Deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent à l’aube sur le boulevard. Ils sont beaux. Beaux à double. Avec tout : ils ont tout. Tout pour plaire. Décrire serait souiller. Tous disent : ils ont tout. Toutes disent : ils ont tout. Tout pour plaire. Tout pour plaire à tous. Plaire à toutes. Tout. Tous toutous. Deux amoureux marchent. Non. Deux amoureux dansent. Plus que danser. Ils. Ne pas décrire. On tomberait dans. On dirait des. On. Deux amoureux affolent tout Pérolles. Tous pensent : ils viennent ici. Chez moi. Ils. Ils ne pensent plus. Ils. Impossible de dire ce qu’ils. Deux amoureux traversèrent Pérolles de bout en bout, de l’université à la gare. On pensa : des anges. On rectifia : des dieux. On proféra ce jour-là beaucoup d’imbécilités.

Vous, à l’aube de quoi ? À l’aube de quelle rue ? Vous n’avez pas osé les suivre. Jouer la trainée derrière l’étoile filante, très peu pour vous. Vous cherchez un nom. En blanc sur fond bleu. Route Wilhelm Kaiser, fondateur de Chocolat Villars, autour de qui tout Fribourg tourne. Vous tendu entre le parfum du chocolat et le souvenir d’un prénom. Pas Wilhelm. Un prénom de femme. Lise peut-être. Ou. Vous aimez les noms en blanc sur fond bleu mais ce sont rarement des noms de femmes. Wilhelm Kaiser : vous n’aimez pas ce nom. Jacques Gachoud : vous préférez. Jésuite. Missionnaire. Vous cherchez un autre nom. Un nom qui. Un nom qui quoi ? Rue des Charmettes. Charmant. Les charmes. Les charmilles. Un nom pour la Vignettaz. Le Cyclo. Un joli minois. Des vélos. Vous vous dites que ce n’est plus de votre âge. Vous ne dites pas votre âge au joli minois parce que vous n’avez pas d’âge.

En blanc sur fond bleu : route Albert Gockel. Physicien. Des blouses blanches dans des laboratoires. Des souris qu’on tripatouille. Des têtes penchées sur des microscopes. Des neutrons, des électrons, des protons, de la matière grise. Vous ne voyez rien. Des bâtiments carrés. Sobres. Des étudiants. Des livres. Vous : trouver d’autres noms, les collectionner, ne jamais cesser de les écrire, en blanc sur fond bleu. Vous, à l’aube de l’âge mûr, errant entre les écoles de Pérolles, éternel étudiant, ombre d’étudiant, vieux professeur acariâtre.

De l’autre côté de la route : de lents lasers sur des poteaux rouges, combats de Jedi au ralenti, comme une danse aérospatiale qui depuis un observatoire lointain – combien d’années-lumière vous reste-t-il à vivre ? – chercherait à comprendre ce mouvement mystérieux des barrières à l’entrée des parkings : pourquoi – se demandent-ils, du haut (du bas ? du centre ? du travers ?) de leur galaxie – mais pourquoi donc ces aliens introduisent-ils des bouts de papier dans des bornes pour pouvoir continuer leur route ? pourquoi cet obstacle inutile ? et comment ces bouts de papier actionnent-ils ces planches ? et pourquoi – l’extraterrestre est pris de vertige – dupliquer ces machines dans des lieux sans – comment peuvent-ils bien appeler ces boîtes à roulettes qui semble avancer toutes seules ? – automobiles – c’est ainsi qu’il les auraient nommées, l’extraterrestre – où ne déambulent que ces animaux à deux pattes attifés de mille fanfreluches ? pourquoi surtout, médite le Jedi intrigué, ces trucs ressemblent-ils tant à mes propres sabres laser ? Vous, ces choses, vous vous dites juste que c’est une sorte d’art contemporain au rabais, de la déco pour faire joli, mais vous êtes vieux jeu, vous ne trouvez pas que c’est joli, alors vous poursuivez votre errance en direction d’autres écoles plus sérieuses.

