne, mais elle est déjà ailleurs et tu peux aller te gratter pour voir si tu es aussi con qu’elle. Et cette pousseuse de tintébin (conne n°9), quelles pensées imbéciles peut-elle bien formuler dans sa tête de linotte ? Et ce vieux canneux à chapeau (con n°10), que cache-t-il comme pensées interdites sous son couvre-chef usé ? Et Sylvia ? Non, quand on connaît les gens, on n’ose pas trop les traiter de cons, et d’ailleurs Sylvia n’est pas conne, du moins pas tous les jours. Et ce type en grandes théories (con n°11), quelles conneries raconte-t-il à sa copine (conne n°12) ? Passent les cons et passent les saisons, passe le temps passé et les cons reviennent. Sur le boulevard coulent les cons pendant que sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard d’autres cons ne parviennent pas à se hisser à la hauteur du bon tonton Georges. Au fond, le seul endroit où l’on peut regarder les cons à n’en plus finir, c’est devant mon miroir (con n°13).

L’homme, fatigué, un dimanche après-midi, au Mirabeau

Les barbus ont payé. Ils sont partis. Le patron aussi. Je reste seul devant MCM Top où un rouquin quelconque chante des banalités au volant de sa voiture. Sur le boulevard désert, quelques passants passent. Ils n’ont que ça à faire, les passants, passer. Le patron inspecte les roues des voitures. Il n’a que ça à faire, le patron, inspecter les roues des voitures. Le vent se lève dans un sapin. Castle on the hill, chante le rouquin.

Le patron est rentré. Il s’ennuie à cent sous l’heure. Il n’a que ça à faire, le patron, s’ennuyer à cent sous l’heure. C’est tout ce qu’il aura jusqu’à quatorze heures, le café du seul client, même pas cent sous. Une blondinette à l’air anglais se laisse séduire par le rouquin à la voix enjôleuse. Il est sorti de sa voiture, il marche dans le brouillard, comme les rares passants qui passent, le rouquin, parce qu’un dimanche après-midi, il n’y a que ça à faire, sur Pérolles, marcher dans le brouillard. Tout le reste est fermé. Sur MCM Top, ce ne sont plus des rouquins, ni des blondinettes, ni des enjôleurs. Des noirs en leggings jaune et rose se dandinent. Ça sonne faux. Il fait gris. Seuls des blancs errent sur le boulevard. Deux vieux se smackent en douce. Rien n’y fait, ça ne déconne pas. Major Lazer danse dans le vide. Le café aussi est vide, comme le boulevard. Game over, dit la télé. Elle n’a que ça à dire la télé, game over.

Comme l’auteur ne se souvient plus de la chanson de Major Lazer vue plus qu’écoutée ce jour-là au Mirabeau, il a choisi celle-ci, par pure concupiscence.

Sur la ligne d’arrivée du Grand Chelem de Pérolles, au Cyclo, l’homme a lâché les deux gamins

On se croirait revenu au temps des vélos sans chimie, au temps où les forçats de la route pédalaient encore pour de vrai. Pourtant, ça cause foot, sans panache, sans les épopées de Louison Bobet et l’élégance d’Hugo Koblet.

Hugo Koblet, pédaleur de charme, l’un des deux Suisses à avoir gagné le Tour de France (en 1951).

Au loin, un charmant minois. En face, une main qui s’agite. Main d’homme ? Chignon. Donc main de femme. Le minois sourit, se pose sur sa propre main, semble sous le charme du chignon d’en face. Je m’échappe sur une route mal pavée dans l’enfer de Paris-Roubaix au temps de Raymond Poulidor, puis je gravis les sommets comme jadis Luis Ocana. Le joli minois ne m’a pas vu dans mes imaginaires exploits. Ses yeux noisette se perdent dans la contemplation d’un smartphone quand je n’ai pour noisette que cet expresso bientôt vide et ce sablé de chez Wernli. Soudain, le minois devient corps entier. Il marche vers moi d’un pas leste. La fille – car c’est bel(le) et bien une fille – s’engouffre dans les toilettes. Je la laisse s’échapper parce que je n’ai pas le coup de pédale de Fausto Coppi ni celui de Joop Zoetemelk – le suceur de roues – et je me sens hélas beaucoup moins cannibale qu’Eddy Merckx. Je me rapprocherais plutôt en l’occurrence de Bernard Hinault, le blaireau. Le minois ressort des toilettes, au sprint. Sans doute est-il dopée, comme Abdoujaparov sur les Champs. Je me souviens de sa chute. Je me souviens aussi de Pantani, d’Armstrong et d’Indurain, ces voleurs de rêve. Comme ces chaises dépareillées et cette serveuse maquillée au rouleau, le Cyclo sonne faux. Le joli minois semble soudain mélancolique, comme si le mythe s’était effondré, comme si de Jacques Anquetil ne restait que Chris Froome. D’autres noms soudain : Claudio Chiapucci, Tony Rominger, Pascal Richard. Le minois se ronge les ongles. Angoisse du coureur avant le contre-la-montre. Je n’ai rien de Fabian Cancellara, pas même le moteur dans le cadre. Je ne suis qu’un Laurent Fignon sans queue de cheval qui n’en finit pas de courir après Greg Lemond.

Une tragédie : 8 secondes (le joli minois ne m’a pas vu).

Puis ça se met à causer anglais et à beurrer des sandwichs. Le minois se caresse le visage. Jadis, les coureurs se recoiffaient avant l’arrivée. Dernière gorgée de café. Dopage artisanal. Lucien Van Impe, Jacky Durand, Bernard Thévenet, en chasse-patate. Laurent Jalabert hors-délai. 

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De l’autre côté de Fri-Son (variations sur une photo)

De l’autre côté de Fri-Son, en plein jour : Caroline et Sébastien supplantés. Un bloc a poussé, bloc aux fenêtres aléatoires, bloc qui vole plus d’espace au ciel qu’à la terre. La terre : invisible sous la ville. Le ciel : un bloc bleu entre les blocs beiges, rayé de fenêtres aléatoires, ville casse-ciel, reflet dans le vitrage, rayure bleue dans le gris des vieilles bâtisses, soupir dans le graffiti, souvenir en cage. Personne ne graffe les murs sous le ciel bleu. Graffer est interdit en plein jour, même de l’autre côté de Fri-Son. Caroline et Sébastien, en plein jour, sont interdits aussi : pour vivre beaux, vivons cachés. Cachée derrière les balcons – personne ne fume sur les balcons –, cachée derrière les fenêtres aléatoires, la ville se dresse sans habitants, ville aux voitures parquées, ville de Pérolles comme ville de Vignettaz parce que le photographe se cache, parce qu’il fuit les visages, parce qu’il ne se retourne que vers le ciel qui reste dedans, que vers la poussée des – faut-il dire gratte-ciels ? Pérolles, est-ce déjà Manhattan ? – blocs aux fenêtres aléatoires, parce qu’il ne regarde dans les yeux, le photographe, que les reflets dans les vitres, vitres lisses, vitres jamais brisées, vitres de plein jour. Le photographe, c’est l’homme derrière la vitre.

Dans un autre quartier, l’homme derrière la vitre racontait d’autres histoires.

Casseurs graffeurs : interdits en plein jour. La photo ne casse rien, elle emprisonne : ciel aux arrêts, fenêtre-négatif fermée, voitures closes, balcons vides. Y ajouter des gens dans l’ombre ? Y ajouter Caroline et Sébastien ? Y ajouter Lise ? Y ajouter madame Braillard ? Y ajouter des habitants derrière les fenêtres aléatoires : habitants aléatoires, habitants qui n’ont accès qu’à des bribes de ciels rectangulaires, habitants enfermés dans des ascenseurs étroits, habitants fantômes graffés – tag ou graffiti est-ce synonyme ? ou peut-être s’agit-il ici d’une fresque ? –habitants sans substance tagués de l’autre côté de Fri-Son, habitants frissonnant sur le balcon fermé, habitants planqués dans la voiture blanche banalisée et le photographe pris en flagrant délit de photographie par les flics, pourquoi vous prenez des photographies en plein jour, photograffeur, c’est de nuit, comme vidéograffeur, comme casseur, monsieur, en plein jour, la ville, c’est rien que du ciel, un bloc, une fresque, des balcons vides, rien que ça – vous comprenez, monsieur ? – c’est la nuit qu’on s’aime, c’est la nuit qu’on joue les Caroline, c’est la nuit qu’on joue les Sébastien, c’est la nuit qu’il y a du tapage. Photographe arrêté pour tapage diurne, jeté par les flics en dedans d’un bloc beige, derrière des fenêtres aléatoires, avec vue sur des bribes de fresques rectangulaires. Dragons ? Fantômes ? Lampe rouge ? Ciel décalqué ? Il fallait photographier la fresque de plus près, monsieur, ou le tag ou le graffiti, mais maintenant c’est trop tard, vous êtes aux arrêts sur le balcon, dans l’ascenseur, vous êtes aux arrêts derrière des fenêtres aléatoires dans une photographie et vous ne pourrez jamais vous évader de son cadre.

Demi-tour : quelle est la photo derrière l’impossible selfie ? quel est le paysage derrière le photographe ? Travaux : barrières rayées rouge et blanc, un trou, pelleteuses touillent-terre parce qu’en ville seuls les travaux, les chantiers, les terrassements, ont accès à la terre. Sous les pavés, la molasse. Et des tuyaux. D’énormes tuyaux dans des trous. Et des passerelles pour les piétons, le parcours du combattant, la promenade comme aventure, éviter de tomber dans un trou, éviter de toucher terre. Travaux : tombeaux à ciel ouvert et le ciel jamais qui n’en effleure le fond. Les travaux creusent la nuit au cœur du jour, ils mettent à jour la ville sous la ville, ville des canalisations, ville de l’eau, ville de la merde qui tombe des blocs et des balcons, ville qui avale le trop-plein de ses habitants confinés dans leurs blocs aléatoires. Creuser la ville, c’est patauger dans la merde, c’est révéler au grand jour – mais les travaux font plus que creuser la nuit, ils l’éclairent, ils la blanchissent, ils la polluent – l’envers du décor. On croyait avoir rencontré l’amour à Fri-Son mais on a tout vomi dans l’évier.

Demi-tour : vers le haut. Essayer de ne regarder que le ciel, de s’en imprégner. Essayer d’oublier le trou. Nier les travaux. Le ciel : bleu. Les nuages : blancs. Effacer les blocs. Effacer les balcons. S’envoler. Se souvenir que tout Fribourg tourne autour de Chocolat Villars. Le ciel est une canalisation à l’envers, les fumées des cheminées tombent dans le ciel comme les étrons tombent dans les égouts et les blocs creusent le ciel pour l’enfermer dans leurs fenêtres aléatoires. Les blocs : casseurs de ciel, graffeurs de ciel, terrasseurs de ciel. En plein jour. Troueurs de ciel. Le ciel : en travaux. Le ciel : brisé comme une vitre. Le ciel : aux arrêts. Le ciel : il est interdit de le prendre en photographie, veuillez nous suivre, monsieur.

L’homme derrière la vitre avait fait pire : il avait filmé le ciel.

Tourner en rond, revenir en arrière, de l’autre côté de Fri-Son, de l’autre côté du temps : avant les travaux, il y avait un rond-point. Il y avait le rond-point de Caroline et Sébastien : deux gamins en plein jour au centre du rond-point, route des Arsenaux. On appuie sur le bouton rouge, ça éventre le bitume. Elle ne peut plus se ravoir de pleurer. Non : Fri-Son. Grand frisson. Dix ans qu’il attendait ce moment. Dix ans effacés. Il lui dit : tu es belle. Elle lui dit : tu es sympa. Ils sortent. Le gorille se dit : il y en a qui ont de la chance. Il les regarde s’en aller, main dans la main, sur le trottoir. Il pense : on dirait deux gamins.

(L’histoire alors recommencerait ici, se dit l’auteur, et elle se répéterait à l’infini, ou bien elle se poursuivrait ainsi.)

Deux gamins en plein jour au milieu du rond-point, route des Arsenaux : on a beau appuyer sur le bouton rouge, ça ne bouge pas. Elle ne peut plus se ravoir de rire. Appuie ici. Une trappe s’ouvre. Appuie ici. Les voilà au fond du trou. Ça bouge, tu vois, ça n’a jamais bougé aussi fort. Ce sont les tuyaux qui bougent, Caroline. Ce n’étaient pas des tuyaux, Sébastien, c’était le reflet du dragon coupé en deux. Appuie ici. Le trou se referme. Ça bouge aussi. Il panique. Appuie ici.

Deux gamins dans la nuit coincés sous terre avec un serpent (ce n’était pas un dragon). Adam et Eve pris au piège. Toucher la jupe était interdit, comme il est interdit de graffer en plein jour et de dégrafer le corsage de la fille la plus belle de Fribourg, de la fille interdite, de la fille qui fit sombrer tout Pérolles dans ses égouts, de la fille qui renversa les têtes de tout Pérolles, de la fille qui sortit nue de la photographie. Deux gamins coupables d’avoir bravé l’interdit. Adam et Eve chassés du grand frisson. Deux gamins allongés l’un à côté de l’autre dans leur tombeau et la ville creusée qui pousse autour d’eux.

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Pérolles après la pluie

Après la pluie : le vent. Les affiches du boulevard se décollèrent et les candidats démocrates chrétiens dénouèrent leur cravate pour chanter sous la pluie les parapluies de Fribourg.

Beat Vonlanthen et Jean-Pierre Doutaz ont montré la voie (mais n’ont pas été élus, ou du moins réélus, contrairement à Christine Bulliard-Marbach, qui elle non plus ne porte pas de cravate).

La cloche du Christ-Roi : combien de coups ? En écho, toutes les églises de la ville. On sonne l’heure pendant dix minutes à Fribourg. Le temps flotte dans le tintinnabulement. O Grosse Lieb encore, mais aussi des voix de femmes, des bribes de paroles, le mot rogations, le verbe schwemtzer, des canettes de Cardoche qui se heurtent. Un cri : santé, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, babibouchettes.

Des éclats de rire. Des filles qui pleurnichent. Le clapotis des haut-talons sur le trottoir mouillé. L’eau qui se glisse sous les pneus des voitures-flèches. Et des chansons.

Sad Lisa (Cat Stevens)

Elle s’appelait Lise. Il lui jouait la Sonate au Clair de lune.

Adagio sostenuto, par Wilhelm Kempff.

Le parfum de Lise ? Discret comme elle était discrète. Absent comme elle était absente. Idée de fleur. Presque rien. Idée de joie. Puis humer la route quand il commence à pleuvoir, sentir la poussière s’envoler, croiser une pimbêche qui se pomponne, la renifler comme un chien, entre dégoût et désir, et revenir à Lise qui ne sentait rien. Idée de fruit. Rien. Idée de glace à l’eau. Ne sentir que le sentiment. Ne toucher que l’impalpable. Rien que le frôlement d’un doigt, le balancement d’un cheveu, le tendre heurt d’une hanche qui trébuche. Elle souffla sur lui comme on souffle sur une bougie. Il eut chaud puis consumé se cramponna à la rambarde rouillée, s’y écorcha la paume devenue rêche et tenta d’y rafraîchir son corps suant. Il y avait toujours eu des cailloux plantés dans les genoux. Il y eut désormais ce rien, la caresse d’un fantôme, la douceur déjà évaporée d’une étreinte à peine rêvée, la langue qui cherche la langue, la lèvre qui cherche la lèvre, la dent de lait qui ne veut plus tomber, la morsure sans douleur d’un premier baiser. Lise : un délice. Elle vivait au temps des albums Panini, au temps où l’on mâchait des dragibus, au temps des sucreries et de la bonbonnisse.

En 1994, il avait collé toutes les étiquettes. Il se souvient du coup franc de Georges Bregy contre les États-Unis.

Puis vint le temps des kebabs. Avec tout ? Avec tout. Avec le frigo bleu bourré de bouteilles pet, avec les tables carrées et les tubes de sauce piquante, avec l’exiguïté du couloir où l’on frôle les bouffeurs pressés, avec Radio Suisse Romande la Première – la météo, Olivier Codeluppi : quelques orages isolés sur les Préalpes, soleil généreux en Valais central, températures de saison, c’était la météo, avec les cafés Chicco d’Oro –, avec ce Kurde qu’il ne faut pas prendre pour un Turc, avec ce Turc qu’il ne faut pas prendre pour un Kurde, avec son cousin, avec son beau-frère, avec son arrière-grand-neveu, aves sa demi-bru, avec La Liberté de la veille à moitié déchirée, avec les mots croisés déjà faits, avec la page des morts arrachée, avec cette liste interminable de menus à choix – frites-kebab, kebab-pizza, pizza-falafels, box falafels-frites-pizza-kebab –, avec tout le monde qui prend un dürüm avec un coca, avec le portrait pastel d’un moustachu punaisé sur les murs jaunes et avec l’énorme morceau de barbaque agglomérée qui tourne et qui tourne sans fin sous les assauts des couteaux et qui tourne la tête et qui tourne le ventre des rapides mangeurs à la queue-leu-leu, avec la fierté de tout Pérolles résumées dans l’alignement sans fin des kebabs, parce que la modernité, mon bon monsieur, c’est le kebab, c’est la viande agglutinée, c’est avec tout la modernité, avec le monde qui tourne et qui tourne – tu te souviens de Prévert ? – avec ses grandes flaques de sang, avec les coquillages, les régiments – tu te souviens de Prévert ? – avec le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman –

Tu te souviens de la voix de Pierre Brasseur.

