Le célèbre Grand Chelem de Pérolles est en théorie simple à réaliser : il s’agit de boire une bière dans chaque bistrot du Boulevard. En pratique, il est fort probable que personne n’y soit jamais parvenu, même si de nombreux vantards affirment le contraire. Les quelques aperçus ci-dessous sont une réécriture d’articles que l’on peut trouver ici.
Deux gamins sur la terrasse de l’Imprévu
On fait comme si c’était le printemps, on commande des bières colorées, on est prêt à pedzer en terrasse jusqu’à point d’heure, on a le visage rougi par le soleil, du moins c’est l’excuse qu’on trouvera en rentrant chez papa maman, mais le vent fait branler la table chancelante, les voitures hurlent sur le boulevard trop proche et les Espagnols s’en vont. Quelques étudiants à chapeau ou à capuche se la racontent. D’autres ont sorti les lunettes de soleil. Une moto pousse un cri. Les voitures se reflètent dans le toit de l’Ecole des Métiers, à l’envers mais droites. On tord la tôle mais toujours à angle droit. Pas de lyrisme, se désolent Caroline et Sébastien. Sauf une affiche :

Un homme entre deux âges au Café du Commerce
Jadis, quand il schwemtzait le cours de gym à Morandi pour aller boire des canettes de cardoche, la serveuse était aussi délabrée que l’établissement et aussi massive que sa soif. Les temps ont changé. Ce n’est plus la même serveuse – ou alors la chirurgie fait des miracles – et l’homme boit un expresso avec un verre d’eau. Je ne peux pas rester assis sur le trottoir et me mettre à pleurer, se plaint un militaire en civil. L’homme entre deux âges a rendu ses habits et son flingue – Sophie, à cause d’une bombe – voilà déjà trois ans. Il se fait vieux. Seules les tables et les chaises demeurent, bancales, dévernies, rognées dans les coins. Le Café du Commerce est devenu une brasserie à la mode, avec bières artisanales gluten free, poissons d’Europe de l’Est, Guinness, gâteaux de Sophie, encore elle, sans doute le prénom de la serveuse, et son numéro de téléphone, c’est… l’homme entre deux âges n’osera jamais demander.

Certaines choses ne changent pas. Où sont passées les girafes ? Autre espèce en voie d’extinction. Jadis, on n’y voyait pas à deux mètres. Lucien fumait comme un pompier, Jacques était de gauche, l’homme d’un âge pas encore entre deux les écoutait disserter en silence. Seuls restent ce silence et des bruits de vaisselle qui s’énervent au fond de la cuisine.
Deux gamins au Café de la Presse
Haut les plumes. Le sheriff-corbeau a déteint sur le serveur taciturne. Pourtant, le journal dit – ça vaut de l’or, c’est encadré, même si le serveur ne peut plus encadrer personne – que Gottéron peut encore être champion. De toute façon, la presse ment, l’oligarchie nous manipule, on ne peut plus faire confiance à personne, pense le serveur. Une cancéreuse à voix rauque se plaint du prix des cigarettes : 7,60 au kiosque, tu te rends compte ? C’est du vol. Un bébé chien se cache sous une chaise, plus triste encore que le serveur. Un homme entre, noir. Il fait beau, paraît-il. Fermez les rideaux, s’il vous plaît, qu’on déprime en paix. Les rideaux aussi sont noirs, comme les chaises, comme le comptoir, comme le serveur qui est parti se pendre à la cuisine. Il est presque midi et personne ne veut de ses planchettes. La fumeuse sans cordes vocales préfère la purée de viande hachée. La planchette tchèque pourtant, à 34 francs, à peine cinq fois le prix d’un paquet de clopes, c’est fameux. Il n’en a jamais vendu, le serveur suicidaire. Les gens boivent. C’est tout. Ça se comprend. Dans un monde pareil, que faire d’autre ? Le chien est attaché. Personne ne fait attention à lui. On ne lui donne rien à boire. Ni à manger. Lui pourtant, il la mangerait bien, la planchette tchèque. Le serveur soudain s’improvise musicien. Il sourit presque. Se reprend vite. Regarde dans le vide. Pense assaisonner les planchettes tchèques à la cigüe grecque. De toute façon, il n’en vend jamais, des planchettes tchèques. On fait ce qu’on peut, mais pas des mieux, dit-il à la fumeuse qui s’en va bouffer chez elle sa purée de viande hachée. Voilà ce qu’il faudrait que je sois, de la purée de viande hachée, pense le serveur. Il retourne à la cuisine. Il était tchèque. Le voilà planchette. Caroline et Sébastien éclatent de rire.