Les briques : le travail du maçon, celui de l’architecte, ce qui compte, c’est le respect du fil à plomb, l’angle droit, la verticalité sobre, la répétition éternelle des mêmes formes rectangulaires. Il vous prend l’envie de mesurer. Vous pensez : on devrait toujours avoir un double-mètre sur soi. Aussi indispensable que le smartphone et le couteau suisse. À vue d’œil, combien ? vingt-cinq centimètres de haut, cinquante centimètres de long ? Vous n’avez pas le sens de la mesure. Vous n’obtiendrez jamais le droit d’entrer dans une telle école. Ecole d’Ingénierie et d’architecture Fribourg. Pas pour vous.
De l’autre côté de la route : comme une usine. EMF. Ecole des métiers Fribourg. Pas pour vous non plus.


En face : fabrique de pâtes alimentaires, la Timbale, eikon, école professionnelle en arts appliqués. Arts appliqués ? Est-ce qu’il faut s’appliquer pour faire de l’art, se concentrer, colorier sans dépasser, bien copier l’image du monde avec un chablon ? Vous vous souvenez que vous les avez vu défiler, les eikonnards, dans vos classes du jeudi matin, toujours en retard qu’ils étaient, incapables de se souvenir que les cours, ça commence à huit heures moins cinq, pas à huit heures cinq, pas à huit heures et demie, pas à midi, vous vous en souvenez, de cette eikonnasse qui avait écrit sur l’évaluation de l’enseignement que vos cours, c’était comme la pluie qui tombe, chiant à crever, vous vous vous souvenez de la remarque des collègues, toujours la même et sempiternelle remarque dégoûtée : des artistes. Jugement définitif, jugement dernier : des artistes. L’artiste, synonyme du paresseux, du touriste, du peigne-cul, l’artiste parasite anti-bourgeois, l’artiste parangon de nonchalance, l’artiste systématiquement à côté de la plaque, l’artiste comme l’envers de l’homme raisonnable, de l’homme respectable, de l’homme comme il faut, l’artiste subventionné pour pisser dans les géraniums, l’artiste qui se plaint, l’artiste pire que le paysan, l’artiste blabla, l’artiste bobo, l’artiste assisté, l’artiste attristé, l’artiste handicapé social, l’artiste squatteur de supermarché à l’abandon, l’artiste coupeur de cheveux en quatre pour cantatrices chauves, l’artiste inadapté, l’artiste inutile, l’artiste profiteur, l’artiste pour que se pavanent les snobinards et les politicards, l’artiste de gauche, pire, l’artiste gauchiste, l’artiste communiste, l’artiste maoïste, l’artiste staliniste, l’artiste chaviste, l’artiste terroriste, l’artiste empêcheur d’acheter en rond, l’artiste écologiste, l’artiste tous les maux du monde, l’artiste, insulte suprême dans les salons pépères de nos grand-mères empoussiérées. La preuve : une dalle de béton qui écrase une voiture – de collection, la voiture, crime de lèse-majesté – et ce panneau qui ironise sur le cantique suisse : Sur (GR) Nos (GR) Mon (GR) Quin (VS) Le Soleil (GE) Hanen (OW) Zun (SG) Brienz (BE) Rei (VS) Vei (TI).
Des artistes, voilà ce que c’est, rien que des artistes, tout est dit, des disailleneurs, des ouèbemasteurs, des développeurs couchées, des vidéastes. Le vieux prof acariâtre se souvient bien de ces artistes de l’eikon, il en a vu de toutes les couleurs, des artistes, le vieux prof, un jour les cheveux verts, un jour les cheveux roses, ou pire, végans, suceuses d’algues, avaleuses de cailloux, puis un jour les cheveux bleus, ou pire, crâne rasé, crête à la punk, dreds à la cool, moumoute afro, tresses à la Fifi, houpes à la Tintin, favoris genre Jules Ferry, la semaine suivante les cheveux jaunes, ou pire, LGBTQ+, non-binaires, bipolaires, paranoïaques, dyslexiques, ambidextres, HPI, des artistes, c’était toutes – tous ? tout.e.s ? – des artistes, des artistes engagées, des artistes dégagées, des artistes dégradées mais revendicatrices, des artistes mal baisées, des artistes mal rasées sous les aisselles, des artistes dévergondées du schnariflet, des artistes désorientées du cervelet, des artistes écologistes, décroissantes, altermondialistes, vitalistes, postmodernistes, déconceptuelles, jamais lavées, jamais coiffées, jamais à l’heure, des artistes lesbiennes, transphobiques, féministes cinquième vague et piercées, tatouées, avachies sur leur pupitre, des artistes femens, ni putes ni soumises, maîtressses SM, décolonialistes, des artistes racisées, clitoridiennes, Nuit Debout, youtubeuses, des artistes hermaphrodites, des artistes à la Pipilotti Rist, des artistes mélanchonistes, maoïstes, zadistes, titistes, des artistes zysiadistes, levristes, simonettasommaruguistes, des artistes taoïstes, cruciverbistes, verbicrucistes, gilets jaunes, des artistes travesties, influenceuses, décroissantes, des artistes ronchonnes, cochonnes, maigrichonnes, des artistes graffeuses, galleuses, gaffeuses anti-GAFA, anti-gars, anti-baise, des artistes anti-tâche, des artistes anti-tout, en un mot des artistes.