– avec Lise, avec Martina, avec Cindy, avec Caroline, avec Sophie, avec Jessica, avec Isabella, avec madame Braillard, le monde entier en miniature avec tout qui tourne et le monde qui tourne avec – tu te souviens de Prévert ?

– avec les Frères Jacques –

avec Barbara et avec plusieurs ratons-laveurs.

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Retour à Sainte-Croix

En travaux, sans élèves, sans profs, que reste-t-il du Collège Sainte-Croix ?

Le banc rouge où j’avais cru écrire était toujours rouge. Le préau brinquebalait. On lui avait mis des serre-joints pour qu’il ne s’effondre pas. Personne pour s’y appuyer, pas même Lucien le matin clope au bec, taiseux, maigre et philosophe. La porte de l’école : fermée. Qu’avais-je écrit ce jour-là ? Je m’assis sur le banc rouge. Le même ? Un seul souvenir : le papier. Je levai l’œil : colonnes de ferraille, toiture sale, pas de ciel, même boîte aux lettres et même adresse.

Et le canard ? En sursis.

Il fallait être perspicace pour y voir un canard. Avec les travaux, le pauvre palmipède a sans doute disparu et n’est plus qu’un souvenir en noir et blanc.

Je me levai. Il y avait aussi cette fresque peinte par la 3B2 : machines à vapeur volantes, pièces d’échec, prénoms (Laetitia, Julien, Sarah), date (1999), toujours la même fresque, pas vraiment une fresque, pas vraiment un tag ou un graffiti, le résultat d’une semaine de cours facultatifs à options où on s’était cru artistes. Les stores bruns de la façade, en rangs serrés, fermés sur le cube endormi : un pavé qui aurait poussé trop vite, une pierre taillée à angles droits debout sur l’herbe rare, un mur posé entre le monde et les têtes lourdes penchées sur les livres. Plus loin : les tuiles d’un toit pointu, un triangle, le terrain de hockey sur goudron. Aussi : une piste droite où personne ne court. Encore : les traces estompées du blanc des couloirs. Puis : des arbres indistincts, flous, verts, d’un vert que n’interrompt que le cube posé là pour encombrer la verdure et casser l’harmonie des jeux absents. Un cube brun pour travailler la nature. Et le triangle un peu plus loin, encore une fois, et le ciel gris.

Si on se retournait, voilà ce que ça donnait, le collège Sainte-Croix.
Puis ce fut ça, si on se tournait encore une fois.

Et le parking : les voitures en épi, des cases jaunes dessinées sur le bitume.

Fini les voitures sur ce parking-là. Les soupirs et les chiens demeurent.

Je jetai un œil sur la Villa Gallia puis je relus la plaque commémorative :

Derrière la vitre : un piano, des pupitres, des photos d’adolescents qui chantent. Un souvenir : la violence de Bach, la passion, villa Saint-Jean. Je fredonnai le choral.

Le Grand Amour

Sur le piano, une partition indéchiffrable soulevait le désir impérieux de briser la vitre de la fenêtre fermée. Non. Il y avait le parfum du chocolat. Entêtant. Il y avait à retrouver la cheminée de brique. Chocolat Villars. L’œil rivé à la vitre. Le nez déjà au carrefour. Attention travaux. Il faut se frayer un chemin. Toujours la vitre, toujours le piano, mais le chocolat. Odeur âcre dans le ciel brun, dans le ciel chocolaté, dans le ciel brisé. Je courus, je tendis un fil entre la vitre et le chocolat, puis je courus sur le fil de Pérolles en toile d’araignée. Je pris à droite : façades grises, fenêtres fermées, d’autres vitres à briser, le bout de la rue, la cheminée qui fume, les vapeurs du chocolat noir, éclats de verre sur les cordes brisées du piano, le parfum fou du chocolat qui faisait tourner tout Fribourg autour de la cheminée de briques de Chocolat Villars. Vertige. Jeu des poubelles bleues par-delà les rectangles de verre. Leur alignement se dédouble. Celles qu’on a emprisonnées semblent plus sombres. C’est le méli-mélo des poubelles qui rythme les bancs de béton : une, deux, trois (taisez-vous).

Méli-mélo

Dedans ? une, deux, pas trois. Et le silence. Devant les pieds arrêtés, une frontière d’humidité sur le sol gris, un mur plat, infranchissable comme une vitre que rien ne brisera. Autres prisonniers : les arbres, un immeuble, un reste de ciel bleu, d’un bleu plus terne que celui des poubelles. Parfois, rarement, une fenêtre ouverte pour donner un peu d’air aux élèves invisibles. Eux aussi : prisonniers des vitres, prisonniers des rectangles couchés, prisonniers des rectangles debout, prisonniers des poubelles bleues, prisonniers alignés dans les classes-caisses avec ce rêve comme moi de briser les vitres.

Et les braiements des élèves emprisonnés comme des ânes de Guin, Guin en allemand Düdingen, Guin Outre-Sarine, Guin et ses jeunes filles qui braillaient, qui braiaient le schwytzertütsch, Guin et ses Singinoises. O grosse Lieb. Elle s’appelait… Certains noms restent bloqués. Et certains lieux cadenassés. Elle s’appelait… Rien à faire. Je l’avais rattrapée. J’avais essayé de lui parler. Peine perdue. Balle perdue. Schwytzertütsch. Elle avait bifurqué, elle était entrée dans le local à vélos, elle s’y était cachée, elle s’y trouve encore. Par où entre-t-on dans l’école la nuit ? On avait tourné autour du cube, on avait cogné aux vitres, on avait cherché le trou de souris, mais on était restés emprisonnés dehors. Lucien n’avait rien dit. Lucien ne disait jamais rien. Il y avait des vitres, beaucoup de vitres, mais il n’y avait pas de porte : on aurait pu tourner pendant des années autour du cube sans jamais y entrer.

Je restai debout, immobile, les yeux fixés sur la brisure du passé. Un piano désaccordé jouait une mélodie dans une langue étrange. Des larmes coulèrent sur mes joues. On ne joue pas avec le temps. Il suffirait de marcher sous la pluie et de rouvrir le parapluie bleu à pois blancs où elle était venue me rejoindre. Elle et moi, c’était comme la chanson de Brassens, une amourette insignifiante à laquelle elle n’a rien compris.

Elle avait quelque chose d’un ange.

Elle s’appelait… Peu importe son nom. Il ne restait maintenant que la ville, assombrie, dégoulinante, tranquille, battant sur l’asphalte le calme tam-tam de son appel à l’explorer. Je franchis d’un bond la frontière effacée, j’oubliai la fille imaginaire, je suivis du regard le cheminement de l’eau sur les vitres et je dis au revoir à Sainte-Croix.

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Têtes de Pérolles à leurs pieds

Dix ans plus tard, tout Pérolles est à leurs pieds. Il est fier de tenir à son bras une femme si belle et si cool. Elle est heureuse que ce ne soit pas seulement elle qu’on regarde comme une extraterrestre. Deux carrières brillantes, lui banquier, elle professeure d’université : ils tiennent les deux bouts du boulevard, lui la banque cantonale, elle la faculté des sciences, lui en costume trois pièces confortablement assis dans son immense bureau avec vue sur la gare, elle en blouse blanche penchée sur des petites bêtes, elle debout devant des appareils ultra couteux, lui fondé de pouvoir, elle docteure en biologie, lui le ventre qui pousse, elle le ventre plat, elle toujours belle à crever, pas d’enfant, ils se suffisent à eux-mêmes, ils se disent qu’ils sont restés de grands enfants, ils se souviennent de la nuit sur le rond-point et ils en rigolent, lui en enjolivant l’histoire devant ses collègues, elle se la remémorant quand elle s’ennuie devant ses pipettes.

Entre eux : le boulevard. Pharmacie Thiémard : le jeune a succédé au vieux. Même tête. Même envie de le secouer quand il patauge dans sa boutique. Le Cintra : des murs noirs, l’impression de boire un café – noir – dans un corbillard. Le Rex : il faut dire Cinemotion. Sur les affiches : Alad’2, avec Jamel Debbouze et Kev Adams, un film de Lionel Steketee ;

Le Grand Bain, avec Virginie Efira, Mathieu Amalric, Benoît Poelvoorde et plein de gros types flasques en maillot de bain ;

Johnny English contre-attaque, son permis renouvelé, son intelligence limitée ;

Un aller et retour pour Nova Friburgo, un film de Jean-Théo Aeby, une histoire étonnante !

Mike Wong, fast-food asiatique : des machins ronds qui vibrent sur des tables rondes quand le canard laqué est prêt, des portions d’avale-royaume, quelques rares tentatives pour apprivoiser les baguettes. Fromages Sciboz & Fils SA : vacherin d’Alpage, gruyère mi-salé, tomme au cumin, sérac, un petit homme rougeot, tête de moine AOP, sa femme potue, Bleuchâtel des Ponts-de-Martel.

… et bien d’autres variétés encore.
Qu’as-tu donc dans ton panier ? Fromagerie Sciboz ou fromagerie Morel ?

Terrasse de la Brasserie du Boulevard : des types qui boivent des bières en regardant passer les culs ; d’autres types qui regardent passer les culs en buvant des bières ; à midi, du boudin avec des cornettes et de la purée de pommes. Imprimerie Saint-Paul : La Liberté, la Pravda de Pérolles, les dépêches qui tombent avec à la Une la moustache de Jean-François Steiert et dans les bureaux Alex inspiré et Jean-Pierre Ammann pas.

La bénichon selon Alex

Regina Mundi : des étudiants qui baillent et des cuistots qui se mouchent dans la soupe. L’Église du Christ-Roi : sa place en hémicycle qui se prend pour Saint-Pierre de Rome mais dedans Michel-Ange broie du noir. Kebab chez mon arrière-petit-neveu : un monstre morceau de barbaque qui pendouille, avec tout. Kebab chez ma demi-belle-sœur : un monstre morceau de barbaque qui rependouille, sans oignon s’il vous plaît, mais avec sauce piquante. Kebab chez ma grande-maîtresse-professionnelle : un monstre morceau de barbaque qui enfourche la patronne affolée. Kebab chez nous : dürüm moutarde de bénichon, avec tout, cuquettes, pains d’anis, beignets, bricelets, meringue crème double, grappes de raisin entières, jambon de la borne, fanfioules, pommes de terre à l’eau, pommes de terre purée, pommes de terre frites, pommes de terre en robe de chambre, pommes de terre crues, pommes de pin, pommes d’Api, pommes d’Adam, pommes d’arrosoir, pommes de douche, la pomme dans tous ses états et gigot d’agneau, langue de bœuf, soupe aux choux, saucisson, salade verte, poires à botzi, poires williams, poires de lampe, chez nous on ne se fout pas de votre poire.

Virginie Efira se croyait belle, mais c’était avant qu’elle la voit, elle, marcher par-dessus sa tête vers lui.

Il faudrait – songe-t-il – il faudrait – songe-t-elle – un fil tendu entre nous : nous y jouerions les funambules par-dessus le boulevard et les toutes les têtes, la tête du pharmacien Thiémard, la tête du fromager Sciboz, la tête de Jean-Pierre Ammann, la tête de mon arrière-arrière-nièce, la tête de mon semi-grand-cousin, la tête de Jamel Debbouze, la tête de Virginie Efira, toutes les têtes, les têtes couronnées sous la torture des dentistes, les têtes de nœud, les têtes à claque, les têtes dans le cul, les parle-à-mon-cul-ma-tête-est-malade, les têtes de veau vinaigrette, les têtes marbrées, les tète-encore-sa-mère, les tétons-qui-pointent, les têtes à noce, les têtes en l’air, brefs toutes les têtes de tout Pérolles se chopperaient le même torticolis si elles les regarderaient marcher lui vers elle elle vers lui au-dessus de leurs médiocres petites vies de loosers.

La tête fière de Pierrot Ayer se fit modestes quand elle les vit se rejoindre au-dessus du Pérolles.

Têtes fières de tout Pérolles, tête fière de Pierrot Ayer qui rachète le Rock Café pour transformer ce qui fut jadis un boui-boui infâme en temple de la gastronomie, têtes fières de tout Pérolles, têtes pleines d’universitaires surdoués, têtes fières de tout Pérolles battant le pavé droit dans vos bottes et vos cagoules, nobles tête de Pérolles vitrine du Fribourg qui gagne, Pérolles d’un bout à l’autre illuminé, car c’est à Pérolles qu’on sort, c’est au Cyclo, c’est à l’Imprévu, c’est plein de bistrots, Pérolles, plein de boîtes, oui, de boîtes, parce qu’il y a des boîtes à Fribourg, des boîtes à Pérolles, des vraies boîtes comme le Mythic Club, parce que les têtes de Pérolles sont fières et parce qu’elles sont mythiques et que les corps de Pérolles sont les plus beaux de toute la ville, des corps de rêve parce que Pérolles est un rêve éveillé et les fières têtes et les fiers corps de tout Pérolles marchent à grands pas sur le Boulevard, parce qu’il n’y a que Pérolles comme Boulevard à Fribourg et derrière le boulevard, sur Pérolles, parce que Pérolles, c’est le plus grand quartier de Fribourg, il y a le Centre Fries

et il y a la Clinique Générale ou Sainte-Anne, la clinique à deux noms parce qu’un seul nom sur Pérolles c’est trop peu, car Pérolles, c’est sans fin, on marche tout droit le jour et la nuit on marche encore tout droit et on dépasse Saint-Paul et on dépasse les briques majestueuses de l’Ecole d’Inge et on dépasse la station-service du bout de Pérolles et on dépasse Pérolles même mais on est toujours à Pérolles, on est sur le pont de Pérolles et on a de tout sur Pérolles, on a le CO de Pérolles, on a  Chocolat Villars – tout Pérolles nappé de son parfum – on a l’école-club Migros sur Pérolles, le Groupe E, le Musée d’Histoire naturelle avec les poussins, la baleine qui gémit, les aigles et les marmottes, on a le jardin botanique, on a les Pompes Funèbres Murith, on a des kebabs par centaines et par milliers et par milliards, on avait le cinéma porno le Studio et on avait le Christ du Corcovado sur la place du Domino

– on les a enlevés tous les deux, étrange coïncidence – on a tout sur Pérolles, on a la pisciculture tout au fond et on a même – c’est ici que tout a commencé – le Collège Sainte-Croix, qui lui aussi veut faire peau neuve.

Le préau et les courts de tennis (et quelques dizaines de balles jaunes dans la forêt), voilà des restes du Collège Sainte-Croix en travaux.
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Deux gamins

Deux gamins remontent la route de la Fonderie. C’est comme s’ils se trouvaient là pour la première fois. Ils bifurquent. Un œil rouge les observe. Elle dit : c’est beau, regarde. Il essaie de ne pas regarder qu’elle : qu’est-ce que c’est ? Elle pose son doigt sur sa bouche comme font les enfants quand ils pensent : c’est nous. Il s’applique pour comprendre : nous ? Elle joue à la maîtresse : tu vois au-dessus de l’œil rouge comme une sorte de dragon qu’on a coupé en deux ? Il voit. Et partout ailleurs, le même dragon qui s’entremêle à lui-même, tu le vois ? Il voit. C’est nous coupés en deux il y a dix ans et entremêlés tout le reste du temps.

Deux gamins descendent la rue de l’Industrie. Tu as vu la lampe ? Elle a vu. Elle est rouge. C’est une lampe magique. Il faut la frotter. Elle fait non : tous mes vœux sont déjà exaucés. Il pose la main sur sa jupe. Elle fait non. Il dit : c’est une jupe magique. Elle éclate de rire.

Deux gamins au milieu du rond-point de la route des Arsenaux. On a beau appuyer sur le bouton rouge, ça ne bouge pas. Elle ne peut plus se ravoir de rire. Appuie ici. Il pose la main sur sa jupe. Appuie ici. Elle pose la main sur sa chemise : ça bouge, tu vois, ça n’a jamais bougé aussi fort. Elle rougit : appuie ici. Il pose la main sur sa poitrine : ça bouge aussi. Il rougit : appuie ici. Elle pose la main sur son pantalon : ça bouge.

Deux gamins sous le passage du Cardinal : ohé ! L’écho : ohé ! Elle rigole. L’écho aussi. Lui aussi. En fait, t’es sympa. Elle pleure. L’écho se tait. Lui ne sait pas quoi dire. Il lui prend la main. T’es cool. Elle ravale ses larmes, elle sourit, elle se jette dans ses bras. On ne m’a jamais dit que j’étais cool. Il pleure. L’écho, sous le pont, les appelle : ohé ! Ils n’entendent plus rien que les sanglots de l’autre (pourquoi cette chanson ? pour quel présage de malheur ?). L’écho aimerait bien jouer avec eux. Il les trouve sympa, l’écho, il les trouve cool, alors il pleure avec mais personne ne veut jamais jouer avec l’écho sous le passage du Cardinal.

Deux gamins perdus dans les dédales de BlueFactory. Tu sais ce que c’est ici ? Elle dit non. C’est la ville de demain. Elle pose un doigt – le sien ? ils ne savent déjà plus qui est l’un qui est l’autre – sur sa bouche : je préfère la ville d’aujourd’hui. Il pose la main sa jupe : pourquoi ? Elle cherche : parce que. Il éclate de rire. Elle pose la main sur sa bouche à lui : et la ville d’hier ? Elle prend l’air grave : il n’y avait pas de ville hier. Il retire la main de sa jupe : pourquoi ? Elle sourit : parce qu’hier n’existe pas, dix ans n’ont pas existé, comment tu t’appelles ? Ils avaient oublié ce détail. Il dit : Sébastien. Elle dit : Caroline. Les deux disent : Caroline et Sébastien. Il rigole tout seul : quoi ? Il hésite : je ne sais pas si ça va te plaire. Elle sourit. Il hésite encore. Elle pose la main sur sa chemise : vas-y. Il dit : Belle et Sébastien. Elle éclate de rire.

