Chers lectrices, chers lecteurs, il est temps de faire une pause, de nous asseoir sur le trottoir et de réfléchir un instant à tout ce fourbi (j’avais écrit fourbu et je le suis).

Pérolles, dans mon esprit, ça part dans tous les sens alors que c’est censé aller tout droit ; Pérolles, ça réveille des souvenirs de collégien et des fantasmes enfouis puis ça se vautre dans le caniveau ; Pérolles, c’est trop grand, c’est trop vivant, c’est trop bruyant pour que je puisse en saisir l’essence ; Pérolles, c’est l’anti-Vignettaz. Que faire alors ? quitter Pérolles ? plonger dans l’Auge ? grimper Torry ? Je n’ai fait qu’effleurer le boulevard, ne suis entré – par effraction – que dans la tabatière, n’ai étudié que quelques classes-caisses du Collège Sainte-Croix, ai bu presque partout, mais Pérolles ne se limite pas à ses bistrots, le grand Chelem de Pérolles, si l’on voulait être conséquent, consisterait à entrer partout, pas uniquement à marcher sur les toits pour y retrouver quelque Caroline de pacotille ou quelque Sébastien de bazar, le grand Chelem de Pérolles, ce serait dire tous les recoins, tous les débarras, tous les radiateurs, toutes les arrière-boutiques, tous les frigos, tous les locaux techniques, tous les aspirateurs, tous les boudoirs, tous les miroirs, toutes les machines à laver le linge, toutes les machines à laver la vaisselle, toutes les machine à laver la cervelle, toutes les chaises entassées, tous les lavabos qui fuitent, tous les tas de poussière, tous les rats crevés, tous les vasistas, toutes les bibliothèques pourrissantes, toutes les chiottes à la turque, toutes les femmes de ménages qui frottent des vitres dans des salons, dans des bureaux, dans des chambres à coucher, tous les fours à micro-ondes hors d’usage, tous les bidons des lavures, toutes les ampoules qui pendent au plafond, tous les parquets qui craquent, tous les vieux qui crachent, toutes les vieilles qui rêvent, tous les chats qui dorment, toutes les tortues qu’on jette dans les toilettes, tous les gamins qui chialent, toutes les gamines qui toussent, tous les lego enfoncés dans la plante des pieds, toutes les bouteilles de jaja à deux balles, toutes les serrures à travers lesquelles des yeux surveillent, des yeux épillent, des yeux louchent, des yeux fusillent, des yeux pleurent, tous les tests de grossesse positifs, tous les tests de grossesse négatifs, toutes les grossesses qu’on enclenche, toutes les grossesses qu’on déclenche, toutes les cordes qui attendent dans les caves que des désespérés s’y tordent le cou, toutes les portes claquées, toutes les pommes de terre épluchées, toutes les pensées ressassées, tous les coffres-forts défoncés à la dynamite, tous les journaux intimes vides, tous les vélos rouillés, tous les invendus, tous les invendables, tous les relents du samedi soir, toutes les catelles beiges, toutes les boîtes aux lettres débordant de publicités pour du shampoing, pour de l’huile essentielle, pour de l’huile à salade, pour de l’huile de moteur, pour des tondeuses à gazon électriques, pour des voitures hybrides, pour des cervelas à moitié prix, pour des crèmes de jour, pour des crèmes de nuit, pour des crèmes à épiler, pour des crèmes fouettées, pour des confitures, pour des brosses à reluire, pour des savons qui puent, pour des lessives qui lavent plus blanc que blanc, pour des croquettes, pour des sextoys, pour des pillules miracle, pour des colliers de nouilles, pour des scoubidous, pour des toboggans, pour des graines de rutabaga, pour des lunettes 3D, pour des couteaux inoxidables, pour des fourchettes à six dents, pour des tronçonneuses, pour des politiciens démocrates-chrétiens en quête de placard, pour des rouleaux de papier-cul, mais aussi tous les paquets ficelés pour le vieux papier, tous les balais de riz, tous les pianos désaccordés, toutes les photos du grand-père sur le rebord de la cheminée, tous les Fass 90 qui vieillissent dans les greniers en attendant les tirs obligatoires, toutes les joues de Marie-Luce qui rougissent quand Jean-Bernard leur fait du gringue, et la page des morts de La Liberté du 15 juillet 1976 et la clé USB qu’a perdue Sébastien et Caroline si belle que c’en est à pleurer, si belle, pense-t-il, et toutes mes photos d’elle dans cette clé USB et la clé USB envolée et Caroline envolée avec la clé USB. Caroline : tout Pérolles dans la beauté de Caroline ou dans celle de Lise ou de Cin… ou de Mar…

Décrire un visage, cela suffirait pour décrire la ville, et tu passerais des heures à confondre la ville, la fille et la clarinette, et Caroline si belle, sa bouche enserrant l’anche de la clarinette, ses doigts sur les clefs (seule la clarinette a le droit d’arborer l’ancienne graphie) et la main de Sébastien sur la jupe de Caroline, il n’y aurait sur Pérolles que cela, Caroline et Sébastien, une jupe, une fille, une clarinette, et il serait l’heure de figer Fribourg dans l’instant d’avant le canapé, dans l’instant qui ne dégénère pas encore, dans l’instant d’avant Pérolles, il faudrait que la ville rétrécisse au point de n’être plus qu’un timbre-poste qu’on enverrait se balader à travers l’univers.

Fribourg, ce serait Caroline qui sourit, ou Lise ou Cin… ou Mar… Fribourg, ce serait un peu kitsch, mais on lui lècherait le cul en se disant vous avez compris où je veux en venir, et son visage disparaîtrait, et Fribourg, ce serait un pur fantasme de collégien qui ne pense qu’aux filles mais à qui les filles cachent leur visage, le collégien reste figé devant la vitre, il attend debout devant le local à vélo, ça dure dix ans, ça ne bouge pas, il aimerait danser mais les portes de Fri-Son sont fermées, il se souvient de la jupe qu’il a frôlée, il ne pense qu’à ça, mais le souvenir soudain s’est figé.