Caresse-moi

Elle lui sourit : « Les fleurs, est ce que ce ne serait pas pour moi, par hasard ? » Il rougit : « Pourquoi pas ? » Peut-être demain. Elle rêve : caresse-moi, caresse-moi. Le lendemain, rien n’a changé : elle est là, derrière son comptoir, et lui, il a les mains rugueuses et il est assis avec les autres. Il ne dit pas un mot. Il a l’air perdu dans ses pensées. Elle ne veut pas savoir à quoi il pense, ni à qui. Elle ne veut rien savoir de lui. Il n’avait qu’à pas acheter des fleurs pour une autre. Elle a envie de crier : caresse-moi, caresse-moi. Mais il a le cœur aussi rugueux que les mains. Il a fini sa pause et il s’en va, sans un regard. Comme d’habitude. Sur la balustrade du balcon, elle se dit non, il n’en vaut pas la peine, et elle rentre. À la télé, il y a Cauchemar en cuisine. Elle fait réchauffer des pâtes au micro-onde.

Elle rêve : un petit village au bord de la mer. Une colline, une plage. Fini Beaumont : belle colline. Et la mer. La Manche. À la jumelle, on devine l’Angleterre. L’immeuble ? Une maison. Elle a toujours rêvé d’habiter dans une maison. C’est bête, un rêve comme ça. Habiter dans une maison. Pas un immeuble. Une maison dans un petit village au bord de la mer. Lui, bien sûr, il serait là aussi. Au garage. Il bichonnerait la voiture. Et le bateau. Au bord de la Manche, les gens ont des bateaux. Ils les sortent quand le vent s’apaise. Le reste du temps, ils sont dans leur maison, les gens du bord de mer. Une petite maison. Un nid douillet. Elle et lui dans un nid douillet.

Ce serait chouette, le bord de mer (qu’il chantait, Arno).

Elle rêve. Il fait chaud. Elle ouvre la fenêtre : l’immeuble d’en face. Un mur. Elle fume sur le balcon. Une seule fenêtre éclairée sur le mur d’en face. Elle se demande : qui ?

Il est assis sur son balcon et il regarde. Il fait chaud. Il regarde la nuit. La nuit de Beaumont. Une nuit où les étoiles qui s’allument, ce sont les gens qui vont pisser. La lune ? Rectangulaire, avec le nom de l’entrepreneur écrit de dedans. Antiglio : bâtisseur de lune. En face, la lueur d’une cigarette. Autre étoile. Mort de l’étoile. La lumière derrière ne s’éteint pas. Elle a fini – pourquoi elle ? – de fumer, mais elle reste sur le balcon. Dedans, il fait trop chaud. Ils sont deux, seuls dans Beaumont, seuls sur leur balcon. Il faudrait tendre un fil, comme ils font pour le linge dans les villes du sud. Pierrot et Colombine. Ouvre-moi ta porte-fenêtre. Il sourit tout seul dans la nuit. Lève la tête. Pas de lune. Seulement le clignotement des avions. S’en aller. Il pourrait. Mais on est bien, seul dans la nuit sur son balcon à rêver d’un autre Beaumont.

Et en plus, il neige.

Au lever du jour, tout a été repeint en rose, les immeubles, les voitures, les lampadaires, la vie.

Pour peu, on entendrait la trompette de Louis Armstrong.

Dans les armoires : des pantalons roses, des chemises roses, des vestes roses. Beaumont tout en rose demain matin. Rosée du matin. Les gens – il préfère au fond qu’il fasse noir – ne souriraient pas. Ils chercheraient à comprendre. Les gens veulent toujours chercher à comprendre. Et très vite – une semaine ? un mois ? – tout redeviendrait gris. Et lui, qui préfère le noir au gris, il continuerait à vivre la nuit, sur son balcon, pour regarder s’allumer une à une les étoiles de ceux qui ont la vessie en forme de lanterne.