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Fri-Son

Frisson garanti. Grand frisson. Dix ans qu’il est de toutes les soirées. Dix ans qu’il paraît qu’il s’éclate. Dix ans qu’il se frotte à toutes les peaux. Dix ans qu’il se laisse faire. Dix ans. Garantie expirée.

Dix ans qu’il se tape les soirées Protoheavy Psychedelic Math-Kraut-Rock et les nuits Garage-Punk, Disco, Ethno House, Deep House, Oriental Electronic, Urban Culture, Hip-Hop, Reggae, Rock’n’roll, Rap, Afrobeats, Classique, Yodle, André Rieux, Henri Dès, Nana Mouskouri, dix ans qu’il se tape tous les styles de bonnes femmes, des punkettes tatouées aux pochetronnes mal lavées, dix ans qu’il jute dans tout et n’importe qui, dix ans qu’il s’emmerde comme un rat mort dans ces soirées Electro à la con et ce soir tu crois qu’y a quoi ? Electro, bingo ! Putain, mais qu’est-ce que tu vas foutre là, mon gars ? Tu vas foutre, ça c’est sûr, tu fous toujours, même quand t’aimerais juste te prendre une mine en tortillant ton cul sur des rythmes lancinants, tu fous tout ce qui passe, de la secrétaire de direction trentenaire en enterrement de vie de jeune fille à l’étudiante de vingt-deux ans vachement bien roulée qui en a marre de servir des thés crème aux vieilles peaux du Tea-Room Chantilly ; même au concert classique, t’as réussi à fourrer la violoncelliste – une sacrée salope d’ailleurs, comme quoi faut pas se fier aux apparences – et à Nana Mouskouri t’as réussi à te taper une grosse à lunettes d’au moins soixante balais.

Quand au petit matin, t’as une vieille qui te chante un truc comme ça dans ton lit, tu comprends ta douleur.

Mais putain de merde, elles voient pas que t’en a rien à foutre – toujours foutre foutre foutre elles n’ont que ce mot à la bouche quand elles n’y ont pas autre chose – rien à battre, rien à cirer, rien à secouer de toutes ces filles qui passent, les belles et les moches, les sexy, les cageots, les larges et les étroites, parce que toi, si tu viens là depuis dix ans, c’est parce que tu te dis que peut-être elle peut-être elle peut être elle. Dix ans que peut-être elle. Dix ans que tu cours après une jupe même pas touchée. Dix ans que tu te dis que. Dix ans que tu te tapes la tête contre les murs quand tu penses à elle. Dix ans que ta vie, c’est quoi ta vie depuis dix ans ? Dix ans que tu t’ennuies. Dix ans que tu te démontes tous les samedis soir et pour quel résultat ? plus savoir où tu trempes ta bite ? chopper la chtouille ? Beau projet de vie : les baiser toutes sauf elle. Mais elle si par miracle tu ferais quoi ? Tu ferais faux à coup sûr. Soit tu fais comme avec les autres et c’est faux, soit tu fais rien et c’est pire. Alors, qu’est-ce que tu viens foutre là – et laquelle tu vas foutre, puisque forcément tu vas foutre ? – à t’abrutir sous les stroboscopes et à suer comme un porc ? Qu’est-ce que tu…

Fri-Son. Il fait nuit. Peut-être que. On ne me. Fri-Son vraiment ? Frisson. Me faire belle. Pas besoin. M’habiller. Tout me va. En noir. Fondre dans la nuit. Frisson. Et s’il. Dix ans. Il ne. Tous. Ils me reconnaissent tous, toujours. Frisson. Quitte à sortir, autant. Autant en emporte. La jupe de. Est-ce que. Oui. Pas un kilo. Dix ans de Vam’s Pizza et pas un kilo. La jupe de. Pas remise depuis. Pas lavée. Le souffle de sa main. Frisson. Sortir. Frisson. Personne. La voie est libre. Le pont. Route de Marly. Le rond-point. Route de la Fonderie. Fri-Son. Le gorille à l’entrée. Que du muscle. Depuis quand pas vu un homme ? Tu souris : ça marche encore. Pire qu’avant. Terrassé le type. On ne fume plus. Dix ans. Depuis dix ans, on ne fume plus, mademoiselle. Odeur de. Puanteur. Corps dégoulinants. Voilà : mon corps parmi les autres corps. Bouger. Impossible. Je suis comme une statue et les types pensent : la Vénus de Milo vient d’entrer, ses bras ont repoussé. Ça recommence. Ils s’écartent. Je suis seule. Belle mais seule. Comme un rêve de pierre.

Frisson. C’est elle. Frissons. C’est elle. Frissons. Elle. Frissons. C’est elle. Frissons. C’est elle. Fri-Son. C’est. Fri. C’est. Elle. Elle ! La jupe, c’est. Ma main. Aimant. La jupe. La même. Ma main. Incontrôlable. Mon cœur – elle est plus belle qu’avant l’été, plus belle qu’il y a dix ans – arrête de. Mon cœur ne bat plus. Ma main bat à sa place. Arrête. Vas-y, ma main. Tu. Elle. Ma main comme les yeux sous le pont avant de sauter. Frisson. C’est elle. Frissons. Ma main, ne t’emballe pas. Ma main, c’est. Ma main, arrête. Elle.

Frisson. Ce n’est plus un frôlement, c’est sa main, sa main à lui, sa main à lui sur sa jupe à elle, sa main à lui qui touche sa jupe à elle, vraiment qui la touche, et lui à un mètre de sa main qui me regarde et autour les gens qui ne dansent plus, la musique qui s’est arrêtée et moi comme une statue de sel, moi comme une morte, immobile, belle mais immobile, moi comme une poupée, moi qui voudrais que cette main reste posée sur ma jupe pour toujours, moi qui dis – mais est-ce vraiment moi qui parle ? c’est une voix qui est sortie de moi sans que je n’y sois pour rien – ma voix qui dit viens et lui qui ne vient pas, juste sa main posé sur ma jupe et moi qui dis encore – mon cœur qui dit, pas ma bouche – viens et lui qui hésite, sa main qui appuie un peu plus fort sur ma jupe et moi qui crie – moi qui nais – viens et lui qui vient et nos corps qui se frôlent et nos corps qui se touchent et la musique qui renaît et les gens qui dansent autour, les gens qui ne me regardent plus comme un monstre et le DJ qui touche ses platines comme il – comment s’appelle-t-il ? – me touche lui, et moi qui tourne, lui et moi qui tournons et moi qui ne sais plus qui je suis moi qui ne suis plus que frisson, grand frisson.

Fri-Son. Grand frisson. Dix ans qu’il attendait ce moment. Dix ans effacés. Il lui dit : tu es belle. Elle lui dit : tu es cool. Ils sortent. Le gorille se dit : il y en a qui ont de la chance. Il les regarde s’en aller main dans la main sur le trottoir. Il pense : on dirait deux gamins.

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Elle sur le boulevard

Boulevard de Pérolles. Ça sonne pompeux. Broadway-Champs-Elysées-Pérolles, Fribourg se prend pour une vraie ville. J’aime flâner sur les grands boulevards. Pérolles : petit boulevard mais boulevard quand même. Fribourg by night, voilà Pérolles. Fribourg by day, voilà Pérolles. Pérolles, c’est la modernité qui effleure Fribourg, c’est la route qui l’emporte sur le fossé, c’est la fin du Moyen-Âge. Pérolles, c’est – c’était, ça change sans cesse, Pérolles, c’est comme ça, c’est la ville, la vraie ville, c’est du changement qui change et qui change et qui change et qu’on n’arrive à jamais à suivre – Pérolles, c’est Nespresso Boutique, c’est Bang & Olufsen Radio TV Chaînes Hifi, c’est Café Restaurant le Cintra, c’est Pharmacie Thiémard, c’est A&P Business Partners, c’est Solujob SA travail temporaire et fixe bureau de placement, c’est Dr Philippe Béfahy gynécologie et obstétrique (à l’époque, c’était Jean Gross, gynécologue, et madame Widmer, sage-femme),

Pérolles, c’est Kuoni Voyage SA Helvetic Tours, c’est Papeterie Meyer, c’est Universal-Sport SA, c’est Espace Coiffures, c’est Pizzeria San Marco, c’est Fromages Sciboz & Fils SA, c’est Ara Shop Chaussure & Maroquinerie, c’est Tea-Room La Brioche Le Colibri, c’est Gold & Cash Bijouterie, c’est Body Percing Wélie et Marianna percing et tattoo, c’est Jean-Marie Coiffure Onglerie Manucure, c’est Brasserie Au pied de Cochon restaurant grec, c’est Academic Press Fribourg Edition, c’est Ecole de danse classique Schild, c’est Imprimerie Saint-Paul, c’est Fri Cash Seconde main Occasions, c’est Banque Cantonale de Fribourg, c’est Tea-Room Confiserie du Rex, c’est Cinémas Rex 1 2 3, c’est Maxi Bazar SA, c’est Mike Wong Fast-Food asiatique, c’est Groupe Mutuel assurance et caisse maladie, c’est la Civette le Kiosque tabac journaux magazines, c’est Bar à Couture, c’est La Calèche Shiatsu Holistique soin antistress massage, c’est Le Provençal Café-Bar-Tea-room, c’est Relax la boutique au féminin, c’est Art Floral Fribourg, c’est L’Esprit du Voyage SA, c’est Confiserie Suard le Domino, c’est Brasserie le Boulevard, c’est Fribourg Philatélie philatélie monnaies cartes postales archives, c’est MCM ou Mon Chez Moi ou le Monche, c’est Au Phénix d’Or traiteur, c’est Reflet Coaching développement personnel coaching, c’est EVO Fitness, c’est Kian Déco Meubles d’Orient boutique artisanale meubles bijoux idées cadeaux et ce sont des kebabs en veux-tu en voilà, c’est chez mon cousin, c’est chez ma belle-sœur, chez ma tante, chez maman, chez le beau-fils du frère de ma belle-mère, chez la bru du filleul de mon arrière-grand-tante, chez…

Puis il y eut elle. Elle marchait sur Pérolles. Elle ? Pas elle : Elle ! La décrire ? Impossible. Alors détailler la gueule des commerçants : le vieux pharmacien Thiémard, cheveux noir corbeau rabattus sur le crâne, bouche ouverte, bavant son sirop pour la toux Toplexil sur sa blouse qui jadis fut blanche ; le jeune homme bien mis poli comme tout, obséquieux, chichiteux, tiré à quatre épingle, de la boutique Nespresso, la langue pendante, bafouillant dans sa barbe de hipster des jurons de charretier ; les gros bras dopés d’EVO Fitness s’encoublant dans leur tapis de course et se lâchant les haltères sur les doigts de pied ; Bang et Olufsen intervertissant les câbles des chaînes-hifi avec ceux des télévisions soudain devenus Olufsen et Bang ; le docteur Philippe Béfahy, gynécologue, décidant soudain de n’ouvrir son cabinet que pour une seule cliente, elle ; Wélie et Marianna tatouant jusqu’à l’os leur client hurlant de douleur ; Jean-Marie rasant la tête des vieilles dames à cheveux bleus ; le gourou zen de la Calèche Shiatsu Holistique se chiant dessus et perdant d’un coup son aura mystique ;

lécher Sukarno en pensant à elle…

mais aussi le vieux barbu de Fribourg Philatélie la langue restée collée au cul d’un timbre indonésien de 1954 ; les sœur de Saint-Paul à genou en extase les mains levées au Ciel s’imaginant le retour miraculeux de la Sainte Vierge ; mon cousin, ma belle-sœur, maman, le beau-fils du frère de ma belle-mère et toute la famille hurlant à tue-tête avec tout, avec tout, avec tout, avec tout !

Avec tout : elle avait tout. Tout pour plaire. La démarche. La. Le. Les. Tout. Décrire serait souiller. Tous disaient : elle a tout. Toutes disaient : elle a tout. Tout pour plaire. Tout pour plaire à tous. Tout pour plaire à toutes. Tous toutous. Elle marchait. Non. Elle dansait (les danseuses, à l’école de danse classique Schild, s’étaient arrêtées de faire des pointes, surclassées). Beaucoup plus que danser. Elle. Ne pas décrire. On tomberait dans. On dirait des. On. Elle affola tout Pérolles. Tous pensaient, toutes pensaient : elle vient dans ma boutique, elle vient chez moi. Elle. Ils. Impossible de dire ce qu’ils. Elle traversa Pérolles de bout en bout, de la gare à l’Université et on pensa : une étudiante. Puis on rectifia : une savante, une professeure extraordinaire. On raconta beaucoup d’imbécilités, alors elle continua tout droit vers la route de Marly puis elle traversa le pont. On ne la revit jamais mais on ne l’oublia pas.

Un magazine a élu cette personne-là plus belle femme du monde. À Pérolles, on commente : c’est qu’ils ne l’ont pas vue, elle !
Et il paraît que la femme la puissante du monde, c’est celle-ci. Même réaction sur Pérolles : ils ne l’ont pas vue, elle !

L’émotion ce jour-là fut particulièrement puissante sur la terrasse du Café du Commerce, où trois collégiens de Sainte-Croix avaient schwemtzé le cours de gym à Morandi pour boire de binches. Le plus timide des trois, par je ne sais quel miracle dont tout Pérolles fut jaloux, frôla de sa main la jupe divine mais la fille – non, pas la fille, la déesse, Celle-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom – avait continué sa route comme si de rien n’était. Lui, il regardait sa main sans comprendre comment il était possible qu’elle ne fût pas brûlée au troisième degré par un tel contact. Ses camarades le dévisagèrent. Ils auraient pu l’étrangler. Il en fut quitte pour payer la tournée. Ce jour-là, après la gym, il schwemtzèrent l’allemand, la physique et la géographie et ils burent quatre girafes de cardoche afin de digérer l’événement merveilleux qu’ils venaient d’avoir vécu. Les deux envieux réfléchirent. Ils se dirent qu’au fond, c’était un honneur que d’être les amis du garçon qui un jour toucha la jupe de. Lui ne comprenait rien. Lui passait son temps à regarder sa main qui avait touché – non, pas touché, les légendes exagèrent toujours – frôlé la jupe de la jupe de la jupe de la jupe de. Il n’arrivait pas à dire autre chose. Les deux autres d’ailleurs n’auraient pas entendu autre chose. Eux aussi : la jupe de la jupe de la jupe de comme un ver d’oreille dans le cœur. Le garçon qui avait touché – personne ne disait plus frôlé, certains racontaient qu’elle s’était retournée et qu’elle lui avait souri, d’autres prétendaient qu’elle lui avait donné rendez-vous et qu’ils, mais lui n’était qu’un garçon ordinaire, c’est impossible, voyons – et le garçon qui avait touché la jupe de devint du jour au lendemain le mec le plus populaire de Sainte-Croix. Toutes les filles voulaient que le garçon qui avait touché la jupe de touche aussi leur jupe à elles, parce qu’elles pensaient récupérer ainsi un peu de la beauté de Celle-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom et lui ne se laissa pas prier, il sauta sur tout ce qui bouge, il se tapa tous les canons de l’école mais n’en éprouva jamais le moindre plaisir tant sa main le brûlait encore des années après cette journée bénie des dieux où il avait touché – même lui avait oublié qu’il ne l’avait que frôlée – la jupe de la jupe de la jupe de.

Même s’il avait pu voir sous toutes les jupes de toutes les filles du monde, cela n’aurait pas effacé le frôlement de la jupe de la jupe de la jupe de.

Elle aurait aimé susciter de la sympathie. Elle aurait aimé qu’on lui pose des questions cools du genre qu’est-ce que tu fais dans la vie ou t’écoutes quoi comme musique mais personne n’éprouvait de la sympathie pour elle, personne n’était cool avec elle. Tous, ils s’écartaient sur son passage ; tous, ils lui faisaient la haie d’honneur, comme pour une reine, mais elle n’était ni reine ni rien. Elle était belle, voilà tout. Qu’est-ce qu’elle y pouvait si elle était belle ? Est-ce qu’on choisit d’être belle ? Et à quoi ça sert d’être belle si personne ne vous parle ? Elle était belle mais elle n’avait jamais connu l’amour. On n’aime pas les femmes qui sont belles, on les vénère, on les désire, on les fantasme, on les encense, on les glorifie, on les invente, mais jamais on ne les aime parce que jamais on n’ose songer qu’on pourrait en être aimé, des femmes qui sont belles. Elle, pourtant, ne désirait que cela, aimer et être aimée, mais avant d’aimer quelqu’un, se disait-elle – elle ne comprenait rien à l’amour, mais de toute façon personne ne comprend rien à l’amour – il faut connaître ce quelqu’un, lui parler, éprouver – elle en revenait toujours là – de la sympathie pour lui et le trouver cool mais elle, personne ne la trouvait ni sympathique ni cool, elle ressassait ça sans cesse. Pourtant, elle faisait tout pour être sympathique et cool, elle souriait, elle allait vers les gens, elle riait de bon cœur aux plaisanteries, mais on ne la trouvait ni sympathique ni cool, on la trouvait belle, rien que belle et on ne pouvait s’adresser à elle que comme si on s’adressait à la Reine d’Angleterre, en plus belle.

