
Il est six heures, Beaumont s’éveille. Un à un, des carrés de lumière naissent aux immeubles encore noirs. Des hommes, des femmes, des enfants se douchent, se lavent les dents, se tirent vite en vitesse un petit café, se retournent dans leur lit, ont perdu la clé de la voiture, préparent des sandwichs pour la récré.
Saisir ces silhouettes, dire ces ombres chinoises, ouvrir les fenêtres du calendrier de l’Avent : elle allume sa clope – pourquoi est-ce à nouveau Caroline qui surgit en premier ? – sur le balcon, il enfile sa veste, leurs lèvres se frôlent, elle ouvre une armoire, il se rase, il fait le signe de la croix, elle mange une mandarine, elle se maquille, il est assis à son bureau, ils se regardent sans rien dire, elle pleure, il tapote sur son smartphone, elle leur passe une lavette sur la figure, il se branle dans son lit, il cherche ses lunettes, elle dort, il noue sa cravate, elle fait des pompes, elle sourit à son miroir, il l’enlace, il laisse tomber sa tartine par terre, elle balaie, il est assis sur son lit et il ne bouge pas, elle le regarde dormir, il passe le fil dentaire entre ses molaires, elle prend ses médicaments, il tête son sein, elle ouvre le robinet, il meurt, il lui sert la main, elle se torche le cul,
il la bat, il dort encore, elle titube, il pleure, ils font l’amour, elle range les tasses dans le lave-vaisselle, il fait les cent pas, elle lit, elles éclatent de rire, il claque la porte, elle le regarde s’en aller, elle se retrouve seule, elle lui téléphone : Viens. Il a fini de se raser. Il dévale l’escalier. Il est là. Elle lui sourit. Je t’aime. Elle dit : Pas maintenant. Il lui sourit : Demain. La voiture s’éloigne. Elle la regarde s’en aller en fumant sa clope sur le balcon.

Il faudrait maintenant zoomer, saisir l’une de ces micro-histoires au hasard (mais il n’y a jamais de hasard, on choisira la silhouette la plus saisissante, celle qui fait écho, celle qui se refuse à rester dans l’ombre), il faudrait donner un nom à cette sihouette (mais refuser Caroline et refuser Sébastien), il faudrait lui donner vie, lui donner voix, raconter son enfance, ses amours adolescentes, ses déboires conjugaux, ses tragédies intimes, ses manies, ses délires, ses failles, il faudrait – il faudra, on y vient – laisser naître du chaos de Beaumont tout un roman, ou mille romans à l’intérieur d’un même immeuble, La vie mode d’emploi route de la Veveyse.
Il noue sa cravate. Tous les matins, c’est la même histoire. Il doit s’y reprendre à deux, à trois, à quatre reprises avant que cela ne lui convienne. Bientôt, ça se fera machinalement, il espère, bientôt, il saura, mais pour l’instant il lui faut beaucoup de concentration pour que le nœud soit correct, un nœud simple, chaque chose en son temps, quand il saura bien, il essaiera le nœud double, mais là voilà, je crois que c’est bon, ça ira comme ça. Il ne fait pas de bruit. Il ne faut pas qu’elle se réveille. Il ne l’aime pas au petit jour. Le reste de la journée non plus, il ne l’aime pas, c’est comme ça, il ne l’aime plus. Mais. Il a enfilé son veston. Il ferme la porte. Il s’en va. Ce n’est pas cette histoire-là qu’il faut raconter. C’est une histoire qui continuera ainsi encore longtemps. Il ne lui dira rien. Elle croira que. Il trouvera la nouvelle secrétaire charmante. Mais. Ce serait trop compliqué, tu comprends ? Il nouera sa cravate de plus en plus vite et il pensera à d’autres nœuds. Là non, il n’ira pas jusqu’au bout, il sera tenté, bien sûr, mais il n’osera pas, ce serait mal, mais renonçons à ce triste roman qui m’ennuie avant même que je l’écrive.
