Sur une terrasse un samedi soir

Vue depuis ma terrasse, le soir.

Essayons : Fribourg le soir. Pas encore by night. Juste avant. Le soir. L’agitation cesse – ou commence – sommes-nous lundi sommes-nous samedi – les marcheurs sont moins pressés. Freiburg am Abend. On parle plus doux – ou plus fort – sommes-nous dimanche sommes-nous jeudredi – c’est l’heure où l’on commence à se dire les choses qui comptent – pas celles qui comptent les sous – les mots qu’on a ruminés toute la journée en se disant et en se redisant ce soir il faut que je lui dise c’est important qu’elle comprenne c’est l’occasion ou jamais – le soir, on est mieux luné pour écouter – ou alors c’est pire le soir que le jour elle dit écoute chéri je suis crevée on en reparlera demain qu’est-ce que tu as dit attend la mi-temps mais putain pourquoi ils mettent la musique si fort. Tout ça, les mots qu’on dit et les mots qu’on retient, c’est le soir universel, le soir de partout, mais qu’est-ce que c’est que le soir à Fribourg ? Qu’est-ce qui fait que le soir à Fribourg, c’est le soir à Fribourg, pas le soir à Neuchâtel, pas le soir à Londres, pas le soir à Ouagadougou ? Le soir à Fribourg, comme le soir partout, c’est une multitude de soirs. Mais le soir typique, c’est quoi, à Fribourg, le soir made in Fribourg ? Et le soir quand d’abord ? le soir en été ? le soir en hiver ? le soir en octobre ? le soir un mardi, un dimanche, à la pleine lune, sous la pluie ? Au bol : un samedi soir. Il se passe plus de choses le samedi soir que les autres soirs, ce n’est pas plus typique mais c’est plus esthétique, on peut plus facilement faire de la littérature ou croire qu’on en fait, un samedi soir en été sur une terrasse. N’importe quelle terrasse, on détaillera plus tard. Une terrasse à Fribourg un samedi soir. Des gens – des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des pigeons et des guêpes ; même le soir, en été, les guêpes – des gens qui sont assis sur une terrasse à Fribourg un samedi soir. Sur toutes les terrasses du monde, des gens sont assis le samedi soir. Les gens de Fribourg ne sont pas plus mal ni mieux assis que les gens de New-York – peut-être que si, c’est moins pollué à Fribourg qu’à New-York – ou que les gens de Montagny-la-Ville – peut-être que non, il avait l’air si heureux, grand-papa, assis sur son banc à Montagny-la-Ville – non, les gens de Fribourg sont assis de la même façon que les gens de partout ailleurs sur la terre. D’ailleurs, ils ne sont pas tous assis. Les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes ne sont pas assis. Ils courent, ils volent, ils jappent, ils roucoulent, ils bourdonnent, les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes. Les hommes et les femmes par contre sont assis, surtout les vieux hommes et les vieilles femmes.

Toujours ma terrasse, un autre soir (peut-être un samedi).

Sur les terrasses, le samedi soir, à Fribourg, les serveurs et les serveuses sont debout, les serveuses surtout, les jolies serveuses de vingt-trois ans – pourquoi vingt-trois ans ? – les jolies serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – on a compris, monstre bonnes, les serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, étudiantes en lettres en économie en droit, les monstres bien roulées étudiantes en droit, les cageots étudiantes en sciences, et les étudiantes en lettres ça dépend, charmantes souvent, monstre bonnes rarement – les gens assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg regardent déambuler les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – et les femmes ? – quoi, les femmes ? – elles regardent qui, les femmes ? – elles regardent les serveuses à timon – qu’est-ce que c’est pour des, les serveuses à timon ? –

timon

– mais encore ? – les jolis serveurs monstre bien roulés de vingt-trois ans qui sont étudiants durant le reste de la semaine – et pourquoi qu’elles les regarderaient, les femmes, les serveuses à timon ? – parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg en été boivent des bières, des

mais aussi des Chauve (ça a fermé depuis), des Mains du Roi, des Barbeblanche, des Juscht’s, des canettes de bière,