Le règne de la reine n’est rien, pensait-on sur Pérolles, comparé à son règne à elle.

Peut-être, se disait-elle, que quand j’aurai l’âge de la Reine d’Angleterre, on me parlera enfin normalement, parce que je ne suis ni reine ni rien et parce que je serai vieille. Mais voilà, plus elle prenait de l’âge, plus elle embellissait. Alors elle ne sortait plus de chez elle. Elle se regardait dans son miroir et elle disait miroir mon beau miroir je ne veux plus être la plus belle mais le miroir ne lui répondait rien, il était comme les autres, subjugué par sa beauté, et elle, elle se haïssait chaque jour un peu plus. Le soir, elle pensait à ce jour où elle avait traversé Pérolles en jupe. Elle revoyait la tronche du pharmacien, celle des bonnes sœurs, celles des cousins sortis des kebabs. Elle revoyait surtout ces trois jeunes hommes à la terrasse du Café du Commerce. L’un d’eux l’avait frôlée, juste frôlée, mais c’était comme s’il l’avait touchée, parce jamais personne ne la touchait, elle, sauf elle-même, le soir seule dans son lit, en pensant à ce garçon. Un garçon tout simple qui avait l’air sympathique et cool. Un beau garçon ? Pas mal, pas terrible, peu importe, l’air sympa et cool. Sympa et cool parce qu’il l’avait touchée, pas frôlée, touchée, touchée pas juste à la jupe, touchée profond. Alors, elle aussi, elle se touchait profond et elle jouissait sans joie seule dans son lit en pensant à ce garçon. Voilà dix ans de cela, le jour de la jupe. Dix ans jour pour jour. Dix ans qu’elle n’avait pas retraversé le pont. Dix ans que de Marly elle rêvait de Pérolles. Dix ans qu’elle se terrait chez elle, qu’elle commandait sa bouffe – beaucoup de bouffe pour devenir grosse mais rien à faire, plus elle grossissait plus elle était belle et d’ailleurs elle ne grossissait pas – chez Vam’s Pizza, dix ans qu’elle ne sortait pas de chez elle, dix ans qu’elle embellissait toute seule dans son coin. Dix ans jour pour jour.

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Grand vent sur Vignettaz

Avis de grand vent sur Vignettaz. Avis de tempête. Avis de décès. Est-ce qu’on meurt à la Vignettaz ? À peine : on décède, à la Vignettaz, on nous a quitté, à la limite on trépasse mais on ne meurt pas, à la Vignettaz, on meurt dans des quartiers plus vivants, on meurt sur Pérolles, on meurt à Beauregard, on crève dans les parkings souterrains de Windig, mais à la Vignettaz, on ne meurt pas, on s’envole.

Voilà un peu comment je l’imagine, Isabella devenue veuve. Allez regarder les belles photos d’Eric Rosier.

Franco s’est envolé. Hémorragie cérébrale. Mauvaise chute. Même pas un accident du travail. En pleine nuit. Taux d’alcool : 0,1. Une bière devant la télé. Isabella tout en noir. Une veuve italienne dans les films de mafia. Franco est mort bêtement et Isabella est assise sur une chaise dans le petit appartement. Isabella a l’œil vague. Pourquoi cette nuit-là ? Pourquoi sortir ? Pourquoi la tête de Franco – elle avait dû regarder – fracassée comme ça ? Pourquoi le sang ? Isabella déplie un mouchoir. Pourquoi moi ? Isabella debout devant la cuisinière. Pourquoi Isabella sort-elle les deux assiettes ? Isabella s’arrête net au milieu de la cuisine. Elle est immobile et elle a les deux assiettes dans les mains puis elle range l’une des deux assiettes dans le buffet. Elle n’a pas faim. Elle range l’autre assiette.

Caroline les cheveux dans le vent. Sébastien bercé par les cheveux de Caroline, cheveux balançoires, cheveux foutoir, cheveux vivants avivés de vent. Tu es belle. Cheveux en pagaille. Puis les cheveux retombés sur les épaules de Caroline quand retombe le vent. Tu es belle. Caroline souriante : J’ai froid. C’est la bise, rentrons. Sébastien : Je te réchaufferai. Caroline et Sébastien sur le canapé : Tu es belle. Caroline : Tu es beau. Caroline et Sébastien dans le lit. Caroline et Sébastien dans la baignoire. Caroline et Sébastien partout, nulle part, Caroline et Sébastien loin de la Vignettaz. Caroline : Ma ville, c’est Sébastien. Sébastien : Ma route, c’est Caroline.

Melinda les cheveux dans le vent. Elle ne sent pas le froid. Elle marche, elle monte le sentier du Gibloux, elle s’arrête, elle lit – Daphné = Samuel  je t’aime Samuel –, elle pleure, elle croise un chat qui la fuit, elle regarde les feuilles mortes, elle les envie, les feuilles mortes, et elle jette un œil derrière les grilles et elle croise un second chat, il est noir et il est coincé dans le mur – pauvre Raf, pauvre Melinda – et elle contemple les graffitis et elle marche encore, n’importe où, à la recherche d’un pont pour… D’un pont pour… Non. Il y a eu cet homme. Ce saint. Elle dit : Ce saint. Elle pense : Au paradis. Un pont pour le rejoindre, pour lui dire merci. Merci quoi ? Melinda pleure. Merci parce que. Melinda s’est perdue. Elle marche, elle monte des escaliers et elle contourne des jardins, elle continue de monter et elle pleure, surtout elle pleure. Il n’y a pas de pont à la Vignettaz. Il y a l’église néo-apostolique : entrez, mon enfant, Dieu ne veut pas vous voir pleurer ainsi. Un vieux monsieur lui tend un mouchoir. Merci monsieur. Un saint aussi ? La solution, c’est Dieu, asseyez-vous et priez. Melinda est assise sur un banc. Il y a des vitraux, une lumière douce, de la musique d’orgue.

Une musique qui ressemblerait à celle-ci, enregistrée par Jean-Baptiste Dupont dans un autre Fribourg.

Elle aimerait bien prier mais elle ne sait pas. Il faut dire quoi ? Elle ne dit rien mais elle ne pleure plus. Les services divins, c’est le dimanche à 9h30 et le mercredi à 20h, du 1er au 15 de chaque mois, tu viendras ? Elle dit oui, merci monsieur. C’est fou ce que ça souffle aujourd’hui. Elle dit oui, merci monsieur. Une jolie fille comme toi, ça ne doit pas pleurer. Elle dit oui, merci monsieur. Dieu ne le veut pas. Elle dit oui, merci monsieur. Dieu veut le bonheur de ses enfants. Oui monsieur. Il veut la joie. Oui monsieur. Il veut l’amour. Melinda ne veut plus l’amour. Elle se lève. Au revoir, merci monsieur. Elle est sortie. Ça souffle trop fort. Il est où le pont à la Vignettaz ? Elle pleure.

C’est fou ce que ça souffle à la Vignettaz aujourd’hui, un temps à pas mettre sa bite dehors, il dit, un temps à mâter des pornos bien au chaud. Il tape teen facial sur la tablette, il voit défiler des visages d’anges, des blonds, des bruns, des roux, et des types qui se déchargent dessus, il regarde ça et c’est ce qu’il aime, des petites salopes avec du sperme plein les yeux, des petits salopes qui rigolent avec du sperme plein les yeux, alors il a envie de les punir, ces petites salopes, il tape teen punished mais c’est trop gentil, il tape teen punished hardcore et elles ne rigolent plus, les petites salopes, elles chialent, et lui, sur ces petites salopes qui chialent, il jouit. Putain que c’est bon, il se dit. Putain les salopes, il pense. Il écrit sur snap : rdv tu C ou. C’est encore mieux en vrai, il se dit. Puis il tue Franco.

(Note de l’auteur atterré par ce qu’il a vient d’écrire : nous abandonnerons vite ce dernier personnage – il nous dégoûte trop –, nous ressusciterons Franco, nous sauverons Melinda et surtout nous raconterons les amours de Caroline et Sébastien dans de nouveaux quartiers.)

C’est dans cet immeuble que nous avions imaginé que vivait Melinda.

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Nouer un nous

Nous. Nouer un nous à la Vignettaz, est-ce que c’est possible ? Nous, Caroline et Sébastien ? Nous, Melinda et Franco ? Nous qui ? Des maisons qui s’appelle Notre Chez nous. Des panneaux Attention au chien. Des haies. Nouer un nous, d’accord, mais un nous comment ? Un nous de lutte ? Un nous de Révolution ? Encore un panneau :

Juste au-dessus : Bordiers autorisés. Juste au-dessus : Interdit aux voitures, aux motos et aux boguets. Nouer un nous quand tout le monde crie moi je ? Nouer un nous quand Caroline crie moi je veux qu’on m’aime ? Nouer un nous quand Sébastien crie moi je veux un pont, moi je veux un fort, moi je veux une route, moi je veux savoir la couleur des yeux de Caroline ? Nouer un nous quand Melinda cache sa honte derrière les poubelles ? Nouer un nous quand Franco ne sait pas quoi faire pour aider cette pauvre petite ? Nouer un nous quand un salopard la viole sur un chantier ? Nouer un nous quand les gens bien se calfeutrent ? Nouer un nous quand les gens bien disent ces sales bougnoules ? Nouer un nous où ? L’école est un terrain vague. Il n’y a pas de bistrot. Ni de pont. Ni de commerce. Ni de fort. Nouer un nous où ? Sur la route ?

Sébastien se tenait debout devant l’église néo-apostolique fermée. Un homme âgé vint. Nouer un nous avec ce vieux chrétien ? Les offices divins, c’est le mercredi soir, monsieur, nous sommes vendredi, connaissez-vous notre église, monsieur ? Non, Sébastien ne connaissait pas leur église et il n’avais pas envie de nouer un nous avec vous, désolé. Alors nouer un nous où ? Caroline tentait d’ouvrir sa porte. La clef lui glissait des doigts. Elle avait trop bu. Des tas de mecs lui avaient payé des verres. Elle avait accepté mais pas plus. Impossible de nouer un nous avec ces types-là. Nouer un nous où ? Franco devant sa télé zappait. Le foot. Nous, pour Franco, en foot, c’était la Juve. La Juve, ce soir-là, ne jouait pas. Pas de nous à nouer. De toute façon, pas le cœur à ça, le cœur noué. Isabella faisait la vaisselle. Lui demander si la première fois ça a fait mal ? Pourquoi lui demander ça ? Est-ce que c’était avec lui, la première fois ? Avec lui, ça ne fait pas mal. Nouer un nous où ? Melinda dans son lit, enfermée dans sa chambre, non maman j’ai pas faim, non maman ça va. Melinda en larmes sur son lit. Nouer un nous avec qui ? Elle avait cru qu’avec lui nouer un nous ce serait merveilleux mais c’en était fini des garçons. Elle avait cru à ses belles paroles et puis il y avait eu ça. La brûlure. La grille. Et lui : mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Nouer un nous après ça ? Et les autres, nouer un nous comment ? Nouer un nous comment pour les serveuses de vingt-deux ans mignonnes comme tout et tout et tout ? Nouer un nous comment sans sortir du salon ? Nouer un nous comment sous la charmille ?

Sébastien marcha. Il passait sa vie à marcher. Franco zappa. Des meurtres et des viols. Il s’ouvrit une bière. Caroline réussit enfin à ouvrir sa porte. Elle suspendit son manteau dans l’armoire de l’entrée, marcha vers la porte-fenêtre et s’alluma une clope sur le balcon. Melinda se tailla les veines. Puis elle cria. Son père défonça la porte. On appela l’ambulance. Qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie ? Melinda ne voulait rien dire. Sauf au monsieur. Quel monsieur ? Sébastien devant chez Caroline. Une lueur sur le balcon. Comment une fumeuse peut-elle avoir des dents si blanches ? Et pourquoi alors qu’il avait remarqué la blancheur de ses dents, n’avait-il aucune idée de la couleur de ses yeux ? Caroline à son balcon l’avait vu. Elle ne pouvait pas le recevoir maintenant, pas dans cet état-là. Franco sortit. J’ai besoin d’air, Isabella. Il marcha en direction du boulot. Une ambulance faillit l’écraser. Il arriva près du chantier. Il entendit une voix, essoufflée : mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Puis : y’a vraiment des putes. Franco frappa. L’autre frappa. Du sang gicla. La tête de Franco heurta le sol. L’autre s’enfuit. La fille appela l’ambulance. Sébastien appela Caroline. Il allait réveiller les voisins, cet imbécile. Elle descendit ouvrir. Il lui tendit un bouquet de fleurs : je t’aime plus que les routes. Elle éclata de rire. Un nous s’était noué. Des nous se nouent partout dans la ville. La ville est un nous qui se noue et se dénoue sans cesse. La Vignettaz est un nous qui se noue et se dénoue sans cesse. Quand le téléphone sonna, si tard, Isabella senti sa gorge se nouer. La vie est un nœud coulant qui se noue et qui se dénoue sans cesse.

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Adolescents de la Vignettaz

École primaire de la Vignettaz. En travaux. Des barricades. Des recoins. La nuit tombe. Une meute d’ados joue les durs. Ils boivent du coca, ils mâchent des chiclettes, ils bombent le torse. Parfois ils courent. Tous. Dans tous les sens. D’autres fois, c’est un seul qui court et une seule qui court avec. Il lui a piqué son sac à main. Elle crie. Un cri qui rigole. Elle lui court après. C’était voulu. Elle le rattrape. On est vite essoufflé quand on a quatorze ans. Elle essaie de lui arracher le sac des mains. Elle crie. Il tient bon. Elle s’agrippe à son poignet. Il ne lâche rien. Elle tire son pull. Il l’attire à lui. Elle dit non. Il la serre plus fort. Elle s’extirpe de son étreinte, lui dit qu’il est bête, récupère le sac qu’il a laissé tomber. Il sourit. Elle se dit que vraiment il est trop bête. Il éclate de rire. C’est vraiment trop un bouffon. Il a quelque chose dans la main. Il rit toujours plus fort, toujours plus bête. Elle est obligée de s’approcher encore de lui. Une boîte de tampax, voilà ce qu’il a dans la main, ce puceau. Elle le regarde avec dégoût et elle fouille dans son sac. Ça va, les capotes sont toujours là.

École primaire de la Vignettaz. Nuit noire. Il a dit derrière la grille on sera plus tranquille. Elle est seule. Elle a peur que des gens la voient. C’est écrit interdit. C’est peut-être dangereux. Il y a des fenêtres allumées. Quelqu’un. Une femme. Elle sent bon la cannelle. Elle a l’air pressée et ne la remarque pas. Ouf. Elle rentre son ventre pour passer entre le mur et la grille. Ça passe juste. Voilà : elle est dedans. C’est tout noir. Il y a des machines de chantier. Éteintes bien sûr, mais ça fout la trouille, et il y a des gros cailloux, et un bâtiment à l’abandon. C’est tout noir. Elle a peur. Pourquoi est-ce qu’elle fait ça ? Elle fouille son sac à main. Elles sont toujours là. Ouf. Pourquoi elle lui a dit oui ? Elle regarde le ciel, elle cherche la lune, elle se dit qu’avec la pleine lune, ça sera romantique, mais elle ne trouve pas la lune. Il y a des étoiles. Un peu. Mais ces machines, ces cailloux, ce bâtiment qui croule, ça ne lui dit rien. Peut-être que ce serait mieux de. Salut. Salut. C’est lui. Il lui roule une pelle. Qu’est-ce qu’il embrasse bien ! Un mec de dix-huit ans, c’est normal, c’est pas un puceau comme l’autre con avec son tampax. Elle ne lui a pas dit que. Il croit sûrement que. À quatorze ans, on a toutes. Enfin, les copines disent que. Et elle fait plus que son âge. C’est les seins qui font ça. Chez certaines, ça pousse plus vite. Et lui, il croit qu’elle a. Elle a dit quoi, seize ? Alors il ne perd pas de temps. Attends. La capote. Y’a pas de risque. Tu parles ! Allez, s’il te plait ! Bon, d’accord. Elle se recoiffe, baisse sa culotte, elle a froid. Il est prêt. Elle se mord les lèvres. Ça brûle. Heureusement qu’il fait nuit. Ça brûle vraiment. Il accélère. Elle est coincée contre la grille. Ça brûle trop. Son corps contre elle, c’est lourd. Il la pousse vers le mur. Ça brûle trop, arrête ! À genou, j’arrive ! Quoi j’arrive ? Mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Elle obéit. Il referme sa braguette. Y’a vraiment des putes. Il part. Attends ! Je t’aime. Elle est toute seule Elle s’essuie les yeux. La lune vient d’apparaître. Il y a une machine de chantier qui la regarde. Elle a l’air de dire : ma pauvre, tes nichons auraient mieux fait de pousser moins vite. Au moins, il a mis une capote, au début.

École primaire de la Vignettaz. Silence. Ciel dégagé. Personne. Pleine lune. Des machines de chantier à l’arrêt. Bâtiment vide. Tags. Fuck. Des bites. Un trou creusé, une tranchée. Des tuyaux. Des pierres. Sur la grille : chantier interdit. Silence. De l’herbe qui pousse à travers le béton. Une racine. Contre le mur : des pelles, un balai, des bidons en plastique alignés. Un râteau. Une lumière blafarde, changeante, tantôt sur un outil, tantôt sur l’autre. Un ouvrier a oublié sa veste. Un autre sa casquette. La lune balaie les machines de chantier. Une pelleteuse Liebherr R936 B. Un tracteur Bührer 6135. D’autres monstres de fer. Une boîte de tampax.