Un homme mûr, toujours le même, au Cintra
Enfermés dans la boite noire comme des poissons dans un pétrolier naufragé, les gens dégustent café et vin blanc. C’est l’heure de l’entre-deux, celle du réveil pour les feignasses qui émergent à peine de leur grasse matinée, celle de l’apéro pour les revenants du marché. Qui sont les zombies ? Décor de cinéma muet, cosi – c’est ce qu’on dit quand est bien assis et qu’on ne sait pas quoi dire d’autre – calme, bouteilles en rangs serrés, Martini, Campari, Suze, trompette noire comme le décor, riante comme personne, parce que personne ne rit ici, par peur de réveiller les zombies. Cette charmante serveuse qui s’approche n’en serait-elle pas un ? Elle débarrasse la table d’à côté, puis soudain se jette sur l’homme. Non, elle essuie les verres au fond du café.
Les gens ne pleurent pas, ils parlent, pas trop fort, pour ne pas réveiller les morts. Cette boîte, c’est un corbillard. Les chevaux sont en retard. Ils nous emmèneront en cortège sur le Boulevard. L’enterrement est prévu à onze heures au Christ-Roi. Les gens sortent, terrorisés. La serveuse zombie leur dit au revoir et merci mais ils ne reviendront pas.
La trompette de Louis Armstrong soudain détend tout, les gens parlent plus fort, ils se demandent timidement s’il ne serait pas temps de rire un peu et de sortir les Néocolor pour éclairer de rose et de jaune ces murs trop noirs. Puis la voix se tait. Le verre de blanc est vide. Le café aussi. La serveuse charmante se jette sur l’homme mûr. Ce n’était pas un zombie, c’était un vampire. Elle lui suce trois francs cinquante.
Deux gamins au Café la Source
Sur le tableau noir nous sont proposés la caresse de Phèdre et les délices de Diogène, le poignard ou le tonneau, le suicide ou la misère. Prenons donc un café en laissant le soleil – que n’empêche de briller pas le moindre Alexandre – prodiguer à notre dos printanier une caresse moins violente que celle qui jadis était suppliée à Hippolyte. Nulle tragédie pourtant ne daigne survenir en ce calme jour où quelques nonchalants lisent La Liberté en s’ennuyant dans le calme d’une matinée ordinaire. Mais si on tend l’oreille, la tragédie n’est jamais loin. Elle se niche dans les conversations. On a appelé l’ambulance. Elle risque un AVC. Puis cela s’éloigne, on a juste un peu mal au genou, comme tout le monde, l’opération ne fait pas mal et après on remarche. On est En Marche, dit le journal. Il faut penser positif. Non, la France n’a pas fait un AVC. Non, Phèdre Le Pen n’a pas encore été élue. Non, Diogène Mélenchon n’empêchera pas Alexandre Macron le Jeune, nouveau Roi Soleil, de bâtir son empire. Il guérira la France, le président jupitérien, de toutes ses écrouelles, mais elle a mal au ménisque, la France, il faut qu’elle fasse du fitness, répond la conversation. Elle se retient de pleurer, la France, parce qu’avec un genou coincé, c’est plus difficile d’être en marche, elle pense, la France, mais elle ne déprime pas, la France, elle se ment à elle-même et elle se sent seule et elle hésite à commander chez Exit, pour éviter l’AVC, la caresse de Phèdre.
