Pérolles après la pluie

Après la pluie : le vent. Les affiches du boulevard se décollèrent et les candidats démocrates chrétiens dénouèrent leur cravate pour chanter sous la pluie les parapluies de Fribourg.

Beat Vonlanthen et Jean-Pierre Doutaz ont montré la voie (mais n’ont pas été élus, ou du moins réélus, contrairement à Christine Bulliard-Marbach, qui elle non plus ne porte pas de cravate).

La cloche du Christ-Roi : combien de coups ? En écho, toutes les églises de la ville. On sonne l’heure pendant dix minutes à Fribourg. Le temps flotte dans le tintinnabulement. O Grosse Lieb encore, mais aussi des voix de femmes, des bribes de paroles, le mot rogations, le verbe schwemtzer, des canettes de Cardoche qui se heurtent. Un cri : santé, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, babibouchettes.

Des éclats de rire. Des filles qui pleurnichent. Le clapotis des haut-talons sur le trottoir mouillé. L’eau qui se glisse sous les pneus des voitures-flèches. Et des chansons.

Sad Lisa (Cat Stevens)

Elle s’appelait Lise. Il lui jouait la Sonate au Clair de lune.

Adagio sostenuto, par Wilhelm Kempff.

Le parfum de Lise ? Discret comme elle était discrète. Absent comme elle était absente. Idée de fleur. Presque rien. Idée de joie. Puis humer la route quand il commence à pleuvoir, sentir la poussière s’envoler, croiser une pimbêche qui se pomponne, la renifler comme un chien, entre dégoût et désir, et revenir à Lise qui ne sentait rien. Idée de fruit. Rien. Idée de glace à l’eau. Ne sentir que le sentiment. Ne toucher que l’impalpable. Rien que le frôlement d’un doigt, le balancement d’un cheveu, le tendre heurt d’une hanche qui trébuche. Elle souffla sur lui comme on souffle sur une bougie. Il eut chaud puis consumé se cramponna à la rambarde rouillée, s’y écorcha la paume devenue rêche et tenta d’y rafraîchir son corps suant. Il y avait toujours eu des cailloux plantés dans les genoux. Il y eut désormais ce rien, la caresse d’un fantôme, la douceur déjà évaporée d’une étreinte à peine rêvée, la langue qui cherche la langue, la lèvre qui cherche la lèvre, la dent de lait qui ne veut plus tomber, la morsure sans douleur d’un premier baiser. Lise : un délice. Elle vivait au temps des albums Panini, au temps où l’on mâchait des dragibus, au temps des sucreries et de la bonbonnisse.

En 1994, il avait collé toutes les étiquettes. Il se souvient du coup franc de Georges Bregy contre les États-Unis.

Puis vint le temps des kebabs. Avec tout ? Avec tout. Avec le frigo bleu bourré de bouteilles pet, avec les tables carrées et les tubes de sauce piquante, avec l’exiguïté du couloir où l’on frôle les bouffeurs pressés, avec Radio Suisse Romande la Première – la météo, Olivier Codeluppi : quelques orages isolés sur les Préalpes, soleil généreux en Valais central, températures de saison, c’était la météo, avec les cafés Chicco d’Oro –, avec ce Kurde qu’il ne faut pas prendre pour un Turc, avec ce Turc qu’il ne faut pas prendre pour un Kurde, avec son cousin, avec son beau-frère, avec son arrière-grand-neveu, aves sa demi-bru, avec La Liberté de la veille à moitié déchirée, avec les mots croisés déjà faits, avec la page des morts arrachée, avec cette liste interminable de menus à choix – frites-kebab, kebab-pizza, pizza-falafels, box falafels-frites-pizza-kebab –, avec tout le monde qui prend un dürüm avec un coca, avec le portrait pastel d’un moustachu punaisé sur les murs jaunes et avec l’énorme morceau de barbaque agglomérée qui tourne et qui tourne sans fin sous les assauts des couteaux et qui tourne la tête et qui tourne le ventre des rapides mangeurs à la queue-leu-leu, avec la fierté de tout Pérolles résumées dans l’alignement sans fin des kebabs, parce que la modernité, mon bon monsieur, c’est le kebab, c’est la viande agglutinée, c’est avec tout la modernité, avec le monde qui tourne et qui tourne – tu te souviens de Prévert ? – avec ses grandes flaques de sang, avec les coquillages, les régiments – tu te souviens de Prévert ? – avec le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman –

Tu te souviens de la voix de Pierre Brasseur.

– avec Lise, avec Martina, avec Cindy, avec Caroline, avec Sophie, avec Jessica, avec Isabella, avec madame Braillard, le monde entier en miniature avec tout qui tourne et le monde qui tourne avec – tu te souviens de Prévert ?

– avec les Frères Jacques –

avec Barbara et avec plusieurs ratons-laveurs.

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