Voici une petite idée des travaux réalisés à l’école de la Vignettaz.

École primaire de la Vignettaz. Six heures trente. Franco, toujours le premier. Il aime ce moment avant le travail, tout seul. Le jour va se lever. Il sera là pour le regarder. Les autres seront dans leur voiture. Ou bien en train de se raser. Franco a laissé pousser la barbe. Comme ça, le matin, pas besoin de se raser. Il a son appartement à Monséjour, tout près. Il vient à pied. Comme ça, pas de stress. Il aime regarder le chantier quand il ne se passe rien. Comme ça, on voit le boulot qu’on a déjà fait. Là, pour le moment, c’est le boxon. On a creusé. C’est tout. Il y a des cailloux partout. Il va falloir les enlever. Franco s’occupe de la pelleteuse, enfin pas une pelleteuse, une pelle mécanique hydraulique, il faut être précis. Une belle bête. C’est quand même beau, un chantier, quand on n’est pas en train de bosser dessus et que c’est bien propre, bien ordré, bien aligné, y’a qu’à cette heure que c’est comme ça nickel, pas un débris qui traîne, pas un… Qu’est-ce que… C’est quoi, ça ? Franco court voir. Une boîte de. C’est quoi, ça ? Des. Et à côté une. Merde, une carte. Une carte d’identité. Merde, une carte d’identité. Melinda Fer. Fer quoi ? On n’arrive pas à tout lire, il y a quelque chose dessus. Qu’est-ce c’est que ça ? Franco ramasse la carte. Melinda Fernandez. Il a le doigt tout gluant. C’est quoi, ça ? C’est du. Pas possible. Qu’est-ce qui se passe par ici la nuit ? Et là, sur le sol, c’est. Du sang ? Franco n’aime pas ça. Ça et pis du sang, ça sent pas bon. Si on creuse, peut-être qu’on va trouver un. Non. Mais il y a du sang quand même. Bon, du sang, ça peut arriver. Melinda Fernandez. La date de naissance, c’est. Ça fait. Putain. Une gamine. Quel est le salaud qui.

– Eh, Franco ! Qu’est-ce qui se passe ? – Regarde, chef. – Elle fait plus. Pas étonnant qu’elle se fasse tringler en cachette. T’as vu comme elle… – Ta gueule ! – Comment ça, ta gueule ? Tu veux quoi ? lui faire la morale ? lui expliquer que le bon Dieu il a dit pas avant le mariage et que c’est pas bien de faire des choses pareilles ? Notre boulot, c’est de creuser, pas de remettre les petites filles égarées sur le droit chemin, Franco. Alors, maintenant, tu emmodes ton engin et tu creuses, capito ? – Il faut quand même qu’on lui rende sa carte d’identité, non ? – Y’a une adresse sur ces trucs ? – Non. C’est juste écrit : Origine Fribourg. – Normal. Fernandez. Tu crois que c’est suisse à la base Fernandez, Franco ? T’es originaire d’où, toi ? – Piémont. – C’est écrit ça sur ta carte d’identité ? Franco sort son porte-monnaie. Origine : Fribourg. Naturalisé. – Il doit pourtant bien avoir un moyen de… – T’inquiète, Franco, elle viendra toute seule comme une grande. Tu crois vraiment qu’elle va aller dire à ses parents qu’elle est venue ici la nuit passée et qu’elle s’est fait taguenatser par un mec sûrement deux fois plus vieux qu’elle ? – D’accord, chef, je garde la carte et si jamais elle vient, je… – C’est ça, tu… Maintenant, au boulot, et que ça saute !

École primaire de la Vignettaz. Midi et demie. Franco est resté, des fois que… Il a pris un sandwich. Ça suffit, c’est pas la faim qui le ronge. Il est assis contre la grille, à l’endroit où… Pas terrible, ce sandwich. Pourquoi ils mettent toujours des immenses concombres dedans ? Salami, il avait acheté un sandwich salami, pas un sandwich concombre-vinaigre, ça l’énerve, ça, cette manie de mettre des concombres géants partout, tu sens plus que ça, le vieux bocal de concombres transgéniques qui baignent dans le vinaigre, il avait dit salami, pas vinaigre-concombre, c’est quand même un monde ça, le salami c’est du salami un point c’est tout, c’est pas bien compliqué de… – Pardon monsieur, je voudrais savoir si… – Melinda ? – On se connaît ? – Pardon, mais j’ai trouvé ta, enfin votre, carte d’identité, et avec la photo, je vous ai, enfin, vous êtes jolie comme sur la photo, voilà, ça va, Melinda ? – Et elle est où, ma carte ? – Elle est, attendez, elle est dans ma veste, sur la machine, je vais la chercher, vous êtes sûre que ça va, Melinda ? – Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Donnez-moi ma carte. – Il vous a pas fait mal au moins ? – De quoi je me … Elle s’était arrêtée net de parler. – C’était la première fois ? – Foutez-moi la paix ! – Pardon, la carte. Il se lève. Va vers la pelleteuse. Prends la carte dans la veste. Revient.

Ecole primaire de la Vignettaz. Dix-huit heures trente. C’est bon. Tout est en ordre. On peut y aller. C’est pas trop tôt. Oui. Comment ça, oui ? Oui pour les deux questions. D’où ça vient, cette voix ? Oui, c’était la première fois et oui, ça a fait mal. De l’autre côté du mur, ça vient de l’autre côté du mur. Je pensais pas que ce serait comme ça. Il contourna le mur. Rien. Je l’aimais. Les poubelles. Ça vient des poubelles du bloc à côté. Je croyais qu’il m’aimait aussi. C’est bien ça, du local des poubelles. C’est normal que ça fasse mal ? Qu’est-ce qu’il en sait, lui ? Franco, est-ce que c’est normal que ça fasse mal ? Ça dépend. Et que ça brûle, c’est normal aussi ? Qu’est-ce qu’il en sait, Franco, si ça brûle ? Je sais pas, je crois pas. Et à la fin, ça se passe comment ? Comment ça, à la fin ? Quand c’est fini, il se passe quoi ? Est-ce que je sais, moi ? Quand c’est fini, c’est fini, pourquoi ? Non, rien, désolé de vous avoir dérangé, monsieur, je vais y aller, merci pour la carte.

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La belle sans le clochard

Elle a l’œil collé à la fenêtre. Elle regarde la route. Elle hait les routes – les routes vides les routes nues les culs-de-sac – horrible expression les culs-de-sac – elle déteste les impasses les tunnels les passages sous voie – horrible expression aussi passages sous voie – elle ne supporte plus les routes de la Vignettaz les routes plates de la Vignettaz les routes en montée de la Vignettaz les routes en descente de la Vignettaz les routes qui vont tout droit à la Vignettaz – droit dans le mur encore une de ces putains d’expressions à la con – les routes qui serpentent elle hait les routes et les routiers les routiers pas sympas les routiers qui polluent les routiers sur leurs rouleaux compresseurs les routiers roumains les routiers turcs les routiers hongrois les gros routiers qui puent le mazout les gros routiers qui rotent leur bière pas chère les gros routiers des abattoirs elle hait les routiers elle hait les routes elle hait les haies au bord des routes elle hait les hommes qui regardent les haies au bord des routes et elle voudrait qu’il n’y ait plus de routes qui mènent à Rome plus de routes qui mènent à la Vignettaz plus de routes qui mènent nulle part plus de routes du tout juste une grande plaine toute nue comme un café tout nu toute nue comme. Il ne faut pas pleurer.  

Les pavés, elle hait aussi les pavés sur les routes de la Vignettaz.

Elle a remis sa veste, la pourrie, et ses chaussures, les pourries aussi, elle a fermé la porte à clef, elle est sortie, comme ça – toute nue, elle pense ça, elle est sortie toute nue – dans la rue, sur la route, et elle a battu le pavé – fini les expressions – toute la nuit, toute la journée, toute nue – toute nue en dedans, ce n’est pas une expression, c’est ce qu’elle pense pour de vrai, toute nue en dedans – elle a battu le pavé de la Vignettaz toute nue en dedans, à la recherche de la fin des routes. Et elle y est parvenue : route du Grand-Pré, la route se termine. C’est la forêt. Un chemin. Un chemin de forêt, est-ce que c’est encore une route ? Commune de Villars-sur-Glâne. Elle longe une clôture.

Partout c’est écrit : propriété privée. Elle continue de longer. Elle a peur. Elle est nue. Toute nue. Elle rebrousse chemin. Sur la place de parc, il est écrit qu’il est interdit de jouer mais ce n’est pas un jeu. Elle rebrousse-poil – elle a perdu le goût des expressions – elle rebrousse à poil – toute nue en dedans – elle continue sa route – elle aime les routes– elle longe les haies – elle aime les haies – elle entre dans son allée – elle ne referme ni la grille ni la porte – elle monte les escaliers (l’ascenseur est en panne) – elle ne s’essuie pas les pieds sur le paillasson – elle tourne la clef dans la serrure – elle ouvre la fenêtre – non, du deuxième étage, elle ne se casserait que la jambe – elle ouvre la porte-fenêtre et elle s’allume une clope sur le balcon.

Elle pense : redevenir enfant. Les enfants sont heureux à la Vignettaz. Ils se balancent dans les jardins sous la charmille. Charmants enfants de la Vignettaz qui vous balancez sous la charmille, pense-t-elle, charmantes familles de la Vignettaz, charmants jardins pleins d’ombres et de parfums. Charmantes petites filles de la Vignettaz, pense-t-elle, charmantes petites poupées dans vos poussettes, charmantes petites filles de la Vignettaz, pense-t-elle, il ne faut pas rêver au prince charmant. Elle se souvient : papa, maman, Caroline. Et Mélanie. Et Julien. Charmante petite famille de la Vignettaz. La vie de chalet. Les roses du jardin. La vie de chalet en rose. Elle se souvient : la cabane, des journées entières dans la cabane, la dinette, le tableau noir comme à l’école, les craies de toutes les couleurs. C’était Mélanie qui faisait la maîtresse. Caroline aimait bien faire ce qu’on lui disait de faire. Et Julien ? Il était trop petit, Julien. Mélanie écrivait au tableau. Caroline recopiait. Elle s’appliquait, Caroline, mais Mélanie n’était jamais contente. C’était l’ainée, deux ans de plus qu’elle. Ça allait trop vite pour Caroline, ce que Mélanie écrivait au tableau, alors au bout d’un moment, elle partait, Caroline, elle sortait de la cabane et elle allait jouer au sable avec Julien. Alors Mélanie boudait. Pas longtemps parce qu’il y avait le goûter. Maman sortait de la véranda avec son tablier, ses gants de cuisine et la plaque à gâteau. Ça sentait bon la cannelle et la pâte feuilletée croustillait sous la dent, elle se souvient : maman avait les yeux verts.

l’autre oeil était vert aussi

Il rêve : toujours la même femme, le tablier, les gants de cuisine, son parfum de cannelle et ses yeux verts. Et lui tout gamin. Assis sur les genoux de la dame aux yeux verts. Et le ciel qui bouge. Et les arbres secoués. La voix de la dame aux yeux verts qui dit youpla. Les arbres par-dessus le ciel. Et lui qui dit : maman, encore le fromage. Et elle : d’accord, mais c’est la dernière fois. Et lui : oui, maman. Et hop le monde à l’envers. Et lui : maman, encore le fromage. Et elle d’accord, mais c’est la dernière fois. Et le fromage encore dix fois. Et le monde qui se tourne et qui se retourne comme ces boules qui font de la neige quand on les secoue.

Voilà à quoi ça ressemble, l’enfance.
un biscôme, c’est ça.

Elle se souvient : maman apportait une carotte, des boutons et un chapeau et Mélanie disait : plus grosse, la boule, Caroline. Elle avait froid aux mains, Caroline, ça entrait dans les mitaines mais elle s’appliquait. Voilà Mélanie, comme ça, ça va ? Mélanie n’était jamais contente. Alors avec Julien, on lui lançait des boules de neige. Et Mélanie boudait, comme d’habitude. Alors on rentrait. On buvait du thé à la cannelle, avec des biscômes et des mandarines.

Il rêve : toujours la femme, le tablier, les gants, les yeux. Il pleut. Ça dégouline. Des cheveux roux. Elle est en face de lui, elle ne bouge pas, sous la pluie. Sous le chemisier, on voit le soutien-gorge. Le petit garçon est en face d’elle. Il regarde. La femme. Le tablier. Les gants verts. Les yeux. Les cheveux. Le chemisier. Le soutien-gorge. Il regarde. Les yeux. Les gants. Le soutien-gorge. Il regarde. Le soutien-gorge. Il regarde. Le soutien-gorge. Il. Les yeux. Verts.

Elle pense : Mélanie a repris le chalet. Maman est morte. Papa a tout oublié. Elle pense : Julien n’a pas appelé depuis deux semaines. Elle pense : Mélanie non plus. Elle pense : maman avait les yeux verts. Il rêve : la femme aux yeux verts, le soleil aveuglant, le petit garçon en face des seins, l’odeur entêtante de la cannelle. Elle pense : ça pue la clope, ici. Il se réveille : Caroline ressemble à la femme aux yeux verts.  

Elle vide le cendrier dans le sac bleu, fait un nœud, ouvre la porte, la referme, descend les escaliers, ouvre la porte d’entrée, marche dans l’allée jusqu’au container, soulève le couvercle, jette le sac bleu dans le container, referme le couvercle, marche dans l’allée jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvre, remonte les escaliers, ouvre la porte, marche vers la porte-fenêtre, ouvre la porte-fenêtre, se penche à la balustrade, s’allume une clope, regarde la route.

Il pense : de quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ? Elle est devant son miroir et elle pense : j’ai l’âge où maman est morte. Elle arrête de penser et elle regarde : maman avait l’air moins vieille. Elle pense : j’ai les yeux de papa. Il marche : il est où, ce putain de pont ? et le fort, il est où, ce putain de Fort-Saint-Jacques ? Et la route, pourquoi est-ce qu’elle est toujours barrée, cette putain de route ? Elle pleure : Mélanie est heureuse. Julien aussi. Papa ne sait plus. Maman. Ça ne sert à rien de pleurer. Il court : de quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ?

Caroline devant son miroir : des cheveux clairs, pas tout à fait blonds, pas vraiment châtains, et selon la lumière des reflets roux, mais moins que ceux de maman, pas de cheveux blancs pour le moment. Elle sourit. Mélanie en a tout un tas, des cheveux blancs. On se venge comme on peut. Toujours le miroir : pas de ride, mais des cernes, une tête fatiguée, une tête maigre, pas le corps, juste la tête, une tête rongée par des pensées qui creusent les joues. Des dents blanches. Elle a bien appris. Elle s’est appliquée. Trois fois par jour. Et le fil dentaire tous les soirs. Des dents exceptionnelles, disait le dentiste. Bravo, mademoiselle. Le cou, maigre aussi. Les seins. Comment, les seins ? Pas mal, les seins, pas trop gros, pas trop petit, des seins normaux. Elle pense : les mains de Sébastien sur mes seins. Le ventre : normal. Les jambes : normales. Les pieds : 38.

Caroline devant son armoire : jeans Diesel taille 42, soutien-gorge – quelle marque c’est ? une marque normale, comme les seins – bonnet C, pull à col roulé noir commandé sur Zalando, chaussettes blanches, vêtements banals.

Caroline à sa coiffeuse : des cheveux lisses, faciles à peigner, un chouchou, une queue de cheval, ça suffit ; un peu de mascara, pas trop ; du rouge à lèvre ?

vous sentez, ce parfum de … ?

Elle pense : j’ai besoin de me sentir belle. Rose fuchsia, juste un peu. Voilà, comme ça, c’est parfait. Un peu de parfum ? Musc Ravageur de Frédéric Malle, ça donne comme une odeur de, qu’est-ce que c’est que cette odeur, ça sent bon, c’est l’odeur de, pas trop, juste un petit peu, faire des ravages, ma Caroline, mais pas trop, juste un petit peu.

Caroline devant l’armoire de l’entrée : pas beaucoup de choix, que du noir. Choisir le moins élimé. Caroline devant sa porte : aller où ? Elle regarde sa montre : dix-neuf heures. Un peu tôt pour. Pour quoi ? sortir ? où ? S’échapper de la Vignettaz. Vivre. Oublier.

Caroline descendant la route de la Vignettaz : mignonne à croquer. Le parfum, elle se souvient maintenant, ça sent la cannelle, comme les gâteaux de maman. Sébastien ? Oublier Sébastien. Le fitness au bout de la route. S’y inscrire ? Non, pas besoin, mignonne à croquer que t’es, je te dis, ma Caroline, mignonne à croquer et ce soir, ma chérie, c’est toute crue que tu vas te faire croquer et je t’assure que l’autre connard et ses routes, ils peuvent aller se faire voir, les mecs qui veulent baiser, c’est pas ça qui manque, alors ma Caroline, ce soir, tu ramènes qui tu veux à la maison, pourvu qu’il y en ait dans le pantalon et qu’on te bassine pas avec des histoires de ronds-points et de céder-le-passage. Jolie expression, céder-le-passage. Et c’est ce que tu vas faire mon Sébi, céder le passage, parce que ce soir, je peux t’assurer que Caroline non plus, elle cèdera et elle ne sera pas sage.

