Des pneus

Chez Meuwlypneus, on est spécialiste de tout : voiture, moto, scooter, poids-lourd, agricole. C’est du moins ce qui est écrit. En vrai, on change surtout des pneus de bagnoles. Pneus d’hiver en octobre, pneus d’été en avril. Deux mois de folie, puis la routine. Pneus crevés. Pneus lisses. Pneus rafistolés. Goodyear. Michelin. On est spécialiste de tout, chez Meuwlypneus. Ça sent la gomme, chez Meuwlypneus. Ça pue le caoutchouc, chez Meuwlypneus, qu’ils disent les autres, mais quand on bosse chez Meuwlypneus, la gomme, le caoutchouc, on est dedans jusqu’au cou et ça fait drôle quand ça sent autre chose, c’est notre odeur familière, la gomme, une odeur repère, comme celle des croissants au beurre pour un boulanger et celle de la tomate en tube pour un pizzaiolo. Il y aussi l’huile, comme odeur, on baigne dans l’huile, chez Meuwlypneus, l’huile sur les mains, la sueur, les gaz d’échappement, parce qu’on n’a beau ne s’occuper que de pneus chez Meuwlypneus, tout autour de chez Meuwlypneus, il y a des bagnoles, des bagnoles et des bagnoles, ou alors des motos, des scooters, des poids-lourds et des véhicules agricoles.

Elles s’arrêtent à la station eni pour faire le plein, les bagnoles, et depuis l’atelier, quand on lève la tête, on devine le bal des voitures qui s’arrêtent pour faire le plein à la station eni, on devine des gens qui sortent des voitures, qui regardent le prix sur la colonne, qui grimacent, qui choisissent sans plomb 95 ou diesel, qui attendent que ça fasse clic, qui se dirigent à petit pas vers le shop, qui ressortent un peu plus vite qu’ils ne sont entrés, qui redémarrent et qui sont déjà partis. Parfois, on lève la tête un peu plus longtemps, mais jamais au mois d’octobre ni au mois d’avril, on n’a pas le temps, seulement en été, quand les filles dans les voitures… C’est pas qu’on est là pour mâter, c’est pas qu’on est des pervers ou quelque chose comme ça, chez Meuwlypneus, c’est que des fois on n’a pas grand-chose à faire, alors les jolis brins de filles qui viennent faire le plein, on ne peut pas s’empêcher de… Puis on regarde nos mains. Et on renifle l’odeur. Et on se dit que.

Des fleurs
Elle passe son temps à leur demander s’ils ont pris de l’essence et à quelle pompe, merci monsieur, merci madame, au revoir bonne journée. Ils sont tous pressés. Sauf les types de chez Meuwlypneus à la pause de neuf heures. Et encore, en octobre et en avril, même eux c’est vite un express en vitesse, alors qu’elle, toute la journée, elle attend, elle reste plantée derrière sa caisse et elle attend. Elle tipe, elle dit bonjour, elle dit le ticket, elle dit merci, au revoir, et elle attend le client suivant, bonjour, le ticket, merci, au revoir, au suivant, bonjour, merci, au revoir, au suivant, le ticket, au revoir, au suivant, au suivant, elle attend le client suivant, bonjour, au suivant, au revoir, au suivant, elle attend le suivant, au suivant.
Des fois, en été, quand il n’y a pas grand monde, elle écoute la conversation des types de chez Meuwlypneus et elle ne peut s’empêcher de les regarder, ces types, surtout le nouveau, un grand basané musclé qui commente chaque nana qui entre dans la boutique. Elle, bien sûr, il ne la commente pas. Ça vaut mieux. C’est qu’il est pénible, le grand basané. Il y a toujours quelque chose qui cloche, un bout de fesse en trop, un bout de sein en pas assez, un double-menton, une moustache, alors elle, à son âge, vous pensez bien que s’il se mettait à dire des choses, ça serait pas joli à entendre, parce que le grand basané, il peut avoir quel âge, vingt-cinq, trente ans à tout casser ? Et elle ? Mieux vaut se taire et attendre le suivant. Ce soir, dans son lit, elle pensera à lui, au basané de chez Meuwlypneus. C’est son secret. Son rêve. Ce qui fait qu’elle se lève le matin. Et puis, il y a pire, comme boulot. Dedans, ils ont tout refait en clair avec des photos en couleurs affichées partout : des fruits, des légumes, du pain, un salami qui fait envie, une brique de lait, des surgelés, c’est pas de l’art, mais ça met de la vie, et puis on a de la compagnie, les gens viennent acheter des cigarettes, bonjour, des tribolos, le ticket, des fleurs, merci, pour offrir à leur copine, au revoir.
Alors ce jour-là, quand le grand basané est venu et qu’il en a acheté, des fleurs, ça lui en a foutu un coup, parce qu’on la lui fait pas, les fleurs, c’est parce qu’il y a une madame grand basané, une grande basanée comme lui, une de ces jolies nanas qui viennent faire le plein ou une de ces coureuses qu’on voit passer mais qui ne s’arrêtent pas, une salope, elle ne peut pas s’empêcher de penser ça, une salope. Ou alors les fleurs, c’est pour sa maman, oui, sûrement que c’est pour sa maman, d’ailleurs je pourrais avoir l’âge de sa maman, ou alors, ces fleurs, c’est pour moi, il va revenir tout à l’heure pour me les donner, quand les autres seront partis, parce que c’est un grand timide, le grand basané, il n’ose pas, mais mieux vaut ne pas te faire d’illusions, ma pauvre vieille, c’est pour une grognasse qu’il les achetées, ces fleurs. Si c’était pour toi, il les aurait achetées ailleurs, ces fleurs, non, ton grand basané, tu peux oublier qu’un jour il comprenne que tu, enfin, voilà, tu sais bien que c’est pas un mec pour toi, mais à quoi tu peux t’accrocher d’autre ? C’est quoi, ta vie ? Sourire à des inconnus toute la journée, bonjour, passer la serpillère, merci, soupirer devant un type, le ticket, qui démonte des pneus en attendant qu’il te démonte toi, au revoir. Pas très glamour, ta vie, ma vieille. Non, vraiment pas glamour.