
Une statue, le Christ du Corcovado, le dos tourné au boulevard, réplique miniature dominant le parc du Domino, rappelant aux clochards sur les bancs le voyage des pauvres de jadis, le bateau au départ d’Estavayer, la fuite, l’Atlantique, Nova Friburgo où les gens s’appellent encore aujourd’hui Aeby, Bavaud, Castella, Dafflon, Esseiva, Francey, Gremaud, Herren, Joye, Kolly, Liaudat, Magnin, Nidegger, Oberson, Piller, Quillet, Ruffieux, Stucky, Tinguely, Vonlanthen, Waeber, Zurkinden,

Mais pourquoi fuir si loin du boulevard de Pérolles ? Pourquoi traverser l’océan ? Pourquoi aller se perdre au diable vauvert ? Nos Aeby, nos Bavaud, nos Castella, toute la clique à Oberson, la bande à Piller (le seul à être resté, c’est Damien, et il a bien fait, puisque tout Fribourg lui appartient), ceux à Gremaud, ceux à Waeber et compagnie, pourquoi n’ont-ils pas navigué au petit bonheur la chance sur des rivières de par chez nous, sur des cours d’eau gentillets, sur la Sarine, sur la Venoge, sur l’Arbogne, sur la Glâne ou sur le Merdasson ? Ou alors, un petit tour chez nos chers voisins, le long du Doubs ou de la Durance ou – poussons jusqu’en Anjou – sur les bords de l’Authion, ça aurait suffi comme escapade, non ? À quoi bon aller s’aventurer jusque par en-là les Amériques ? Est-ce que c’est pour faire enfin l’expérience des vrais boulevards qu’ils ont foutu le camp, parce que Pérolles, on a beau dire, en matière de boulevards, c’est rikiki, alors ils se sont dit, nos Dafflon, nos Esseiva, nos Francey et tout le bataclan, que Sunset boulevard, ça sonnait mieux – boulevard du soleil couchant – que boulevard de Pérolles mais bon, Sunset boulevard c’est les States, Hollywood, Malibu, Beverly Hills, Sunset boulevard ça pue le fric et le cinéma alors hop, comme à Fribourg on a toujours été des crève-la-faim et des glandus, on a préféré Copacabana, la plage, le soleil levant, le carnaval – parce que bon, celui des boltzes, le rababou, les masques à Audriaz, ça vous les secoue moins que les plumes et la samba, non ?

La preuve :

– et aussi les nanas à en string qui se refont les fesses à prix d’or, le chaud toute l’année, la bossa nova, la caïpirinha, la bronzette, l’esclavage de gentilles négresses bien soumises qui disent oui missié à tout, bref le paradis sur terre, alors va pour le Brésil, mais voilà, les côtes on ne nous avait pas précisé que c’était déjà pris et les filles aussi – et surtout pas si tu les traites de négresses, vieux raciste, non missié, pas touche – alors messieurs les Gremaud, messieurs les Herren, messieurs les Joye et toute la smala, veuillez pénétrer plus avant dans la forêt amazonienne parce que de la forêt au Brésil de toute façon on en a trop alors faites-vous plaisir, arrachez-moi tout ce commerce, bâtissez une Fribourg au rabais, fourrez-y tous les Kolly, tous les Liaudat et tous les Magnin que vous voulez, débrouillez-vous pour pas trop vous faire inonder, peuplez tout ça avec des Nidegger, des Oberson et des Piller qui en travaillant bien deviendront promoteurs immobiliers mais attention aux éboulements – c’est pas de la molasse, ici – et hop, vos Quillet, vos Ruffieux et vos Stucky, les voilà pour de bon au paradis sur terre, trente degrés toute l’année, pas de Bernois dans le canton d’à côté, rien que des Tinguely, des Vonlanthen, des Waeber et des Zurkinden – c’est pas le pied, ça, non ? – deux cents ans, ça fait deux cents ans qu’ils sont partis, et désormais les Jaime Aeby, les Carlos Bavaud et les Fernando Castella, le boulevard de Pérolles et son Corcovado de pacotille, ça les fait bien marrer, parce qu’ils ont beau s’appeler Tiago Dafflon, Dolorès Esseiva ou Vicente Francey, le boulevard de Pérolles, ils en ont aucune idée de que ça peut bien être, parce que Fribourg – vu de Nova Friburgo – c’est le cul du monde, presque autant que Nova Friburgo vu depuis Fribourg. D’ailleurs, ça fait belle lurette que c’est plus peuplé chez la petite sœur brésilienne que chez la vieille Fribourg qui peine à remplir son boulevardillon Pérollounet de boutiques désertes, alors le Christ du Corcovado à Pérolles, comme statue emblématique, ça la fout mal, mais des statues, sur Pérolles, on a beau tout démonter, on n’en trouve pas d’autre, à part les barrières de parking de l’uni et… et… et… non, même Juanito Tinguely n’a pas daigné décorer le boulevard de ses machines-bric-à-brac.