Sébastien est devant la porte de Caroline, bouquet de fleurs, chemise blanche repassée, il sonne. Personne. Il resonne. Toujours personne. De quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ?

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La belle et le clochard

Rêve de Vignettaz : une balançoire, un étendoir à linge parapluie, une haie vive, le chant du merle, une raquette de ping-pong abandonnée. Des enfants jouent. Ils ne crient pas. Dors. Rêve. Il faut. Elle arrive de la véranda. Un tablier. Des gants de cuisine. Roses. Une plaque à gâteau. Un parfum de cannelle. La sensation croustillante de la pâte feuilletée. Des yeux verts. Monsieur ! Monsieur ! C’est privé, ici ! Ce banc, c’est pas pour les clochards. Mais je ne. Allez sécher vos hardes ailleurs, non mais ! Mais je. C’est la Vignettaz, ici, monsieur ! Pardon. Des yeux noirs. Le pantalon lourd. Reprendre la marche. À nouveau des nuages dans le ciel. Menaçant, le ciel. Menaçante, la Vignettaz. Continuer à marcher. Se réfugier. Fort-Saint-Jacques. Un pont. Des yeux verts. Un cadavre enroulé dans un tapis.

Un grillage : ivaTech, chantier, accès interdit au personnel non autorisé. Rue de la poudrière. Odeur de chien mouillé. Essorer le pull. Un clochard, vraiment ? Un clochard à la Vignettaz ? Des briques, un dévaloir de plastique jaune, un échafaudage nommé Bugnon, une grue d’un jaune différent. La haie, c’est ? Une charmille ? Un mur. Charmille-mur-grillage. Ici, c’est la Vignettaz.

Pourquoi marchait-il ainsi ? Pourquoi la Vignettaz le transformait-il à petit feu ? Et qui était-il au juste ? un piéton ? un vagabond ? un aventurier ? Avait-il un nom ? Elle le regardait passer. Tous les jours. Plusieurs fois par jour. Un pas assuré parfois, hésitant d’autres fois. Un visage terrorisé le jour de l’orage. Comment s’appelait-il ? Elle restait assise sur son balcon. Du deuxième étage, on voit bien en bas. On peut guguer. Depuis qu’elle était à la Vignettaz, elle n’avait eu pour se rincer l’œil que ce – ce quoi au juste ? – ce va-nu-pieds non, il avait des chaussures, des bonnes chaussures bien chaudes pour l’hiver, – ce quoi alors ? – ce boit-sans-soif – elle aimait ce genre d’expressions, va-nu-pieds, boit-sans-soif, crève-la-faim, sainte-nitouche, béni-oui-oui, croque-mitaine, que le grand cric me croque – mais ce n’était pas un poivrot ni un pauvre – c’était un homme qui marche dans le quartier – un touriste ? à la Vignettaz ? – rien à se coller sur la rétine à la Vignettaz

pas spécialement accueillante pour les touristes, l’école primaire de la Vignettaz…

– une école primaire, avec des jolis dessins sur les murs d’accord, mais on ne vient pas ici exprès pour – rien à faire à la Vignettaz – pas de bistrot – rien à se mettre sous la dent à la Vignettaz – route de Villars, il y a le palais du fromage, ça sonne bien ça, le palais du fromage, c’est bourré de monde le samedi et à côté il y a la boulangerie Saudan, tea-room pâtisserie brunch le dimanche matin champions du monde de la moutarde de bénichon chocolat macarons

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– peut-être un gastronome – ou un fou, un échappé de l’asile, ça arrive des fois, ils foutent le camp et ils marchent, ils sont perdus, on se dit qu’ils reviendront mais il ne reviennent pas. Elle s’alluma une clope. Il s’était arrêté. Il regardait. Qu’est-ce qu’il regardait ? La haie. Il regardait la haie. Derrière la haie. Il regardait derrière la haie – un pédophile peut-être – non, ça n’a pas cet air-là, un pédophile – il regardait d’un air attentif – un champignonneur – à la Vignettaz, un champignonneur ! – il était penché vers le sol – un détective privé – pas de loupe – un type payé par un mari jaloux pour surveiller sa femme, le va-et-vient à la villa d’en face, le type qui prend la voiture à six heures et qui rentre à la nuit, la place de parc pas longtemps vide, des BMW, des Porsche, des Alfa Roméo et des types gominés qui en sortent, cravate veston l’air satisfait, le va-et-vient entre les cuisses de la voisine, une sacrée salope, mais ça se sait ce genre de combines alors le mari pour être sûr a engagé ce type qui cherche des traces de pas dans la haie, mais pourquoi n’a-t-il pas d’appareil photo ? – ou alors c’est un ex à cette – non, pas le genre, trop jeune, la trentaine à tout casser, plutôt joli garçon, un peu négligé à force de – à force de quoi ? il faudrait trouver un moyen de – mais si c’était – ou alors elle pourrait – non, ça ne se fait pas, quand même – mais bon, qui ne tente rien n’a rien – encore une belle expression et tout de suite après encore une – advienne que pourra.

Elle écrasa sa clope dans le cendrier, le vida dans la poubelle, ferma la porte-fenêtre du balcon, enfila sa veste – celle du dimanche – et ses chaussures – les crouilles de la semaine – et elle sortit. Dans les escaliers, elle hésita. Et si c’était finalement quand même un pédophile ? ou un drogué ? Il était blanc. Ça ne veut rien dire. Elle eut honte de son réflexe raciste. Dans l’appartement d’en dessous, il y avait une famille de Maliens, des gens très gentils, alors oui bon d’accord, des fois ça sent fort mais c’est la cuisine de là-bas qui est comme ça et c’est très bon ; la voisine – comment c’est déjà son nom ? décidément elle ne savait le nom de personne – lui avait donné des – comment ça s’appelle ? elle n’avait pas la mémoire des noms – mais bon, l’homme dehors, c’est un blanc, la trentaine, plutôt bien bâti – bien bâti, c’est pas mal comme expression non plus – alors il n’y a pas de risque, les pédophiles c’est vieux et gros et ça a le visage tout blanc et l’homme dehors – vraiment il fallait qu’elle sache son nom, on ne peut pas appeler quelqu’un l’homme dehors – était plutôt bronzé, pas basané, bronzé, un blanc, pas un de couleur, enfin, c’est pas du racisme, non, c’est juste un blanc un peu bronzé depuis le temps qu’il est dehors, c’est normal qu’il soit bronzé. Elle ferma la porte, avança dans l’allée, poussa le grillage, ferma – les propriétaires n’aiment pas quand c’est ouvert, à cause des cambrioleurs – est-ce que ce serait pas un – non, il reste sur le trottoir, il ne fouine pas, enfin pas comme un cambrioleur, non, c’est autre chose – il est là, à deux mètres, planté devant elle, c’est le moment où jamais. Bonjour. Bonjour. Et après ? Il parle français. Est-ce que je peux me permettre de vous demander quelque chose ? Bien sûr. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui demander ? Voilà, monsieur, ça fait un certain temps que je vous ai remarqué – quelle toque tu fais ! pour qui il va te prendre maintenant ? – enfin je veux dire que j’ai remarqué que vous étiez souvent dans le coin et je me demandais – qu’est-ce qu’elle se demandait au fait ? – ce que vous, enfin, c’est pas pour être indiscrète, mais je me demandais, voyez-vous monsieur, pourquoi vous, enfin, qu’est-ce que – vas-y, accouche ! – c’est quoi votre petit nom ?

Il éclata de rire. Elle baissa la tête. Comment peut-on être aussi tarte ? Sébastien, mon petit nom, c’est Sébastien, et vous ? Elle releva la tête. Je, enfin, comment, je m’appelle – vas-y, c’est pourtant pas bien compliqué ! – moi, c’est Caroline, tu peux, je veux dire vous pouvez, m’appelez Caro. Moi c’est Séb alors et le tu, c’est parfait, tu es la première personne qui m’a l’air sympa dans ce quartier. Tu veux monter boire un café – un violeur, c’était peut-être un violeur – chez moi ? Volontiers. Elle entra la première dans l’allée. Il la suivait. Dans l’escalier aussi, elle monta la première et il la suivait. Voilà Seb, c’est petit mais pour moi toute seule ça suffit, bon il y a aussi le chat, mais là sûrement qu’il rôde, voilà Seb, vous pouvez, tu peux, attendez que je débarrasse, vous asseoir, t’asseoir sur le canapé, le café vous le prenez, tu le prends, comment ? Tout nu. Elle se retourna brusquement. Sans crème ni sucre. Ah oui, bien sûr, Seb. Tout nu – jolie expression aussi – tout nu, Seb, tout nu. Est-ce que ? Non, elle ne savait rien de lui. Tout nu. Arrête, Caro. Tout nu. Tu te fais du mal. Comme ça, là, sur le canapé, vlan. Tais-toi. Boum badaboum. T’es bête. Tout nu. Comme ça, sans salamalecs – jolie expression – tout nu et vlan, là sur le canapé. Tout nus.

Sébastien s’est levé. Il est debout à la fenêtre. Il regarde la route. Caroline s’approche, timidement. Voilà votre café. Sébastien se retourne. Ton. Merci. Il prend la tasse, effleure la main de Caroline, regarde à nouveau la route. Qu’est-ce que tu regardes ? Elle reste un mètre derrière lui. La route. Elle avance un peu. Qu’est-ce qu’elle a, la route, Sébastien ? Il ne bouge pas. Rien, Caroline, elle n’a rien, la route. Elle avance encore un peu. Alors, pourquoi tu regardes la route, Sébastien ? Il ne bouge toujours pas. Parce que j’aime regarder la route, Caroline. Elle est à quelques centimètres de lui. Qu’est-ce que tu aimes regarder quand tu regardes la route, Sébastien ? Il a l’œil collé à la vitre. J’aime regarder les méandres de la route, Caroline, les lignes blanches, les lignes jaunes, les voitures parquées au bord de la route, les trottoirs, les gendarmes couchés. Elle n’ose pas avancer plus. Jolie expression, les gendarmes couchés. Il ne dit rien. Elle recule un peu. Il continue à regarder la route. J’aime le bruit des pneus sur la route, Caroline, l’eau qui éclabousse quand il pleut. Elle avance un peu. J’aime regarder les gens qui marchent, les vieilles dames, les moustachus à trottinette, les meutes d’ado. Elle recule. J’aime la route toute nue. Elle avance. Comme le café ? Il rigole. Comme le café, merci Caroline. Il recule un peu, l’œil toujours sur la route. Les gargouilles, j’aime aussi les gargouilles, Caroline, et les nids-de-poule. Elle le frôle. Jolie expression, les nids-de-poule. Il ne bouge pas. Il n’y en aura bientôt plus, des nids-de-poule, Caroline, l’expression mourra avec eux. Elle est juste derrière lui. C’est dommage, Sébastien. Il ne bouge pas. Oui, Caroline, ils changent trop souvent le bitume. Les deux mains se touchent. Il y a toujours des travaux, Sébastien. Les deux mains ne se touchent plus.

J’aime les travaux, Caroline, le bruit du marteau-piqueur, les ouvriers penchés, les gilets orange, les panneaux triangulaires et les trous, j’aime les trous, Caroline, et les tuyaux de canalisation, et j’aime aussi les bornes à incendie, Caroline. Les corps se cherchent. Et les carrefours, tu aimes aussi les carrefours, Sébastien ? Les corps se trouvent. J’aime les carrefours, Caroline. Et les ronds-points, tu aimes les ronds-points, Sébastien ? J’aime les ronds-points, Caroline. Et les feux rouges, tu les aimes les feux rouges ? J’aime les feux rouges. Et les STOP ? J’aime les STOP. 

Il est rhabillé. Merci, Caroline. Et les autoroutes, Sébastien, tu aimes les autoroutes ? Il a la main sur la poignée de la porte. Il ne dit rien. Et les camions sur la route, et les vélos, et les motards, tu les aimes les motards, Sébastien ? Il a ouvert la porte. Merci, Caroline. Et les accidents, tu les aimes les accidents, Sébastien ? Non, Caroline, je n’aime pas les accidents.

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Le pont, le fort et le cadavre

Le pont : à Fribourg, il y a des ponts partout. C’est ce qu’on lui avait dit. Des ponts partout. À la Vignettaz, y’a aussi des ponts ? Il n’osait pas demander aux gens. Les gens sont bavards, à la Vignettaz. Et ils sont dedans. Personne dans les jardins, personne sous la charmille, personne pour cueillir des pommes sur les pommiers qui croulent sous le poids des pommes. Un pont : il était en quête d’un pont, parce que sous les ponts y’a de l’eau qui coule. Il marcha : Route de la Vignettaz, Route de la Gruyère, Route du Grand-Pré, Sentier du Gibloux, Route du Fort-Saint-Jacques, Sentier des Poteaux, Route de la Poudrière. Pas le moindre pont à faire sauter à la Vignettaz. Rebelotte : Sentier du Gibloux (bis), Route du Praz-des-Riaux, Route du Fort-Saint-Jacques (bis), continuer tout droit, Route du Fort-Saint-Jacques (Villars-sur-Glâne), pas de pont entre Fribourg et Villars, juste des panneaux pas tout à fait identiques, une police d’écriture différente mais le même nom, Route du Fort-Saint-Jacques.

Faute de pont, il chercha le fort. Mais chercher n’était pas son fort. Où est le fort ? À Fribourg ? À Villars-sur-Glâne ? Et sur la Glâne, il n’y aurait pas par hasard un pont ? Et le fort, il est où ? C’est fort de café, ça ! Route du Fort-Saint-Jacques pas le moindre fort ! Pas le moindre café non plus ! Pas un bistrot, pas un pont, rien. Des arbres. Des jardins. Bien cachées : des maisons. Chemin de Bethléem, Route Nicolas-Chenaux, Route de Villars. Un kiosque : fermé. Reprendre la Route de la Vignettaz à la descente. Pas un pont. Pas un bistrot. Des villas : coquettes. Propriété Privée. Attention au chien. Travaux. Interdit de jouer sur la place. Des voitures parquées à la queue-leu-leu. Des caméras de surveillance. Discrètes. Des pommiers. Des maisons de maître. Des chalets. Des balcons. Une camionnette arrêtée sur le trottoir. Pas un pont. Pas un bistrot. Il a soif. Pas une goutte d’eau. Pas un café. Rien. Sentier de la Vignettaz. Remonter : chemin de Bethléem. Il tourne en rond.

Une Migros. Terre ! Un tea-room. Il s’assied. Une serveuse – vingt-trois ans, monstre bien roulée, étudiante le reste de la semaine, on connaît la chanson – elle tourne en rond. Comme lui. Affinité. Tout nu, le café. Elle sourit. Avidité. Il n’y a pas grand monde. Juste la serveuse – monstre bien roulée, il se dit, vraiment monstre bien roulée – et lui, assoiffé. Quelques vieux. Et lui, assoiffé. Et elle, monstre bien roulée. Et nous. Il affabule. La serveuse – bien, vraiment bien, peut-être vingt-quatre ans, on ne doit pas demander leur âge aux dames – qui tournicote. Le tournis. Elle lui donne. Son café. Tout nu. Il imagine. Non. Lui poser une question : – Pardon, mademoiselle – elle sourit, elle n’est plus tout à fait demoiselle – je cherche le fort. Elle ne sourit plus : – Le fort ? Ce n’était pas la bonne question. Tant pis. Il s’empêtre : – Le Fort-Saint-Jacques. – La rue ? – Non, le fort. – Aucune idée. Elle s’en va tournicoter vers d’autres clients. Il faut boire son café avant qu’il ne soit froid. Mais pourquoi appeler une rue Fort-Saint-Jacques s’il n’y a pas de fort ? C’est un peu fort. Il rigole tout seul. C’est râpé pour la serveuse de vingt-cinq ans monstre bien roulée et tout ça : les types qui rigolent tout seuls, c’est des types louches, de ceux qu’on évite de croiser trop tard le soir.

Il tape sur l’appareil : Fort. Ça écrit : Fortnite. Qu’est-ce que c’est, Fortnite ? Une série ? Fortnite saison 6. Il continue à taper : Fort Sa. Voilà : Fort Saint-Jacques, Wikipédia. Pays : Canada. Région : Nord-du-Québec. Commune : Waskaganish. Coordonnées : 51°29’20’’N, 78°45’07’’O. Non.

Carte dressée en 1687 après la prise du Fort Saint-Jacques par les Français (bien loin de Fribourg).

Encore : Fort Saint Jacques Funchal. Madère. Non.

C’est beau, n’est-ce pas ? Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’océan à la Vignettaz.

Fort Saint Jacques Haïti. La perle des Antilles. Non.

De plus en plus beau, mais loin, trop loin, et saint, vraiment saint ?

Fort-Saint-Jacques Fribourg. 38 résultats : médecins, ophtalmochirurgie, ophtalmologie. Non. Historique/Situation : Une oasis de tranquillité non loin du centre-ville. Ce petit immeuble de sept appartements en PPE prend place sur une parcelle en déclivité de 1 253 m2. Non. Rodium GmbH, Moneyhouse. Non. Gicot Géotechnique, Maison & Travaux. Non. Teriasira, Fribourg Solidaire. Non. La ViaJacobi, rts.ch, Passe-moi les jumelles. Clic. Deux itinéraires. Ils prennent l’autre. Non. Groupe d’entraide, Parkinson Fribourg. Non. Aucune trace. Place nette sur le Net. Pas de fort à Fort-Saint-Jacques. Le café : froid. La serveuse – vingt-six ans, monstrueuse – partie. Lui : roulé. Ne plus jamais rien demander aux serveuses. Jamais. Mais coûte que coûte résoudre le mystère du Fort-Saint-Jacques.