Un homme, le même, l’auteur, au 1291 (qui n’existe déjà plus)
Deux femmes aux cheveux corbeau parlent sorcières et contes de fées sous une poule en fer et une fourcheuse antique. Une fourcheuse ? Espèce de machine rouillée avec deux grosses roues et des fourches pour gratter la terre natale. Peut-être s’agit-il simplement d’une herse. L’homme, l’auteur, s’est trop éloigné de la culture paysanne, il en a oublié les mots et a écrit les morts à la place des mots. Tout, au 1291, pourtant au cœur de la ville, respire la terre, la terre après la pleue,
la boue ensemencée puis la poussière après les moissons et les bottes de paille qu’on chargeait sous les bouélées de l’oncle perché. Une cloche pend à un poutre, silencieuse, nostalgique d’une vache qu’elle aima jadis, une belle Fribourgeoise du temps où il y en avait encore, des Fribourgeoises, une avec des cornes qu’on menait au taureau et qu’on trayait à la main assis sur un tape-cul. Mon grand-père, me dis-je, aussi mélancolique que la cloche fêlée au gosier vigoureux, jadis avait été vacher, il a guidé son troupeau de Gumefens à Combes, puis de Combes à Grolley, puis de Grolley à Nierlet-les-Bois et de Nierlet-les-Bois à Montagny-la-Ville au temps béni où les vachers marchaient avec leurs vaches. On donnait un coup de bâton pour la forme et on ramassait les beuses avec une pelle. Aujourd’hui, tout le monde vit dans des bétaillères, alors on réinvente des bistrots anciens, on s’y proclame helvétique de A à Z et on y boit de la bière appenzelloise où, sur l’étiquette, on fauche à la faux et où on lie les gerbes de blé à la main. Bref, on fait comme si la terre n’avait pas été assassinée par nos bons maîtres les pesticidécideurs.

Deux gothiques se sont assis devant la fourcheuse. La poule les regarde d’un œil méfiant. Ils parlent suisse allemand. La poule est rassurée, comme sur le tableau d’Anker dans la cuisine chez grand-papa, l’autre grand-père, la face sombre, renfrognée, pince-sans-rire. Je le revois, Robert à l’Hayrou, appuyé sur sa canne, surveillant les allées et venues des tracteurs, le vieux Bührer à l’oncle Hubert, le Hürlimann et les deux Deutz, le petit et le gros.

Tout est suisse ici, nous assure-t-on, parce que tout y est paysan, sauf que les paysans, en Suisse comme partout, ne sont plus qu’une image de marque, une photo jaunie qu’on regarde la larme à l’œil un peu honteux d’avoir laissé crever une si riche culture. Les paysans, en Suisse, sont morts avec mes grands-pères. On les a forcés à devenir agriculteurs, puis laquais de la Migros. La cloche fêlée ne reverra jamais sa vache. Elle a sonné le glas de la campagne il y a déjà bien longtemps.
Deux gamins au tea-room de la boulangerie Bessa
Sagres en bouteille et barbus faussement éthiopiens, ouvriers portugais et retraités suisses à l’œil triste, voix de partout qui se chevauchent, qui se racontent une journée ordinaire pleine d’aventures qui s’envolent vers les plumeaux servant de lampes à ce carrefour coincé entre les montres Festina et le Marché Istanbul, souk ordonné et sans senteurs pour ne pas attrister plus encore l’œil des retraités suisses qui se sentent envahis, voilà la vie de tous les jours d’une ville en Suisse. La bijouterie solde ses babioles. Elle n’a pas pignon sur rue. Ni les ouvriers portugais ni les barbus blancs d’Afrique n’ont les moyens de s’acheter des rivières de diamants. D’ailleurs, ils préfèreraient s’acheter des rivières tout court pour y pêcher des truites et y tremper leurs pieds fatigués. Qui pense aux pieds des gens qui marchent dans les villes ? Quelques femmes à tête voilée entrent dans le faux souk. Pourquoi ne se voilent-elles pas plutôt les pieds ? Les pieds de femmes sont tellement plus érotiques que leurs cheveux, pense Sébastien penché sur Caroline. Cachez ce gros orteil que je ne saurais voir.