Il fait jour : elle le regarde dormir. À quoi rêve-t-il ? Elle s’en fout. De toute façon, c’est rien qu’un bon à rien. Il passe ses nuits dehors. Pas à courir la gueuse, non. Il est là, dehors, juste à côté, à trois mètres d’elle, debout sur le balcon, et il regarde dans le vide. Elle a renoncé depuis longtemps à comprendre. Il rêve la nuit et il dort le jour, c’est tout ce qu’il est capable de faire. Comment voulez-vous gagner votre vie comme ça ? Alors, c’est elle qui bosse. Lui, n’a pas beaucoup de besoins. Il mange à peine. Il ne boit pas. Un lit et un balcon, ça lui suffit. Mais elle… Elle a l’impression de vivre seule mais il est là. Elle aimerait bien qu’il s’en aille, mais rien à faire, il est là, sur le balcon. S’il partait, il y aurait d’autres hommes qui viendraient. Elle aurait une vie. Des fois, elle se dit que. Non, on ne peut pas penser comme ça. Il est debout sur le balcon. Il se penche un peu trop. C’est le sixième étage. Il n’y aura pas besoin de pousser beaucoup. De toute façon, qu’il soit là ou pas, qu’est-ce que ça change ? Ça empêche juste d’autres hommes de venir. Au moins un. Parce qu’entre ses jambes à lui, il n’y a plus rien. C’est pas qu’elle soit portée sur, mais de temps en temps, vous comprenez, ça peut pas faire de mal. Ça n’a pas toujours été comme ça. Au début, il, mais voilà, maintenant il passe ses nuits sur le balcon et elle se ruine la santé à bosser pour deux. Et en plus, le boulot, demain, c’est peut-être fini.

Employée de commerce chez Wifag qu’elle est. Wifag, c’est Polytype. Une cinquantaine de gens virés chaque année, des fois plus, jamais moins. Usine bientôt fermée. Des machines qui coûtent cher et les travailleurs aussi, trop chers. Des machines pour imprimer en couleur sur les gobelets de yogourt. De la mécanique qui fonctionne toute seule dans ces grandes halles où deux ou trois types – les deux ou trois qu’elle voudrait bien, à la place de, et eux aussi, ils voudraient bien, elle n’est pas vieille, pas encore, moins que quarante c’est encore jeune, et secrétaire, tout de suite ça enclenche la machine à fantasmes chez ces mécanos désœuvrés qui n’ont rien d’autre à foutre que tourner autour de ces machines pour s’asssurer qu’elles ne tombent jamais en panne – deux ou trois types qui passent devant son bureau et qui lui sourient, voilà tout ce qui se passe chez Wifag-Polytype. Gérald. Marcel. Jacques.

Ces machines qui tournent et qui tournent et ces types qui tournent et qui tournent autour des machines, ça la rend folle.

Mais à Wifag-Polytype, on n’a pas le cœur à fricoter, on se dit que mieux vaut pas, on passera pour quoi après ? Le travail, se concentrer sur le travail, même quand il n’y en a pas, donner aux chefs l’impression qu’on n’a que le travail en tête, parce que sinon, on sait ce qui se passe, un matin, t’es convoqué et tu ramasses tes clics et tes clacs, c’est comme si t’avais jamais travaillé ici, au revoir bonne nuit, parce que t’as regardé de trop près dans le décolleté de la jolie secrétaire mais qu’est-ce que t’y peux, toi, si elle a une paire de nibard que, mais tais-toi, mon bon Gérald, tu dois penser au travail, rien qu’au travail, de toute façon elle est mariée et toi aussi, alors ton boulot, rien que ton boulot, contrôler si la machine à imprimer en couleur sur les gobelets de yogourt fonctionne, graisser, huiler, écouter si ça grince juste un peu comme ça doit, signaler aux spécialistes la moindre anomalie, parce qu’une panne qui dure, c’est la production qui s’arrête, alors bien sûr, souvent, la production s’arrête toute seule, parce que le carnet de commandes, mais justement quand ça tourne, il faut que ça tourne, alors les nichons de la secrétaire, tant pis, juste en coup d’œil en passant, un petit sourire, Marcel qui te raconte que lui il a mais il raconte que des bobards, Marcel, et Jacques qui dit rien mais fait comme si lui aussi comme Marcel alors que non plus, de toute façon, c’est les cadres qui se choppent les secrétaires, pas les mécanos, c’est bien connu, les types en cravate, pas les types en bleu, même si chez Wifag-Polytype, même les types en cravate, ils ont pas le temps de penser à la bagatelle, parce que ça se voit bien qu’eux aussi, ils ont des soucis, rapport au carnet de commandes, encore lui, le carnet vide, demain peut-être on ferme et fini la cravate, fini les gobelets de yogourts, fini les nichons de la jolie secrétaire qu’on mâte en douce en se disant que peut-être bien que mais bon les cadres en cravate eux aussi ils sont mariés, ils ont des gosses et tout et tout et surtout qu’est-ce que vont penser les chefs, parce que c’est pas eux les chefs, on sait pas trop qui c’est les chefs, des types en Allemagne ou à Berne ou en Inde, des types qu’on voit jamais, mais ce qu’on sait, c’est que chez Wifag-Polytype, c’est peut-être la crise, mais ça reste du travail bien fait, de la mécanique de précision, de l’impression haut de gamme, de l’emballage solide, la qualité suisse, qu’ils disent, bientôt complétement délocalisée en Chine, la qualité suisse, ou en Roumanie, la qualité suisse, mon cul la qualité suisse, mais voilà, la qualité roumaine, ça la fait pas, alors on garde le mot, la qualité suisse, et on délocalise, en attendant que la qualité chinoise, ça veuille dire quelque chose parce que pour le moment la seule qualité qu’ils ont, les Chinois, c’est de nous piquer notre boulot. Tant qu’ils nous piquent pas nos femmes et nos secrétaires à gros nichons, ça va encore, se disent les mécanos et les cadres en cravate, mais ça va pas tarder, parce que la délégation de niakoués, l’autre jour, on a bien vu comment qu’ils l’ont reluquée, cette salope de secrétaire. Ils en avaient les yeux tout débridés.