Un coup de canon. Les clients affolés. Day off : éteignez les lumières. Sortez les bougies. Sortez. L’odeur de la pluie sur le goudron. Présage d’orage. Pourquoi être sorti ? Des gouttes de plus en plus grosses. Le gris du bitume toujours plus foncé. L’odeur toujours plus forte. Un second coup de canon. Tiré de Fort-Saint-Jacques. Apocalypse : now ! Il pleut. Route noire. On s’abrite comme on peut. Un homme dans un garage. Je peux ? Venez. Devant : le rideau d’eau. Déluge. Il faut reculer. Entrer plus profondément dans le bric-à-brac. Des vélos suspendus. Des cartons. Un établi. L’homme n’est plus là. Réfugié. Devant : le rideau. Le ciel : noir. Apocalypse. Bombardement. Fort-Saint-Jacques réveillé. Derrière : un piano électrique Bontempi system 5 Gt 709, une plaque de vélomoteur FR 734 vignette 1984, une tronçonneuse 550XP 45SN thermique Husqvarna, un four à micro-onde Miele De luxe M686, trois sacs poubelle bleus ville de Fribourg pleins à craquer, un dérouleur vert, un dérouleur rouge, un cageot Brasserie du Cardinal rempli de noix, une bouteille de Coca Cola vide, une clé à molette, un tapis d’Orient enroulé, un cadavre dedans, un cadavre de, un ca, un.

Devant : transpercer le rideau d’eau, courir sous le déluge, glisser sur les gouttières, arriver au bas de la rue : un porche. Cœur battant. S’abriter. Un cadavre, c’était bien un cadavre ? VILLA SOLE MIO 22. Police, un cadavre ! Un peu moins de pluie. Un éclair. Un cadavre ! Coup de canon. Fort-Saint-Jacques, au secours ! Un cadavre ! Le ciel se calme. Des vélos suspendus à un croc de boucher. Un cadavre, vraiment ? Regarder le torrent sur la route. Chemin de Bethléem. Une étable obscure. Un garage. Un cadavre ! La pluie a cessé. C’était sans doute une illusion. Trop d’imagination. Encore quelques grondements. Ciel plus clair. L’esprit ? Pas de cadavre. Trouver un pont. Trouver Fort-Saint-Jacques. D’où venaient les coups ? Tourner à droite. La route de la Vignettaz à nouveau tranquille. Les pommiers chafouins. Des branches au milieu de la chaussée. Des feuilles. Moins de vent. Marcher vite. Prévenir. Guérir. Un rayon de soleil. Il n’y a jamais eu de cadavre. Tous les tapis enroulés ne cachent pas des cadavres. C’était l’orage. La tension de l’orage. C’est fini. Calme-toi. Respire. Marche. C’est la Vignettaz, tu te souviens ? La charmille, les petits jardins pleins d’ombres, continue, pleins d’ombre et de parfums, c’est ça, chante, les souvenir bourdonnent sous les treilles, voilà, c’est mieux, il fait si bon, assieds-toi, rêver sur ton vieux banc, rêve, les vieux jardins abritent le bonheur, tout doux, dans le silence et la paix, dors, il faut, oui dors, il faut des fleurs, dors, rêve.

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Quartier de la Vignettaz

Quartier de la Vignettaz, on lui avait dit quartier de la Vignettaz, c’est par où quartier de la Vignettaz ? Il demande aux gens. Aucune idée. Quartier de la Vignettaz vous dites ? C’est pas du côté de Beaumont ? En-dessous de l’hôpital non ? Près du Guintzet ? Quartier de la Vignettaz vous dites ? Qu’est-ce que vous allez foutre dans le quartier de la Vignettaz ? Qu’est-ce qu’on peut bien aller y foutre dans le quartier de la Vignettaz ? Il y a quoi dans le quartier de la Vignettaz ?

Il y a ça quartier de la Vignettaz.

Des immeubles, des villas, des jardins. Quartier résidentiel, la Vignettaz. Ce qu’on peut faire dans le quartier la Vignettaz ? Habiter. Vous allez habiter dans le quartier de la Vignettaz et vous ne savez pas où c’est ? Il n’allait pas habiter dans le quartier de la Vignettaz, il allait dans le quartier de la Vignettaz, juste il y allait, pour voir. Pour voir quoi ? Pour voir le quartier de la Vignettaz, quoi d’autre ? Mais il n’y a rien à voir, dans le quartier de la Vignettaz. Des immeubles, des villas, des jardins. Alors, je vais dans le quartier de la Vignettaz pour voir des immeubles, des villas, des jardins. Voilà. Mais il y en a ailleurs, des immeubles, des villas, des jardins, il y en a partout, pourquoi vouloir absolument aller voir ça dans le quartier de la Vignettaz ? Et pourquoi pas – que je lui dis – pourquoi pas le quartier de la Vignettaz ? C’est joli, le mot Vignettaz, vous trouvez pas ? Alors vous allez au quartier de la Vignettaz juste parce que c’est un joli mot ? Un joli mot, ça veut dire un joli lieu, que je lui réponds. Dans ce cas-là, allez plutôt à Beauregard, vous y trouverez l’amour au premier clin d’œil. Ce n’est pas l’amour que je cherche. C’est quoi alors ? C’est le quartier de la Vignettaz. C’est sûr que c’est pas au quartier de la Vignettaz que vous allez trouver l’amour. Qu’est-ce qu’il en sait ? Dans un jardin, dans une villa, dans un immeuble, il y a peut-être l’amour qui m’attend. Il vous attend à la Grand-Fontaine, l’amour, il vous la suce pour vingt balles, si vous en trouvez des moins chères à la Vignettaz, faut me dire. L’amour, à la Vignettaz, ne suce pas, comme vous dites, l’amour à la Vignettaz, c’est du plus subtil, du plus secret, du plus raffiné, l’amour à la Vignettaz, il se murmure sous la charmille. Dites donc, pour un qui n’y a jamais mis les pieds, vous avez l’air d’en savoir beaucoup sur le quartier de la Vignettaz. Vous croyez vraiment qu’il y a des charmilles à la Vignettaz ? Ce serait pas plutôt des vignes ? À la Vignettaz, ce serait logique, des tas de vigne, de la vigne en tas à la Vignettaz, non ? Peut-être bien qu’il y a des vignes à la Vignettaz, mais il n’y a pas de bistrot à la Vignettaz, alors on a beau dire, des vignes sans bistrot ça vaut pas tripette, c’est comme ça qu’on dit, tripette, mais sûrement qu’à la Vignettaz on dit pas tripette parce qu’on trouve que c’est pas du raffiné, tripette, et qu’on dit pas sucer, à la Vignettaz, parce que ça se fait pas, sucer, à la Vignettaz, voyons, pas chez nous, parce que voyez-vous la Vignettaz c’est la haute, des immeubles, des villas, des jardins, rien que gens bien, pas des gens qui se sucent parmi, des gens comme il faut parce qu’à la Vignettaz on a des charmilles et des jardins et des villas et des immeubles mais dites-moi mon bon monsieur parce qu’il n’y a que des bons messieurs à la Vignettaz, des bons messieurs qui ne se sucent pas parmi à la Vignettaz et des bonnes femmes qui ne sucent personne, à la Vignettaz, alors dites-moi mon bon monsieur, vous cherchez une adresse précise à la Vignettaz, une rue, un chemin, une impasse, mais suis-je bête, il n’y a pas d’impasse à la Vignettaz, c’est pas le genre de la maison ?

Il y a aussi des chemins dans le quartier de la Vignettaz.

Impasse des Charmilles, ce serait joli, non ? C’est quoi l’adresse ? Il a noté sur un bout de billet : route de la Vignettaz. Il doit aller dans le quartier de la Vignettaz à la route de la Vignettaz. Chez madame Vignettaz pendant que vous y êtes ? Chez personne, il doit aller, juste aller, route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz. C’est bien dans le quartier de la Vignettaz, la route de la Vignettaz ? Non, c’est au Schönberg, qu’est-ce que vous croyez ? O.-K., donc la route de la Vignettaz, c’est dans le quartier de la Vignettaz. Vous savez par où il faut passer ? Bien sûr, c’est tout droit, et une fois que vous voyez des immeubles, des villas, des jardins et des charmilles, vous êtes arrivé. Merci mon bon monsieur. Moi à votre place, j’irais pas à la route de la Vignettaz. Pourquoi ça ? Parce que dans le quartier de la Vignettaz, il n’y a pas de bistrot. Vous y allez quand même ? Faut bien.

Et des vélos, il y a aussi des vélos, route de la Vignettaz.
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Les vieilles adolescentes

Il y a des gens, à Fribourg comme partout, qui voudraient retomber en adolescence. Pas des jolies serveuses de vingt-trois ans. Non. Quand on est jolie, pas encore serveuse, et adolescente, genre – ça fait très ado de dire genre, ou ça faisait, parce qu’on est vite out – quatorze ou quinze ans, on n’a pas la vie facile – l’auteur avait écrit la fille facile, le genre de lapsus que ne traite pas le docteur Jung, l’auteur, c’est Freud qu’il devrait lire – on a bien envie de – les autres elles ont déjà – on aimerait bien – être la dernière la honte – avec – ou avec – peut-être avec – ou avec – on aimerait bien mais avec le bon – les autres c’était pas avec le bon – on aimerait bien que ça soit romantique – ça veut dire quoi romantique – je sais pas avec des fleurs des bougies – elles pouffent les autres – des bougies les mecs tu sais ce qu’il en font des bougies – c’est joli des bougies des bougies qui sentent bon – ils disent que les bougies on se les plante dans – senteur lavande – t’es vraiment dans le monde des bisounours – ou eucalyptus – tu t’es déjà enfilé une bougie dans – ou lilas – alors la première fois genre à quatorze ans ou à treize ou à douze ans ça a fait mal – il n’y avait pas de bougies pas de fleurs – ça sentait l’huile de moteur – pas de Bentley pas de Rolls pas de 1. Ford. 2. BMW. 3. Renault – l’huile du moteur de la tondeuse à gazon – parce que c’était derrière la haie après le local des poubelles à côté du compost devant le garage je sais plus trop – l’odeur c’était pas que l’huile de moteur c’était le chat crevé le chou pourri le sperme froid – alors quand on est maintenant une jolie serveuse de vingt-trois ans monstre bien roulée et tout et tout on fait la difficile, on couche pas avec le premier venu parce que le premier venu, à onze ans, c’était pas top, ni le deuxième ni le dixième. Fille facile, il a dit l’auteur ? Peut-être bien à l’époque parce qu’à chaque fois c’était le bon, l’homme de ma vie, le grand amour, parce qu’on est bête quand on a quatorze ans. Non, c’est les vieux qui veulent retomber en adolescence, les vieilles plutôt, parce que les vieux, ils pensent encore qu’ils sont jeunes et que les jolies serveuses monstre bonnes de vingt-trois ans vous savez la suite, on peut encore, qu’avec l’âge on a plus d’expérience et elles aiment ça les jolies serveuses de vingt-trois tout ça tout ça, l’expérience, sauf que ce qu’ils savent pas, les vieux, c’est qu’elles ont déjà essayé, les jolies tout ça, quand elles étaient adolescentes genre dix-sept dix-huit ans avec des vieux et que c’était pas mieux qu’avec des puceaux de douze ans, que ça faisait encore plus mal, que c’était plus pervers, parce que c’est pervers les vieux, vous vous rendez pas compte comme c’est pervers, les vieux. Non, c’est les vieilles – genre – elles disent genre, elles croient que ça fait jeune – cinquante ans – qui aimeraient bien retomber en adolescence, refaire des boums, des surboums, des bals, sauf qu’elles ne savent pas, les vieilles adolescentes qui disent trop cool en croyant que c’est dans le vent, alors que même dans le vent ça n’est plus dans le vent depuis des siècles, que les boums, les surboums et les bals, ça fait trop longtemps que c’est fini. Les vieilles adolescentes, elles croient qu’il y a toujours des soirées tango au Chat Noir, la boîte à danser du Bourg, alors elles finissent chez Rino,

Chez Rino

les vieilles adolescentes, dans les bras de faux jeunes, et elle se consolent qu’ils soient faux en se disant qu’ils sont portugais ou croates ou marocains parfois burkinabés érythréens srilankais et que si c’est pas de la viande fraîche au moins c’est de l’exotique. Exotique, elles disent, pas érotique. Érotique on aurait bien voulu, mais il n’y a plus de boums, de surboums et de bals, alors on se rabat sur de l’exotique, sur du plombier polonais, sur du carreleur yougoslave – elles ne savent pas, les vieilles adolescentes, que ça n’existe plus, la Yougoslavie – sur du dentiste hongrois – d’accord, sur de l’hygiéniste dentaire, n’empêche elles préfèrent dire dentiste, les vieilles adolescentes, mais attention il y a vieilles adolescentes et vieilles adolescentes, il y a les vieilles adolescentes de la haute, subventionnées par des maris qui leur préfèrent des jolies serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées à qui ils paient des robes de soirée dos-nu à paillettes et des études de littérature britannique mais qui ne veulent pas avoir à payer en plus la pension pour les mioches alors on a trouvé un deal chacun baise avec qui il veut je te refile trente mille balle par mois pas un sou de plus pas un sou de moins. C’est au SousSol qu’on les rencontre, ces vieilles adolescentes-là. Elles ne descendent pas au Bourg, ces vieilles adolescentes-là, sauf si on leur paie le souper à l’Hôtel de Ville,

Le Restaurant de l’Hôtel de Ville

là d’accord c’est pas les Trois Tours mais ça peut aller, de toute façon c’est pas pour la bouffe qu’on est là, hein mon lapin ? Ibrahim, c’est pas qu’il aime mieux les vieilles adolescentes que les jolies jeunes serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées avec qui il passe ses journées, à qui il dit toute la journée un café pour la quatre un express pour la douze avec un verre d’eau une bière pour la huit une Henniez bleu pour la vingt-trois, non, une de vingt-trois ans ça lui irait bien à Ibrahim, lui il en a vingt-cinq, alors vingt-trois ans, monstre bien roulée, étudiante… Étudiante, c’est ça le problème. Étudiante, ça veut dire fauchée. Étudiante, ça veut dire chérie tu me passes cent balles. Étudiante, ça craint. Alors il va au Sous-Sol, Ibrahim, et il soulève des vieilles. Ça paie, de soulever des vieilles. C’est pas qu’il aime l’argent, Ibrahim, c’est qu’il a un rêve, Ibrahim, il veut s’acheter une voiture, Ibrahim, pas une voiture pourrie de par ici genre – à force de fréquenter des vieilles adolescentes, il dit aussi genre, Ibrahim – 4. Mitsubishi 5. Honda 6. Opel, non, Ibrahim, la voiture de ses rêves, c’est une Bentley, la Bentaya ou la Continental,

Bentley Continental Speed Cabrio

décapotable, la Continental, t’imagines, Ibrahim dans sa Continental, comment qu’il se la pèterait, comment que les jolies serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées il te leur dirait autre chose que trois café à la douze, rivella rouge à la quatre, oublie pas les chips paprika, des trucs comme ça, Ibrahim, dans sa Bentaya, il leur dirait des trucs comme dans les films anglais, aux étudiantes en littérature britannique, genre James Bond, même si James Bond, d’accord, c’est pas Bentley, mais faut pas rêver non plus, c’est pas en soulevant des vieilles adolescentes à Fribourg qu’on va pouvoir se payer une Aston Martin.

T’imagines Ibrahim à la place de Daniel Craig ?

Pour la Bentley, c’est déjà pas gagné non plus parce que les vieilles adolescentes, à Fribourg, même quand elles puent le fric à cent mètres à la ronde parce que leur mari voilà voilà, leur fric, c’est pas pour payer des voitures à des Ibrahim d’une nuit qu’elles le claquent. Faut les voir dans les boutiques, les vieilles adolescentes de la haute. Une robe, deux jupes, trois tops, un machin qu’on sait pas s’il faut l’enfiler par les bras ou par les jambes, un peu comme ce pantacourt à bretelles qu’elle porte l’autre – un ristrète pour la quinze deux cocas pour la vingt-huit avec un sandwich salami – mais en plus clinquant, parce que ce qu’elles aiment, les vieilles adolescentes, c’est quand ça brille, alors il leur dit les plus brillantes, Ibrahim, et elles achètent ça, toute contentes de scintiller, les vieilles adolescentes de Fribourg. Mais à lui, que dalle. Des miettes. Et en plus, certaines, même payé, quand tu voilà, faut pas être trop regardant.

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Crewe

Voilà déjà que l’auteur cherche à foutre le camp.

Quai 12 de la gare de Crewe (Angleterre)

Il pourrait par exemple partir pour Crewe – ville d’Angleterre – puisque la jolie serveuse monstre bien roulée de vingt-trois ans à culotte bavaroise customisée est étudiante en littérature britannique (et en psychologie, mais l’auteur n’a pas lu Jung, alors il s’en fout qu’elle soit étudiante en psychologie, de toute façon la psychologie, les femmes et l’auteur ne font pas bon ménage). Crewe : 71’722 habitants. Un peu plus que Fribourg – deux fois plus d’accord – mais moins qu’avec Villars-sur-Glâne, Marly et compagnie. Pourquoi Crewe ? A cause des locomotives.