Les mêmes, l’homme et les gamins, au Rex
Les murs sont capitonnés comme dans les asiles de fous au cinéma. Tout semble dater d’un jadis imprécis et usé, d’une époque bénie où le septième art était roi. On se croirait dans un train mythologique, quelque Orient-Express reconfiguré, concaténé, à l’arrêt dans une gare autour de laquelle nulle ville ne fut construite sinon en carton-pâte pour un film avec Humphrey Bogart, Omar Sharif et Audrey Hepburn.
Derrière le vieux comptoir se mijote quelque drame. Une matrone latine explique à une novice asiatique l’art du capuccino. Les clients sont pénibles. Il faut éviter le trop de mousse et le pas assez. Le patron erre au hasard, cherche quoi faire, est traqué par des malfrats siciliens qui tout à l’heure surgiront du boulevard, l’enlèveront et demanderont en guise de rançon un capuccino sans trop de chocolat avec juste ce qu’il faut de mousse et de crème c’est ça encore une goutte de lait un grain de café arabica voilà votre capuccino messieurs.
Derrière le comptoir ne reste que l’Asiatique. Elle laisse entrer sans rien dire deux flics en civil, une femme à chapeau et un faux intellectuel, qui ne se doutent pas que deux tables plus loin trois brigands dégustent avec bonheur le plus parfait des capuccinos. Le patron est libre. La rançon dépassait les exigences des voyous qui ont bien sûr reconnu dans la seconde les keufs qui les observaient du coin de l’œil. Soudain, la sommelière japonaise bondit sur le comptoir, sort de son tablier un nun-cha-ku qu’elle agite dans tous les sens et se jette sur les malfrats qu’elle met hors d’état de nuire en deux prises de karaté à la Bruce Lee. Les deux enquêteurs prennent leurs jambes à leur cou. C’était Bonnie and Clyde déguisés en faux policiers pour préparer un braquage qui hélas n’aura jamais lieu. La matrone latine regarde son apprentie dans le blanc de ses yeux bridés. Allez me nettoyer tout ce cheni, mademoiselle. Quand je pense qu’ils n’ont même pas pu finir ce capuccino que j’avais préparé avec tant d’amour. Le patron serre sa grosse épouse dans ses bras musculeux et l’embrasse avec fougue durant douze minutes et trente-quatre secondes. La Japonaise en profite pour liquider les corps. Un client discret n’a rien perdu de la scène. Il tend une enveloppe à la fille. Et maintenant, il faut t’occuper de Caroline et Sébastien, lui dit-il, un revolver planqué sous Le Matin Dimanche.
Les mêmes au Monche (redevenu depuis MCM)
Drapeau du Québec et maillots dragon, déco glaciale. Des casquettes pendouillent sous les ordres d’un attrape-rêve couvert de poussière. Une voix trafiquée par bidouillage électronicien geint dans les boîtes noires qui causent aux casquettes. Puis c’est l’heure de la publicité, pour des matelas, parce qu’en effet, on a envie de retourner se coucher, à cause du froid. La dame du service – serveuse est un mot qui n’a d’intérêt que si la dame est mignonne – se tire un café. Elle soupire. Elle aimerait partir refaire sa vie dans le Grand Nord, quitter le gris de Pérolles, éteindre le gémissement de ce chanteur insupportable. Je rêverai de ton visage, râle-t-il, un visage de bûcheron, une barbe hirsute, une chemise à carreaux, un ours et un caribou comme ces ombres affichées au fond du bistrot, histoire de se rappeler qu’ailleurs, le monde est moins étriqué, plus libre, plus sauvage. La dame du service essuie les verres au fond du café, comme dans la chanson, c’est une manie chez les employés de la restauration. Un client s’en va. Il lui demande si tout va bien. Elle répond oui pour pas pleurer. Bientôt, les étudiants seront de retour : il y aura d’autres voix à se mettre dans les oreilles que ces miaulements de sensibles à tatouages. Son bûcheron québécois, lui, n’aura pas de tatouage, il sera velu, baraqué, rustre au grand cœur, dur à la tâche, passionné, amoureux de la nature, tendre et rude quand il la serrera fort entre ses pattes de grizzli. Il aura une voix grave et profonde comme la forêt boréale. Jamais il ne boira de café et il se demandera comment il est possible de supporter une aussi crouille équipe que Gottéron.