C’est pas seulement la nuit, qu’il est vide, le parking de Polytype.

Et elle au milieu de ces vies d’hommes, elle au milieu de ces regards d’hommes, elle sans homme ailleurs que sur le balcon, elle derrière l’ordinateur, elle qui sent bien que tous ces hommes, elle qui se dit mais allez-y, putain, elle putain, pourquoi pas, n’importe qui ça vaut mieux que l’autre sur le balcon, Gérald, Marcel, Jacques, les cadres en cravate, n’importe qui mais pas lui, mais non, ils mâtent, ils sourient bêtement, et rien, #MeToo qu’elles disent les autres, les harcelées, les sifflées dans la rues, les violées, #MeToo qu’elles se plaignent et #MeQuedalle, alors quoi, faire du rentre dedans ? Passer pour une traînée, non merci, ce qu’elle veut, c’est pas devenir la pute de Polytype, non, ce qu’elle veut, c’est qu’il y en ait un, un seul, juste un, Gérald, Marcel, Jacques, Justin, un cadre en cravate, le grand chef, le facteur, juste un qui la défonce rien qu’une fois, parce que voilà, elle rêve de se faire défoncer, parce que l’autre, là-bas, le dormeur, rien, #MeMou, alors une bonne bite, elle dirait pas non, une bonne bite dans le cul, ça vous choque, #MePas, parce que c’est du gâchis, #MeMolette, elle sait que c’est du gâchis, elle a un corps fait pour qu’on lui foute, elle a vu des pornos, elles sont pas mieux qu’elle, les filles des pornos, alors oui, elle rêve de se faire démonter par Gérald, par Marcel, par n’importe lequel des pignoufs qui traînent dans le coin, parce qu’une femme, de temps en temps il faut qu’elle dérouille, c’est comme ça, et elle, elle rouille, parce que l’autre, il rêve à la lune mais sa lune à elle, il s’en tape, alors un de ces matins, elle va te l’attraper, le Gérald, et il aura pas le temps dire ouf qu’elle lui aura bouffé la chose, parce que oui, les secrétaires, c’est toutes des salopes, à condition que vous leur montriez que vous en avez dans le pantalon, mais ici, c’est tout dans la tête et rien dans le froc, alors quoi, se casser pour de bon et aller allumer d’autres types plus débrouilles sur des plages en bord de mer ? Ce qu’elle veut, c’est vivre, juste vivre.

Tu marcherais sur la plage et tous ils baveraient comme Patrick Coutin, voilà ce que ce serait, vivre.

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