A Fribourg, les locomotives, bof. A Crewe, waw ! Waw, en anglais, ça veut dire waw. Ça dit ce que ça dit. Pas besoin de traduire. Demander quand même à la jolie serveuse et tout le toutim juste pour le principe de lui demander, mais nous avons oublié que l’auteur est rentré chez lui et qu’il n’a sous les yeux que le Cri de Munch parce que c’est juste en dessous de Crewe (si l’on excepte la centrale nucléaire de Creys-Malville) dans le Petit Robert des Noms Propres.

A Crewe – c’est écrit – il y a aussi les bagnoles. Pas les pourries, les Bentley et les Rolls. A Fribourg aussi, il y a des bagnoles. Mais à Crewe, on les construit, les bagnoles, alors qu’à Fribourg, on essaie – sans succès – de les parquer, les bagnoles. Et c’est pas des Bentley, les bagnoles, à Fribourg. Ni des Rolls. Des quoi ? Des noires et des blanches, comme les vaches et comme le drapeau, des sans cornes.

La marque ? Quand on était gamins, on regardait passer les voitures – on disait pas encore les bagnoles, on était bien éduqué quand on était gamin – et on notait toutes les marques. Retomber en enfance (en noter dix, de marques, quand on était gamins, on en notait des centaines, on passait des journées entières à noter sur des feuilles les marques de bagnoles).

Alors ?

  • 1. Ford.
  • 2. (le problème, c’est qu’on a oublié quel sigle quelle marque) BMW.
  • 3. Renault.
  • 4. (le bus, ça ne compte pas) Mistubishi.
  • 5. (heureusement qu’il y a Google) Honda.
  • 6. (deux coureuses de moins de cinquante ans, une blanche, une noire, ça ne compte pas non plus) Opel.
  • 7. (un vieux sur un vélo, faut pas pousser, même si ça l’aiderait, à la montée, parce qu’il a de la peine, pépé, mais bon, avec les vélos électriques, de nos jours, je répète, faut pas pousser) Audi.
  • 8. Citroën.
  • 9. Volkswagen.
  • 10. (Bentley ? Rolls ?) Mercedes.

C’était court, non ? Encore dix ?

  • 11. Fiat.
  • 12. Peugeot.
  • 13. Un type qui court (si, si, ça compte, quand on était gamins, on comptait bien Juliette quand elle allait au pain et on la recomptait quand elle remontait du pain)
  • 14. Dacia.
  • 15. Jeep.
  • 16. Corneilles (si, si, le ciel aussi, ça compte).
  • 17. Tesla.
  • 18. Le bus (comment ça on a dit que ça comptait pas, le bus ? bien sûr que ça compte.)
  • 19. (putain, y’a que des VW, comme à l’époque du moustachu) Un type qui court (putain, y’a que des types qui courent !).
  • 20. (celle-là, on la fait sérieusement, quitte à rester toute la nuit) (c’est chaque fois les mêmes : à Fribourg, il y a dix bagnoles qui tournent en rond et on a l’impression qu’il y en a des milliers, mais pas une seule Rolls ni une seule Bentley, pas comme à Crewe) Volvo (pas sûr, mais j’en ai marre).

D’autres différences entre Fribourg et Crewe ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont le musée suisse de la machine à coudre ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont la fontaine à Tinguely ?

Est-ce qu’à Crewe, ils ont Hubert Audriaz ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont ces deux nanas qui passent en causant suisse allemand ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont la lune ? Pas n’importe quelle lune, la lune gibbeuse – ils ont aussi ça, à Crewe ? – au-dessus de Bourguillon, la lune gibbeuse ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont des jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans en jupe-culotte à ficelles qui sont étudiantes en psychologie et en littérature britannique le reste de la semaine ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont cette odeur de pomme de terre pourrie comme là maintenant ? Ils ont pire, à Crewe, ils ont l’odeur des locomotives, ça pue, les locomotives, et l’odeur des Bentley et l’odeur des Rolls, ça pue, les bagnoles, surtout les anglaises, c’est comme les femmes – tais-toi, t’entends ce que tu dis ? – bon d’accord, c’est pas les Anglaises qui puent, c’est les Irlandaises, parce qu’elles sont rousses – tu dis vraiment n’importe quoi, t’as appelé le docteur que je t’ai dit ? – C.J. Jung, tu veux rêver ? – Oui, je veux rêver, il paraît que les rêves, c’est bourré de symboles – C’est toi qui est bourrée, ma pauvre vieille ! – Pauvre vieille, merci bien ! – Parce que t’as vingt-trois ans, toi, que t’es monstre bonne et tout et tout ? Non, alors tu te la fermes. – T’as fini, oui ? Parce que moi aussi, j’ai fini, et ce soir tu sais quoi ? – Je sais, l’aspirine, mal de crâne, pas ce soir, on connaît la chanson – Non, ce soir, Ibrahim. – T’es qu’une trainée – Trainée de force par un connard. – Vas-y, ma belle, fais-toi défoncer le derche par ce bougnoule, faudra pas venir pleurer quand il t’aura piqué ton blé et que t’auras choppé la chtouille – Comment j’ai fait pour aimer un type pareil ? – Parce que tu m’as aimé ? – Figure-toi que oui, mais t’as raison, je suis vraiment conne. – Tu vois que t’es capable de lucidité ! Et t’iras où quand ce rastaquouère se sera trouvé une jolie petite serveuse de vingt-trois ans monstre bien roulée avec un string à bretelles, une qui est étudiante en un machin que t’as même pas compris ce que ça veut dire, t’iras où, dis-moi moi voir où t’iras – Je sais pas, j’irai à Crewe et je roulerai en Bentley. – Mais bien sûr, et pourquoi pas en locomotive ?

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Sur une terrasse un samedi soir

Vue depuis ma terrasse, le soir.

Essayons : Fribourg le soir. Pas encore by night. Juste avant. Le soir. L’agitation cesse – ou commence – sommes-nous lundi sommes-nous samedi – les marcheurs sont moins pressés. Freiburg am Abend. On parle plus doux – ou plus fort – sommes-nous dimanche sommes-nous jeudredi – c’est l’heure où l’on commence à se dire les choses qui comptent – pas celles qui comptent les sous – les mots qu’on a ruminés toute la journée en se disant et en se redisant ce soir il faut que je lui dise c’est important qu’elle comprenne c’est l’occasion ou jamais – le soir, on est mieux luné pour écouter – ou alors c’est pire le soir que le jour elle dit écoute chéri je suis crevée on en reparlera demain qu’est-ce que tu as dit attend la mi-temps mais putain pourquoi ils mettent la musique si fort. Tout ça, les mots qu’on dit et les mots qu’on retient, c’est le soir universel, le soir de partout, mais qu’est-ce que c’est que le soir à Fribourg ? Qu’est-ce qui fait que le soir à Fribourg, c’est le soir à Fribourg, pas le soir à Neuchâtel, pas le soir à Londres, pas le soir à Ouagadougou ? Le soir à Fribourg, comme le soir partout, c’est une multitude de soirs. Mais le soir typique, c’est quoi, à Fribourg, le soir made in Fribourg ? Et le soir quand d’abord ? le soir en été ? le soir en hiver ? le soir en octobre ? le soir un mardi, un dimanche, à la pleine lune, sous la pluie ? Au bol : un samedi soir. Il se passe plus de choses le samedi soir que les autres soirs, ce n’est pas plus typique mais c’est plus esthétique, on peut plus facilement faire de la littérature ou croire qu’on en fait, un samedi soir en été sur une terrasse. N’importe quelle terrasse, on détaillera plus tard. Une terrasse à Fribourg un samedi soir. Des gens – des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des pigeons et des guêpes ; même le soir, en été, les guêpes – des gens qui sont assis sur une terrasse à Fribourg un samedi soir. Sur toutes les terrasses du monde, des gens sont assis le samedi soir. Les gens de Fribourg ne sont pas plus mal ni mieux assis que les gens de New-York – peut-être que si, c’est moins pollué à Fribourg qu’à New-York – ou que les gens de Montagny-la-Ville – peut-être que non, il avait l’air si heureux, grand-papa, assis sur son banc à Montagny-la-Ville – non, les gens de Fribourg sont assis de la même façon que les gens de partout ailleurs sur la terre. D’ailleurs, ils ne sont pas tous assis. Les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes ne sont pas assis. Ils courent, ils volent, ils jappent, ils roucoulent, ils bourdonnent, les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes. Les hommes et les femmes par contre sont assis, surtout les vieux hommes et les vieilles femmes.

Toujours ma terrasse, un autre soir (peut-être un samedi).

Sur les terrasses, le samedi soir, à Fribourg, les serveurs et les serveuses sont debout, les serveuses surtout, les jolies serveuses de vingt-trois ans – pourquoi vingt-trois ans ? – les jolies serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – on a compris, monstre bonnes, les serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, étudiantes en lettres en économie en droit, les monstres bien roulées étudiantes en droit, les cageots étudiantes en sciences, et les étudiantes en lettres ça dépend, charmantes souvent, monstre bonnes rarement – les gens assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg regardent déambuler les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – et les femmes ? – quoi, les femmes ? – elles regardent qui, les femmes ? – elles regardent les serveuses à timon – qu’est-ce que c’est pour des, les serveuses à timon ? –

timon

– mais encore ? – les jolis serveurs monstre bien roulés de vingt-trois ans qui sont étudiants durant le reste de la semaine – et pourquoi qu’elles les regarderaient, les femmes, les serveuses à timon ? – parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg en été boivent des bières, des

mais aussi des Chauve (ça a fermé depuis), des Mains du Roi, des Barbeblanche, des Juscht’s, des canettes de bière,

à Fribourg, ceci
n’est pas une canette.
à Fribourg, une canette, c’est ça.

parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg prennent du bide, parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg mâtent les déambulations fessières des jolies serveuses monstre bien roulées – putain le cul qu’elle a celle-là ! – tu me fais honte ! – arrête de faire ta coincée, j’ai bien vu comment tu reluques le black qui sert les liqueurs à gonzesses – en tout cas, il a l’air moins con que toi, comment j’ai fait pour épouser un type pareil ? – n’empêche que si t’avais su garder le cul que t’avais à vingt-trois ans, je serais pas obligé de mâter le putain de cul de bombasse qu’elle a cette – tu te rends compte qu’elle t’entend ? pardon mademoiselle – c’est rien, j’ai l’habitude – tu vois, chérie, faut pas t’énerver – mais moi, à votre place, je ferais pas que le zyeuter, Ibrahim – qui ça, Ibrahim ? – le black aux pecs d’enfer, madame, moi j’ai aucune chance, son truc c’est les cougars, alors à votre place, un si beau samedi soir, je – dis donc salope, tu serais pas en train d’inciter ma femme à – cocufier un connard de première, monsieur, en effet ; qu’est-ce que je vous sers ? Il n’eut pas le courage du mauvais witz.

A la table d’à côté, des militaires rigolaient. Qu’est-ce ça fout, des militaires, un samedi soir sur une terrasse à Fribourg ? Ça boit des bières. Depuis le matin. Des bières suisses allemandes. Et ça sourit aux jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, parce qu’eux aussi, le reste du temps, ils sont étudiants. En cours de répète. Mais le samedi soir, c’est pas congé ? Oui oui, mais on est là depuis le matin, on aurait dû rentrer mais on est en voiture alors on peut pas donc on boit des bières suisses allemandes et on sourit aux jolies serveuses qui nous sourient aussi et ce soir celle-là je t’assure qu’elle va prendre – dis-donc vous, je vous entends aussi et je pense pas que dans l’état où vous êtes – c’était pour rire, t’énerves pas, sers-nous plutôt – la bite – tais-toi, tu vois pas qu’elle est pas d’humeur ? – sûrement qu’elle a ses bringues – t’es vraiment lourd – sers-nous plutôt une bière, ma jolie. C’est mieux.

L’auteur, que ces histoires de terrasse, de bière et de jolie serveuse a rendu tout chose, n’a pas eu d’autre choix, même si nous ne sommes ni le soir ni samedi, que de se rendre sur place afin de vérifier de ses propres yeux si ces dires extrapolés correspondent un tantinet soit peu à la réalité. La vérité avant tout, se sacrifier pour la vérité, telle est l’éthique de l’auteur. Aller directement à l’essentiel : la serveuse. À timon. Déplacement annulé. Retour à la case départ. Les buveurs de bière ? Boivent du vin. Le voisin – il faut toujours partir à l’autre bout de la ville pour croiser le voisin – boit du blanc. Tout seul. Veuf. Il y a aussi un barbu à queue de cheval qui lit. Qui lit quoi ? Un livre. Petit. De lui.

Carl Gustav Jung (1875 – 1961).
(Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Un truc de psy avec des symboles tout partout. Jamais lu. D’ailleurs il arrête de lire – ouais, Laurent (rire gras) oui je prends d’accord parfait tant mieux c’est quelque chose de derrière (rire impatient de retourner au bouquin) voilà donc alors tu vois c’est parfait tu l’aurais pas pensé ce matin alors c’est bon c’est bon il faut jamais désespérer il y a des moments plus durs que d’autres ouais ouais (tu vas boucler ou quoi ?) t’en as pour mille balles en vitesse (rire méchant) ma Suzuki oui oui j’en ai eu pour deux mille balles c’était un parechoc c’est du passé oui oui alors à bientôt – il a besoin de psychologie, le vieux barbu, en effet, mais Jung, c’est pas plutôt de la psychanalyse ? Vous savez, moi, tous ces trucs de psy-machin-chose. Le vieux a replongé la tête dans son bouquin.

Toute affaire cessante, remarquons que ce n’est plus la même serveuse : jolie, vingt-trois ans, étudiante, on parie ? L’auteur sait qu’il ne le lui demandera pas. L’auteur écrit, il ne parle pas.

De dos :

le Père Girard (pourquoi ce sapin?)

Encore le téléphone : je suis seul sur une terrasse à Fribourg en train de lire Jung disons d’essayer de lire Jung. La serveuse – pas celle à timon, la blonde, parce qu’en plus elle est blonde – est accoudée au zinc. Ici, c’est – l’auteur n’en est pas sûr, il faudrait le lui demander mais elle est étudiante en lettres, pas en sciences – du vrai zinc. Pourquoi étudiante en lettres ? Les habits. Pour l’instant cachée derrière le zinc avec l’autre, le blond, parce qu’en plus il est blond, la serveuse à timon. Mais la voilà. Quel nom donner à ce qu’elle porte ? Un plateau. Certes, mais que revêt son corps de rêve ? Un short à bretelles. Non. Une salopette mini. Non plus. Elle est repartie derrière le zinc. Salopette, ça lui irait bien, pense l’auteur. (Tu te rends compte de ce que tu lui dis ? Je ne dis rien, j’écris. N’empêche que t’es rien qu’un obsédé) Une sorte de bleu de travail. Vert. Elle parle anglais – we have Johannis, Chasselas – qu’est-ce qu’ils ont tous à boire du vin ? – étudiante en littérature – les trucs avec l’esthétique, à coup sûr, ça la branche, elle est jolie,

Voilà ce que j’ai trouvé
de plus ressemblant pour
illustrer les vêtements
de la serveuse à gigoteuse.

elle porte un sac comme les bébés mais pas jusqu’aux pieds, une sorte de gigoteuse ou de turbulette verte (l’auteur découvre ces mots à l’instant et il en est tout émoustillé) – elle est étudiante en littérature britannique, pas anglaise mais britannique, galloise, écossaise mais pas non plus irlandaise, ou du Nord. Blonde, pas rousse. Son auteur préféré ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. She must serve. C’est juste, mister ? Yes. Very beautiful girl. Thank you. C’est un vieux. T’as vu que c’est un vieux, Caroline ? Et alors, pourquoi pas un vieux, un vieil anglais bourré de pognon ? Et vénale en plus ! Toutes des. Dis donc, l’auteur, tu ferais mieux de lire Jung, ça te ferait du bien, il faut soigner ta libido par les symboles. L’auteur préfère boire des bières et mâter les jolies serveuses monstre bonnes de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, chacun ses goûts. Tu sais qui c’est, le père Girard ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. C’est – enfin c’était – un pédagogue. Un pédaquoi ? Un pédagogue, pas un pédophile. Enfin, je crois. Un curé. Alors un pédophile. Tu généralises. Non, un pédagogue. Pédagogue : enseignant, éducateur, spécialiste de pédagogie, dit Larousse. La blonde. Tais-toi. Pédagogie : la pédagogie désigne l’art de l’éducation, répond Wikipédia. Quand je vous disais qu’elle était étudiante ! En littérature britannique. Ou en psychologie. En psychanalyse ? Plus personne n’étudie la psychanalyse. Et le vieux barbu qui lit Jung ? Il est vieux, justement. Et barbu. Mais moi aussi, je suis barbu, s’indigne l’auteur. Tout le monde est barbu, de nos jours, c’est quoi le symbole ? Demande à Jung. L’auteur préfèrerais le demander à la jolie serveuse monstre bien roulée de vingt-trois ans qui est étudiante en psychologie et en littérature britannique le reste de la semaine mais elle ne sait pas trop quoi lui répondre, la serveuse, et en plus elle a du boulot, et d’ailleurs elle est partie. L’auteur n’a donc plus aucune raison de rester planté sur cette terrasse, d’autant plus que nous ne sommes même pas samedi soir.