Deux gamins au Provençal
Le bolet sec, quand tu le fais frais, avec du beurre, des oignons, en 48, avant la guerre. Le vieux à casquette n’est pas historien, il est gastronome, champignonneur, chasseur de bons souvenirs. Le bar est neuf et il sent le vieux : chaises en plastique vertes et roses, coussins à framboises ou à papillons, il n’a rien d’Aix ni de Marseille, le bar, il a tout de Fribourg, le calme des discussions, le couple décrépit qui reste immobile, fatigué d’avoir fait les courses à Pérolles Centre, sortie hebdomadaire, succédané de vie sensuelle, temps perdu à vivre encore. Derrière, c’est l’agitation du boulevard la nuit, les feuilles piétinées, les silhouettes sombres qui filent ou qui flânent. Bientôt la neige, dit Laurence, encore en vacances. Automne tranquille, fin des venaisons, début d’une saison à café moulu et à oranges pelées, pépé se lève, reprend sa canne, trotte vers l’ennui. Mémé suit, fidèle épouse qui s’est toujours tue. Ce n’était pas un vilain homme, on aurait pu tomber pire. Nous dans cinquante ans ? Caroline regarde Sébastien avec tristesse. Petit à petit, le vide envahit les tables grises et les fleurs en plastique. Jean-Marc, t’as gagné ? Non. L’heure est venue où tout est irrémédiablement perdu. En 48, avant la guerre, non, après, les chanterelles avaient du goût. Aujourd’hui, des sons synthétiques ont remplacé, au loin, nulle part, les soirées familières au chaud de l’accordéon. Il fait pas bon devenir vieux. Tu ferais mieux d’aller au fond, faut pas se tromper de chemin, sinon t’arrives à la Sarine. Un gros type sort fumer sa clope sur Pérolles. Bientôt la neige ?
L’homme, ivre, sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard
Brassens aimait à voir de son balcon passer les cons :
Adonnons-nous, de cette terrasse, à la même jouissive occupation. Connes n°1 : une horde de jeunes filles. Cons n°2 : deux réfugiés. Connes n°3 : deux nanas qui font coucou à la conductrice d’une voiture. Con n°4 : un cycliste à casquette. Cons n°5 : deux poussettes à triplés. Con n°6 : un gras du bide. Conne n°7 : une vieille. Le problème avec les cons, c’est qu’ils passent trop vite, on n’a pas le temps de se faire une idée de la nature de leur connerie. Cette fille à lunette et à écouteurs par exemple (conne n°8), à première vue, n’a pas l’air si conne que ça. Pourtant, en grattant bien, c’est fou ce qu’elle est conne, mais elle est déjà ailleurs et tu peux aller te gratter pour voir si tu es aussi con qu’elle. Et cette pousseuse de tintébin (conne n°9), quelles pensées imbéciles peut-elle bien formuler dans sa tête de linotte ? Et ce vieux canneux à chapeau (con n°10), que cache-t-il comme pensées interdites sous son couvre-chef usé ? Et Sylvia ? Non, quand on connaît les gens, on n’ose pas trop les traiter de cons, et d’ailleurs Sylvia n’est pas conne, du moins pas tous les jours. Et ce type en grandes théories (con n°11), quelles conneries raconte-t-il à sa copine (conne n°12) ? Passent les cons et passent les saisons, passe le temps passé et les cons reviennent. Sur le boulevard coulent les cons pendant que sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard d’autres cons ne parviennent pas à se hisser à la hauteur du bon tonton Georges. Au fond, le seul endroit où l’on peut regarder les cons à n’en plus finir, c’est devant mon miroir (con n°13).