Il tête son sein. Non, là non plus, il n’y a rien à raconter. C’est un bébé. Laissons-lui une chance. Il se branle dans son lit. Non plus. Il est seul. Il n’a pas trouvé l’amour. Il pense à une vague collègue qui lui a souri la veille. Ça n’ira pas plus loin. Demain, il se branlera dans son lit en pensant à une autre collègue. Elle dort. À quoi rêve-t-elle ? Elle ne rêve pas. Rien à dire non plus. Certaines silhouettes sont destinées à rester pour l’éternité des silhouettes. Elle prend ses médicaments. Elle mourra quand même. Il n’y a rien à dire non plus. Il l’enlace. Elle le repousse. Pourquoi tu ? Même histoire que tout à l’heure, sauf que c’est elle qui ne l’aime plus, pas lui. Il cherche ses lunettes. On connaît la suite. Elles étaient sur son nez. Elle se torche le cul. Elle a des hémorroïdes. N’est pas Rabelais qui veut. Alors quoi ? Ils font l’amour ? C’est que tout va bien. Rien à ajouter. Il la bat ? Pas envie de parler de ce salaud. Il tapote sur son smartphone ? Tout le monde tapote sur son smartphone. Elle range les tasses dans le lave-vaisselle ? Pourquoi elle ? Se plaindre parce que le partage des taches ménagères et la place des femmes dans la société et les clichés, non, pas aujourd’hui, de toute façon, qu’est-ce qu’elle a d’autre à faire à part ranger les tasses dans le lave-vaisselle, toute seule chez elle ?
Bref, il est devenu impossible d’écrire des romans. Disons autrement : il m’est devenu impossible d’écrire des romans. La ville rend le roman impossible. La multiplication des silhouettes, l’alignement des immeubles, le cloisonnement des vies enfermées dans des appartements tous identiques, tout cela empêche le déploiement des destins. Les gens dans les villes, les ombres de Beaumont, les photographies prises au petit matin, tout cela, les éventuels personnages de mon roman, est-ce que c’est vivant, est-ce que ça a une histoire qui vaille la peine qu’on la raconte, est-ce que ça dit autre chose que l’ennui qui jour après jour ronge nos existences ? Toutes ces silhouettes, n’est-ce pas moi-même aussi ? Moi-même assis sur mon lit et qui ne bouge pas, moi-même qui souris à mon miroir, moi-même qui laisse ma tartine tomber par terre, moi-même qui titube, moi-même qui pleure, moi-même qui meurs ? On – je – ne fait jamais que se raconter soi-même. Même pas se raconter. Se frôler. Se questionner. Se tordre. Plutôt qu’écrire un roman, il s’agirait d’écrire la ville, mais me revoilà, comme ces silhouettes à jamais silhouettes, tout seul dans le vide de la ville fantôme à faire surgir un monde qui n’a pas besoin de moi pour vivre sa vie de ville.

La ville se refuse à m’écrire. Alors je vagabonde et je glane quelques impressions, j’expose quelques négatifs, j’esquisse quelques rêveries que j’efface aussitôt. Je suis comme la ville : je me détruis et me reconstruis constamment, tant et si bien que je ne sais plus qui je suis. Qui est Fribourg ? Fribourg est-elle Vignettaz ? Fribourg est-elle Pérolles ? Torry ? Windig ? Beaumont ? Le centre-ville, comme le centre-moi, reste à explorer. Où est ma gare ? Où est ma cathédrale ? Où est ma Sarine ? Explorer la périphérie de soi-même. S’échapper. Revenir au réel extérieur, au là devant moi, au quartier de Beaumont sans moi. Plutôt qu’écrire : décrire. Décrire comme contraire d’écrire. Mais à quoi bon décrire ? Tout est déjà là. En vrai. En images. En cartes. À quoi bon reformuler la carte, la photographie ou la présence réelle des choses en un discours qui ne fait que répéter ce qui est déjà là ? Écrire la ville – comme écrire la vie – c’est errer dans un no-man’s-land à la frontière entre le corps insaisissable du réel et le rêve tout aussi insaisissable de la pensée. Exercice d’équilibriste. Tomber mille fois. Se relever mille et une. Raconter quand même, pour ne pas mourir au petit matin.