Mais à l’aube, sur Pérolles, les artistes dorment encore et c’est bourré de collégiens en retard qui marchent plus vite que le bus bondé. Sauf en cas d’inter de physique. Ou de biologie. Ou d’allemand. À l’aube, sur Pérolles, les collégiens marchent d’un pas lent. Ils ne sont pas pressés. Il y a inter de philo. Le temps et l’espace sont des a priori, disait Kant, puis il partait en promenade et il marchait lui aussi d’un pas lent. Dernier moment pour réviser. Noumène et phénomène, c’est quoi ? Impératif catégorique ? Raison pure ? Raison pratique ? Les collégiens ralentissent. Pourquoi Kant a-t-il manqué sa promenade aujourd’hui, est-ce qu’il y a une Révolution et U = RI, ça veut dire quoi ? C’est pas un canton au fin fond la Suisse allemande ? Et la différence entre la mitose et la méiose ?


Moi j’ai juste appris aus bei mit nach zeit von zu. C’est quoi, ça, auf boi nit seit far komm pou ? Aucune idée, durch für gegen ohne um, c’est l’autre liste. L’autre liste de quoi ? L’autre liste tout court, qu’est-ce que j’en sais, moi ? Et le 12 mars 1938, c’est l’Anschluss. Ah bon ? T’es sûr ? Oui, parce que c’est aux Ides de mars 44 que Jules César a été flingué par son fils et qu’il lui a dit, il lui a dit, je sais plus ce qu’il lui a dit, de toute façon il était mort alors il pouvait pas dire grand-chose mais madame Braillard a dit qu’il a dit quoi déjà, un truc en latin, mais moi, j’ai arrêté le latin depuis longtemps, je suis en C, en scientifique, on a maths renforcés, les identités remarquables, les polynômes, tout ça mais moi, je pige rien aux math, pourquoi ils mettent des lettres pour des trucs avec des chiffres, ça veut rien dire, c’est comme les phrasal verbs en anglais, c’est trop compliqué pour ma petite tête, moi, le cours que j’aime, c’est la gym, surtout avec Morandi parce qu’on a le droit aller boire des verres au Café du Commerce, il dit rien, on fait comme si on allait courir dans la forêt et ni une ni deux on s’enfile trois canettes et on schwemtze la chimie en passant, de toute façon, la chimie non plus je comprends rien, les liaisons covalentes, tu sais ce que c’est, toi, aucune idée, moi je suis resté à H2O et je préfère boire de la bière. Parce que c’est quoi déjà H2O ? De toute façon, c’est trop tard pour l’inter. T’avais inter de chimie ? Non, de philo. Alors, c’est pas grave, tu diras que c’est la liberté qui t’a guidé, il pourra rien dire, le prof de philo, contre la liberté guidant le peuple.