L’homme, fatigué, un dimanche après-midi, au Mirabeau
Les barbus ont payé. Ils sont partis. Le patron aussi. Je reste seul devant MCM Top où un rouquin quelconque chante des banalités au volant de sa voiture. Sur le boulevard désert, quelques passants passent. Ils n’ont que ça à faire, les passants, passer. Le patron inspecte les roues des voitures. Il n’a que ça à faire, le patron, inspecter les roues des voitures. Le vent se lève dans un sapin. Castle on the hill, chante le rouquin.
Le patron est rentré. Il s’ennuie à cent sous l’heure. Il n’a que ça à faire, le patron, s’ennuyer à cent sous l’heure. C’est tout ce qu’il aura jusqu’à quatorze heures, le café du seul client, même pas cent sous. Une blondinette à l’air anglais se laisse séduire par le rouquin à la voix enjôleuse. Il est sorti de sa voiture, il marche dans le brouillard, comme les rares passants qui passent, le rouquin, parce qu’un dimanche après-midi, il n’y a que ça à faire, sur Pérolles, marcher dans le brouillard. Tout le reste est fermé. Sur MCM Top, ce ne sont plus des rouquins, ni des blondinettes, ni des enjôleurs. Des noirs en leggings jaune et rose se dandinent. Ça sonne faux. Il fait gris. Seuls des blancs errent sur le boulevard. Deux vieux se smackent en douce. Rien n’y fait, ça ne déconne pas. Major Lazer danse dans le vide. Le café aussi est vide, comme le boulevard. Game over, dit la télé. Elle n’a que ça à dire la télé, game over.
Sur la ligne d’arrivée du Grand Chelem de Pérolles, au Cyclo, l’homme a lâché les deux gamins
On se croirait revenu au temps des vélos sans chimie, au temps où les forçats de la route pédalaient encore pour de vrai. Pourtant, ça cause foot, sans panache, sans les épopées de Louison Bobet et l’élégance d’Hugo Koblet.

Au loin, un charmant minois. En face, une main qui s’agite. Main d’homme ? Chignon. Donc main de femme. Le minois sourit, se pose sur sa propre main, semble sous le charme du chignon d’en face. Je m’échappe sur une route mal pavée dans l’enfer de Paris-Roubaix au temps de Raymond Poulidor, puis je gravis les sommets comme jadis Luis Ocana. Le joli minois ne m’a pas vu dans mes imaginaires exploits. Ses yeux noisette se perdent dans la contemplation d’un smartphone quand je n’ai pour noisette que cet expresso bientôt vide et ce sablé de chez Wernli. Soudain, le minois devient corps entier. Il marche vers moi d’un pas leste. La fille – car c’est bel(le) et bien une fille – s’engouffre dans les toilettes. Je la laisse s’échapper parce que je n’ai pas le coup de pédale de Fausto Coppi ni celui de Joop Zoetemelk – le suceur de roues – et je me sens hélas beaucoup moins cannibale qu’Eddy Merckx. Je me rapprocherais plutôt en l’occurrence de Bernard Hinault, le blaireau. Le minois ressort des toilettes, au sprint. Sans doute est-il dopée, comme Abdoujaparov sur les Champs. Je me souviens de sa chute. Je me souviens aussi de Pantani, d’Armstrong et d’Indurain, ces voleurs de rêve. Comme ces chaises dépareillées et cette serveuse maquillée au rouleau, le Cyclo sonne faux. Le joli minois semble soudain mélancolique, comme si le mythe s’était effondré, comme si de Jacques Anquetil ne restait que Chris Froome. D’autres noms soudain : Claudio Chiapucci, Tony Rominger, Pascal Richard. Le minois se ronge les ongles. Angoisse du coureur avant le contre-la-montre. Je n’ai rien de Fabian Cancellara, pas même le moteur dans le cadre. Je ne suis qu’un Laurent Fignon sans queue de cheval qui n’en finit pas de courir après Greg Lemond.
Puis ça se met à causer anglais et à beurrer des sandwichs. Le minois se caresse le visage. Jadis, les coureurs se recoiffaient avant l’arrivée. Dernière gorgée de café. Dopage artisanal. Lucien Van Impe, Jacky Durand, Bernard Thévenet, en chasse-patate. Laurent Jalabert hors-délai.
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