Alors, quoi à se mettre sous la dent en guise de choc esthétique sur Pérolles ? La noirceur de la boîte à cirage Cintra, Soulage branché pour noceurs en costar ? Les affiches à l’entrée du Rex ? La Télé – à Fribourg, on a une télé qui s’appelle la Télé, alors à chaque fois qu’on en parle, de la Télé, il faut préciser, la Télé Vaud-Fribourg, parce que la télé, la vraie, c’est la TSR, c’est Massimo Lorenzi, c’est Passe-moi les jumelles, c’est Jean-Marc Richard, c’est Temps Présent, Top Models, Annette Leemann, Les Coups de Cœurs d’Alain Morisod, Pierre-Pascal Rossi, Spécial Cinéma, Bertrand Duboux, À bon entendeur, Darius Rochebin, Le Fond de la Corbeille, Philippe Jeanneret, les Babibouchettes, Jean-Jacques Deschenaux, Bigoudi, Jean-Charles Simon, Zigzag Café, Roland Bhend, Les Pique-Meurons, Martina Chyba, La poule aux œufs d’or, Georges Baumgartner,
alors qu’à la Télé, l’autre, personne ne connaît les noms de ceux qui sont dessus, des jeunes, des apprentis, des bafouilleurs, des ratés, pas des calures genre Boris Aquadro, Lolita Morena, Bernard Jonzier, Esther Mamarbachi, Jean-Jacques Tillmann, Catherine Wahli, Bernard Pichon, Eliane Ballif, Alain Rebetez, Lova Golovtchiner, Anne-Marie Portolès, Hubert Gay-Couttet ou Muriel Siki.
Non, à la Télé, tu trouves seulement des types qui savent à peine dire papet et qui passent leurs journées à faire des micro-trottoir sur le boulevard de Pérolles, et le reste du temps, ils passent en boucle les séances du Grand Conseil, alors tu zapes parce qu’entre un discours du député Zadory ou Jennifer Covo, y’a pas photo.
La Télé, pour en finir, avait posé deux écrans dans la petite maison de l’ancienne bibliothèque, mais ça non plus, pour le choc esthétique, c’est râpé, non seulement parce que la Télé voilà mais aussi parce qu’ils ont déménagé dans un coin encore plus perdu, donc niveau culture, Pérolles, il faut bien admettre que c’est que dalle.
Un jour, au petit matin, en catimini, ils l’ont kidnappé. Qui ça ? Le Christ. Panique à Domino. Où est-il passé ? Plainte aux autorités : rendez-nous le Christ. Réponse des édiles :

Autre suggestion : l’église du Christ-Roi. Architectes : Fernand Dumas et Denis Honegger. Sacralité moderne. Deux immeubles en guise de clocher. Profanation. Pérolles détonne dans Fribourg la catholique. Les vitraux : Yoki et Stravinski (le fils).

Vivacité des couleurs sur fond grisâtre. Problème : il faut entrer pour voir. Au petit matin, l’église du Christ-Roi est close. Le Christ dort encore. Il ne ressuscite qu’entre neuf heures et dix-huit heures, le dimanche et les jours fériés. Entre midi et treize heures trente, il est remplacé par le Saint-Esprit qui assure la permanence d’urgence. Possibilité de rencontrer la Vierge le 15 août et le 8 décembre. Interdiction de toucher. Bref : le Christ, au petit matin, sur Pérolles, est aux abonnés absents. Pour le remplacer : le cinéma Rex. Christ-Rex. Au programme : un film d’Andrea Bescond et Eric Métayer avec Karin Viard et Clovis Cornillac.

