En leur for intérieur

Afin de donner vie aux personnages qui apparaissent et qui apparaitront au fur et à mesure de ces déambulations fribourgeoises, voici leur portrait en creux selon la méthode de Bernard-Marie Koltès, objet d’une proposition d’écriture de François Bon dans son atelier « vies, visages, situations, personnages ».

Caroline

Lisse et blanche, l’œil fendu de vert, des rougeurs soudaines, une peau de porcelaine dont on devine l’extrême fragilité. La toucher, ce serait la briser. En son for intérieur : si ce plafond se déchirait, ce ne serait pas le ciel, ce serait l’océan.

Elle plonge la tasse dans l’eau bouillante, puis l’assiette, puis la cuillère. Elle n’a pas mis de gants et elle s’arrête pour observer ses mains fripées, puis elle prend le linge, essuie la cuillère, puis l’assiette, puis la tasse. Dans le buffet, il y a deux tasses. Elle utilise toujours la même.

Ce serait une main aux doigts puissants, une main qui serait un peu empruntée pour saisir l’anse, une main qui à la première poignée ferait un peu mal, me voilà à rêver d’une main, mais toi, au bout de cette main, toi le propriétaire de la seconde tasse, pourquoi es-tu si flou quand je te regarde ?

Sébastien

Un carré de papier rugueux, papier de verre, deux trous pour les yeux, noirs, hérissée brune une crinière hirsute et ce carré qui ne peut s’empêcher de bouger, de bondir, de tourner, de se chiffonner, d’attendre du soleil un embrasement. En son for intérieur : la route se déplie à l’infini, elle zigzague entre les champs de coquelicots et les peupliers, c’est une belle route sans cicatrice.

Il a posé le sac à dos par terre. Il tente de comprendre la carte : vous êtes ici. Il sait. Il essaie de se mettre en tête l’itinéraire. De tous les côtés, des passants le bousculent. Il reprend le sac, en sort une barre chocolatée, la grignote lentement en reprenant sa marche.

Si je prends par le passage sous voie, au rond-point, il faut passer le pont puis prendre à gauche et continuer tout droit un bon moment, je crois que je vais m’en sortir, le truc, c’est les fitness, là c’est premier, au second je suis arrivé chez elle.

Melinda

Blancheur candide des joues qui à petit feu se creusent, oeil fermé, trouble, une larme lente descend. En son for intérieur : un chaton tout mignon sur qui il pleut jour et nuit. Il s’ébroue. Qu’est-ce que c’est joli !

Elle est couchée sur son lit. Elle a peur. Elle croise et elle décroise les jambes, puis elle se lève, elle est debout devant le miroir, toute nue. Elle ne bouge pas pendant quelques secondes, puis elle retourne se coucher sur le lit. Elle a enfilé une culotte pour lui répondre.

Est-ce que ce sera comme ils disent ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’après t’es plus la même, que tu es transformée pour toujours, que te voilà adulte, comme ça d’un coup, t’étais une gamine t’es une femme. Ils disent aussi que ça rend très heureuse. Ou très malheureuse. Je lui dis que non finalement je peux pas ?

Franco

Des bosses, des béances, des dents en vrac, des poils partouts, poils gris sur le cailloux, poils de barbe avec des reste de noir, deux trous profonds en guise de regard. En son for intérieur : une belle villa avec murs de brique rouge, jardin potager, chaise longue pour l’été.

La manette dans la paume, voilà que la pelle tournoie puis elle s’abat sur le sol, elle le frappe, elle le ronge, elle s’acharne sur la poussière qui entre dans la cabine et sur venge sur ton cou qui gratte et dans tes vieilles godasses.

Il faut surtout éviter les canalisations, tout est question de dosage, des fois tu roilles des fois tu fais l’archéologue, petit pinceau, chatouiller pour pas faire mal, parce que creuser, on croit que c’est facile, qu’il suffit de faire un trou, mais creuser, c’est un tout art, moi je dis, tout un art.

Isabella

Grimée gris et l’oeil jadis pétillait, chiffon froissé de rides avec restes de délicatesse aux pommettes et dans l’ombre des cheveux. En son for intérieur : le vrai soleil du Sud de l’autre côté de la barrière, des enfants sur une balançoire le visage plein de terre.

Elle plonge les tasses dans l’eau bouillante, les deux tasses, elle frotte, elle soupire, il n’y a que deux tasses, elle les range dans le buffet, elle soupire une fois de plus, les assiettes aussi, il n’y en a que deux.

Bien sûr que c’était bien à l’époque, bien sûr que c’était bien mais voilà, on avait beau enfin tu vois quoi, c’était bien, ça faisait des papillons dans le ventre, comme on a entendu à la télé, mais seulement des papillons et moi ce que j’aurais voulu, tu vois, c’est des gamins, des bambini qui courent partout et c’est ça qui fait mal, seulement des papillons et pas de bambini.

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