De toute façon, ils écrivent que des conneries dans La Liberté. Ça, c’est sûr, ils ne guident pas le peuple, La Liberté, ils ont fait quoi Gottéron hier soir ? Perdu, pourquoi tu poses la question ? Contre qui ? Berne, ils perdent toujours contre Berne. Et l’entraîneur, ils le virent quand ? Aucune idée. 5-0, ils ont perdu, ils ont pas touché le puck.

On en reprend une ? Faut bien. T’as quoi après ? Français. Ah, vous lisez des livres, en français ? Des trucs qu’on n’y pige rien, le mec il y a sa maman qu’est morte alors il tue un Arabe sur une plage et après il va en prison et on le condamne à mort et il parle avec un curé. Absurde, mais y’a pire, vous avez fait aussi la poésie ? Le truc avec celui qui a fumé chais pas quoi et qui part dans des délires, machin avec les chats qui ont des étincelles à la place du cul, chais plus y’a un truc comme ça avec un oiseau qui tombe sur un bateau et que les types ils rigolent comme quoi c’est comme ça pour les poètes que tout le monde rit d’eux mais bon y’a de quoi, parce des étincelles dans le cul du chat faut en avoir une sacrée dose, tu trouves pas ?

C’est comme celui avec le mec qu’est mort dans un ruisseau et qu’on croit qu’il dort et qui boit le soleil ou un truc dans le genre, que le prof est tout fou quand il lit ça, c’est beau qu’il dit parce que c’est bourré de figures de style, vous avez fait aussi, les figures de style, les métaphores, tout ça, comme quoi les étincelles dans le cul du chat c’est pas des vraies mais que c’est pour dire autre chose mais alors pourquoi ils disent pas directement ce qu’ils veulent dire, les poètes, ça nous simplifierait la vie, à nous, parce boire le soleil, j’ai beau me casser la nénette, je pige que dalle, boire une bière, ça je comprends, t’en reprends une ? Ou bien tu préfères une H2O ? Peut-être que si on boit vraiment beaucoup, on deviendra des poètes. Ou des philosophes.

Le rayonnement du savoir, nous venons de le constater, est inégal sur Pérolles : CO de Pérolles presque rien, Collège Sainte-Croix à peine plus, EMF un peu plus rude au niveau technique, eikon des artistes, Ecole d’Inge là bon d’accord des calures, Uni ça dépend, en économie des requins, en sociologie des bisounours. Et puis, sur Pérolles, il y a aussi, mais mieux cachée, l’école-club MIGROS où on peut, en vrac, partir à la découverte de son clown intérieur, renforcer ses abdos-fessiers, accompagner des processus de formation en groupe, s’initier à Adobe Photoshop, apprendre l’albanais niveau A1, l’allemand niveau B2 et l’anglais pour les voyages (débutants), ou encore s’initier à l’aromathérapie familiale et à l’art floral, devenir assistant-e en gestion du personnel avec certificat HRSE, suivre l’atelier Cloud découverte de One Drive et l’atelier d’écriture de roman de fiction ou de collage, se lancer dans la Baby Dance, dans la beauté pour adolescentes (12 à 16 ans), dans le Body Scult, dans la calligraphie traditionnelle, dans le certificat d’aide-comptable ou dans le chant en groupe. Ajoutons, afin que le savoir se construise dans la joie et l’insouciance, que juste derrière l’école-club MIGROS il y a le Centre Fries, centre socio-culturel de l’Université de Fribourg, où entre deux apéros, six soupers à thème et trois tournois de foot-foot, on mâte des films palestiniens en se gavant de grillons et de vers de farine.

Mais deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent toute la journée sur le boulevard de Pérolles tout en évitant soigneusement les écoles. Tu as fait quoi comme études, Sébastien ? L’école buissonnière, Caroline. Tu m’apprends ? Tu verras, c’est facile.