Vous auriez pas du plus grave, dans le genre sacré avec un peu de magie, l’eau qui se transforme en vin, le pain en poissons, tout ça ? On a Astérix, Le secret de la potion magique, si vous préférez. Bof. Du plus trash, vous avez pas genre chemin de croix, flagellations, crucifixion ? Désolé, le cinéma porno Le Studio est fermé depuis des années, mais pour les maso, il y a le fitness, c’est juste derrière, vous pouvez pas louper. Les types qui souffrent le martyre, vous avez qu’à vous poster sur le trottoir et vous les voyez soulever de la ferraille plus lourde qu’eux en se gonflant les biceps jusqu’à ce qu’ils éclatent en direct devant vos yeux fascinés. Si vous êtes plutôt du genre à mâter les grognasses, c’est du tout cuit aussi : la graisse fond à vue d’œil. En un mois, j’ai vu une blondasse perdre minimum vingt kilos à coups de stepp et de rameurs. Quand tu reluques ça, t’es plus pénard qu’au zoo devant la cage des macaques, parce que tu peux étudier au jour le jour les mœurs des humains et que les humains c’est pire que les macaques question draguotterie et plan cul, parce que la grosse au début du mois elle se planque au fond et tu dois prendre des jumelles si t’es genre big mama et que ça t’excite la cellulite par paquets de douze et les bodybuildés ils se déchaînent sur les machines les plus éloignées possible de Peggy la cochonne.
Mais voilà que Peggy qui en a marre qu’on la traite de cochonne sans qu’on la baise jamais alors elle s’accroche et tous les matins au petit jour elle vient se cacher au fond de la salle et elle sue des tonneaux entiers de saumure et tout à coup la cellulite basta et tout à coup les Aldo Maccione des salles de sport se rapprochent d’elle
et tout à coup voilà Peggy entrée dans la lumière et tout à coup les types augmentent les poids aux haltères et tout à coup ils se poussent pour courir à côté d’elle en vitrine pendant que toi tu filmes en te disant que comme scène d’ouverture des Chatouilles, ce petit jeu de montre-moi-tes-miches-tu-pourras-toucher-mes-pecs, ça risque fort de se terminer au cinéma porno Le Studio et qu’à mon avis, votre Christ, s’il s’est fait la malle, c’est qu’il sûrement qu’il est en train se taper Peggy la cochonne, parce maintenant que c’est une vraie bombasse, personne, pas même Jésus le coinços, ne peut y résister, à Peggy la cochonne, parce que Peggy, grâce au fitness, c’est devenu la tentation de Saint-Antoine et qu’on est quand même mieux dans le pieux d’une chaudière que cloué sur deux planches de sapin à se les cailler en plein vent. Mais voilà, toi le pervers qui regardes depuis le trottoir, t’as bien de la peine à faire le grand saut parce que ça coûte bonbon le fitness et que bon t’es plus de première fraîcheur et que face à des grands barbus sveltes et musclés de trente-trois ans genre Jésus de Nazareth, c’est râpé d’avance, alors tu rentres dans ton faux chalet miteux à la Vignettaz tringler bobonne en fermant les yeux parce qu’elle aussi, même avec l’aquagym, ça fait belle lurette qu’elle a passé la date de péremption. Sinon, au Rex, on a toujours Le Grand Bain, ça cartonne, des gros qui font de la natation synchronisée, comme quoi il faut de tout pour faire un monde, ou alors on a Spiderman into the spider-verse, si ton délire c’est plutôt les combinaisons en latex, et au pire si tu hésites entre le genre milf et le genre baby-sitter, tu vas pas être déçu non plus, parce qu’on diffuse aussi Le retour de Mary Poppins.

Et alors, il est passé où, le Christ ? D’aucuns racontent qu’il est retourné se la couler douce à Copacabana, tous frais payés par Jair Bolsonaro et l’Église universelle du royaume de Dieu. D’autres croient savoir qu’il se cache dans les caves du Cintra et qu’il y transforme le vin en eau. D’autres encore prétendent que c’est lui le nouveau présentateur d’Infrarouge. Les plus mécréants le soupçonnent de s’être acoquiné avec Damien Piller pour reconstruire plus beau qu’avant le cinéma porno Le Studio.