à Fribourg, ceci
n’est pas une canette.
à Fribourg, une canette, c’est ça.

parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg prennent du bide, parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg mâtent les déambulations fessières des jolies serveuses monstre bien roulées – putain le cul qu’elle a celle-là ! – tu me fais honte ! – arrête de faire ta coincée, j’ai bien vu comment tu reluques le black qui sert les liqueurs à gonzesses – en tout cas, il a l’air moins con que toi, comment j’ai fait pour épouser un type pareil ? – n’empêche que si t’avais su garder le cul que t’avais à vingt-trois ans, je serais pas obligé de mâter le putain de cul de bombasse qu’elle a cette – tu te rends compte qu’elle t’entend ? pardon mademoiselle – c’est rien, j’ai l’habitude – tu vois, chérie, faut pas t’énerver – mais moi, à votre place, je ferais pas que le zyeuter, Ibrahim – qui ça, Ibrahim ? – le black aux pecs d’enfer, madame, moi j’ai aucune chance, son truc c’est les cougars, alors à votre place, un si beau samedi soir, je – dis donc salope, tu serais pas en train d’inciter ma femme à – cocufier un connard de première, monsieur, en effet ; qu’est-ce que je vous sers ? Il n’eut pas le courage du mauvais witz.

A la table d’à côté, des militaires rigolaient. Qu’est-ce ça fout, des militaires, un samedi soir sur une terrasse à Fribourg ? Ça boit des bières. Depuis le matin. Des bières suisses allemandes. Et ça sourit aux jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, parce qu’eux aussi, le reste du temps, ils sont étudiants. En cours de répète. Mais le samedi soir, c’est pas congé ? Oui oui, mais on est là depuis le matin, on aurait dû rentrer mais on est en voiture alors on peut pas donc on boit des bières suisses allemandes et on sourit aux jolies serveuses qui nous sourient aussi et ce soir celle-là je t’assure qu’elle va prendre – dis-donc vous, je vous entends aussi et je pense pas que dans l’état où vous êtes – c’était pour rire, t’énerves pas, sers-nous plutôt – la bite – tais-toi, tu vois pas qu’elle est pas d’humeur ? – sûrement qu’elle a ses bringues – t’es vraiment lourd – sers-nous plutôt une bière, ma jolie. C’est mieux.

L’auteur, que ces histoires de terrasse, de bière et de jolie serveuse a rendu tout chose, n’a pas eu d’autre choix, même si nous ne sommes ni le soir ni samedi, que de se rendre sur place afin de vérifier de ses propres yeux si ces dires extrapolés correspondent un tantinet soit peu à la réalité. La vérité avant tout, se sacrifier pour la vérité, telle est l’éthique de l’auteur. Aller directement à l’essentiel : la serveuse. À timon. Déplacement annulé. Retour à la case départ. Les buveurs de bière ? Boivent du vin. Le voisin – il faut toujours partir à l’autre bout de la ville pour croiser le voisin – boit du blanc. Tout seul. Veuf. Il y a aussi un barbu à queue de cheval qui lit. Qui lit quoi ? Un livre. Petit. De lui.

Carl Gustav Jung (1875 – 1961).
(Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Un truc de psy avec des symboles tout partout. Jamais lu. D’ailleurs il arrête de lire – ouais, Laurent (rire gras) oui je prends d’accord parfait tant mieux c’est quelque chose de derrière (rire impatient de retourner au bouquin) voilà donc alors tu vois c’est parfait tu l’aurais pas pensé ce matin alors c’est bon c’est bon il faut jamais désespérer il y a des moments plus durs que d’autres ouais ouais (tu vas boucler ou quoi ?) t’en as pour mille balles en vitesse (rire méchant) ma Suzuki oui oui j’en ai eu pour deux mille balles c’était un parechoc c’est du passé oui oui alors à bientôt – il a besoin de psychologie, le vieux barbu, en effet, mais Jung, c’est pas plutôt de la psychanalyse ? Vous savez, moi, tous ces trucs de psy-machin-chose. Le vieux a replongé la tête dans son bouquin.

Toute affaire cessante, remarquons que ce n’est plus la même serveuse : jolie, vingt-trois ans, étudiante, on parie ? L’auteur sait qu’il ne le lui demandera pas. L’auteur écrit, il ne parle pas.

De dos :

le Père Girard (pourquoi ce sapin?)

Encore le téléphone : je suis seul sur une terrasse à Fribourg en train de lire Jung disons d’essayer de lire Jung. La serveuse – pas celle à timon, la blonde, parce qu’en plus elle est blonde – est accoudée au zinc. Ici, c’est – l’auteur n’en est pas sûr, il faudrait le lui demander mais elle est étudiante en lettres, pas en sciences – du vrai zinc. Pourquoi étudiante en lettres ? Les habits. Pour l’instant cachée derrière le zinc avec l’autre, le blond, parce qu’en plus il est blond, la serveuse à timon. Mais la voilà. Quel nom donner à ce qu’elle porte ? Un plateau. Certes, mais que revêt son corps de rêve ? Un short à bretelles. Non. Une salopette mini. Non plus. Elle est repartie derrière le zinc. Salopette, ça lui irait bien, pense l’auteur. (Tu te rends compte de ce que tu lui dis ? Je ne dis rien, j’écris. N’empêche que t’es rien qu’un obsédé) Une sorte de bleu de travail. Vert. Elle parle anglais – we have Johannis, Chasselas – qu’est-ce qu’ils ont tous à boire du vin ? – étudiante en littérature – les trucs avec l’esthétique, à coup sûr, ça la branche, elle est jolie,

Voilà ce que j’ai trouvé
de plus ressemblant pour
illustrer les vêtements
de la serveuse à gigoteuse.

elle porte un sac comme les bébés mais pas jusqu’aux pieds, une sorte de gigoteuse ou de turbulette verte (l’auteur découvre ces mots à l’instant et il en est tout émoustillé) – elle est étudiante en littérature britannique, pas anglaise mais britannique, galloise, écossaise mais pas non plus irlandaise, ou du Nord. Blonde, pas rousse. Son auteur préféré ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. She must serve. C’est juste, mister ? Yes. Very beautiful girl. Thank you. C’est un vieux. T’as vu que c’est un vieux, Caroline ? Et alors, pourquoi pas un vieux, un vieil anglais bourré de pognon ? Et vénale en plus ! Toutes des. Dis donc, l’auteur, tu ferais mieux de lire Jung, ça te ferait du bien, il faut soigner ta libido par les symboles. L’auteur préfère boire des bières et mâter les jolies serveuses monstre bonnes de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, chacun ses goûts. Tu sais qui c’est, le père Girard ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. C’est – enfin c’était – un pédagogue. Un pédaquoi ? Un pédagogue, pas un pédophile. Enfin, je crois. Un curé. Alors un pédophile. Tu généralises. Non, un pédagogue. Pédagogue : enseignant, éducateur, spécialiste de pédagogie, dit Larousse. La blonde. Tais-toi. Pédagogie : la pédagogie désigne l’art de l’éducation, répond Wikipédia. Quand je vous disais qu’elle était étudiante ! En littérature britannique. Ou en psychologie. En psychanalyse ? Plus personne n’étudie la psychanalyse. Et le vieux barbu qui lit Jung ? Il est vieux, justement. Et barbu. Mais moi aussi, je suis barbu, s’indigne l’auteur. Tout le monde est barbu, de nos jours, c’est quoi le symbole ? Demande à Jung. L’auteur préfèrerais le demander à la jolie serveuse monstre bien roulée de vingt-trois ans qui est étudiante en psychologie et en littérature britannique le reste de la semaine mais elle ne sait pas trop quoi lui répondre, la serveuse, et en plus elle a du boulot, et d’ailleurs elle est partie. L’auteur n’a donc plus aucune raison de rester planté sur cette terrasse, d’autant plus que nous ne sommes même pas samedi soir.

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