La ville se donne d’abord par son pourtour. Le centre, c’est le trou noir. L’interdit. Le pour-plus-tard. Une carrosserie. Polytype. Le local de répétition de la Landwehr.
Tous les vendredis à quinze heures. Quelques notes inscrites dans le carnet noir :

Pour commencer, une gamme chromatique. Attention à la régularité. Puis les suraigus. Elle se bouche les oreilles. C’est mauvais signe. Elle raconte : ses voisins lui ont dit d’aller jouer à la cave, tu peux tricher, enfonce un peu plus ton bec. Le son sort, criard. C’est déjà pas mal. On passe au duo, tu me fais un si ? Tire un petit peu. Un sol ? Tire encore. Ça va aller comme ça. Les traits techniques, il faut les travailler lentement et chaque jour tu accélères un petit peu. Tu penses : chaque jour, elle a bien dit chaque jour ? Tu penses aussi : le type de l’autoécole, il disait ça aussi, tu mets la première, tu accélères un tout tout petit peu, tu mets la deuxième, tu peux prendre – tu sens monter la tension en toi – tu peux prendre – non – tu peux prendre – d’abord le morceau, non ? – tu peux prendre – l’étude ? – tu peux prendre la Klosé, le double rond-point de Cormanon, salade de doigts, cervelle nouée, tu transpires, il faut tourner vers la semi-autoroute, prendre le si bémol en F1, accélérer un tout tout petit peu, tu secoues la main, tu lâches le volant, tu réessaies, tu te vautres, il y a un camion en face, il y avait un dièse. Tu recommences. Plus lentement. Sans la reprise. Pour la prochaine fois, tu augmentes le tempo. Tu peux – le poulailler sonne – noter l’ordre des priorités : d’abord le morceau, version concert, ensuite la Klosé, avec le métronome, l’étude et tout à la fin le duo, et n’oublie pas de tirer le frein à main en parquant.

Les machines tournent au ralenti dans la grande halle. Les humains leur tournent autour, désemparés. On a déjà dû virer les deux tiers de l’effectif. Récession. Délocalisation. On connaît la chanson. On peut pas se plaindre. On reste ouvert. Les machines tournent, au ralenti, mais elles tournent, et les humains, même désemparés, sont encore là, ils obéissent aux machines et ils les réparent. Sans eux – on leur dit ça pour les consoler – ce serait la gabegie, et puis à Polytype, ce qui nous sauve, c’est la formation, on forme des ouvriers qualifiés, à Polytype, des automaticiens, des… Combien ? 85 postes. Oui. Aujourd’hui même. 85 postes à la trappe. Sur 262. Restructuration. L’emballage plastique, c’est le passé. Il faut vous faire une raison. Oui, on sait que vous êtes qualifié. Automaticien. Oui, on sait que vous avez fait votre apprentissage ici. Oui, on sait, vingt-trois ans de maison. Mais voilà : conjoncture. Croyez-nous, ce n’est pas de gaîté de cœur que. Oui, on sait, pas un jour d’absence, un travailleur exemplaire, on vous en remercie, mais voyez-vous. Oui, on sait, ça ne nous fait pas plus plaisir à nous qu’à vous, mais voilà : désindustrialisation. Oui, on sait, mais voilà : franc fort. L’économie, monsieur, l’économie. Les gobelets yogourt, en Suisse, vous savez, c’est fini. On a tout fait pour. Mais. Je sais. Mais. Je sais bien que rien de ce que je pourrai vous dire. Mais. Au revoir. Je sais.

Des carrossiers, on en aura toujours besoin, au moins pour ça on est tranquille, si les types veulent toucher l’assurance, ils doivent passer par nous, alors à la moindre beugne, ils rappliquent. Les pires, c’est les pépettes en Porsche. À la moindre griffure, les voilà qui te sortent les mouchoirs et les violons, et qu’on peut plus sortir dans la rue sans se faire défoncer le pare-choque – et toi, tu te demandes si elles font pas exprès d’utiliser des expressions ambiguës, les pépettes en Porsche, rien que pour que leur bolide adoré passe en premier, alors que t’en as déjà douze bien plus amochées à retaper d’ici midi – on n’est plus en sécurité nulle part, n’est-ce pas mon bon monsieur, on ose à peine sortir de chez soi – et toi, tu te bouches le nez tellement ça cocotte et elles aussi à cause de la peinture et de l’huile et le mélange des deux c’est pire encre – c’est pas trop grave, j’espère, monsieur ? – un petit coup vite fait et elle sera comme neuf. Les pépettes sourient. Sous botox. Un petit coup vite fait. Parce qu’entendons-nous, les pépètes en Porsche, c’est pas des gamines, c’est plutôt de la cougar qui passe ses soirées au Sous-Sol, si vous voyez ce que je veux dire, alors, ni vu ni connu, un coup de pinceau pour t’en débarrasser, un petit coup vite fait, elle glousse, la pépette, et tu peux passer aux choses sérieuses, parce que tu as fait carrossier comme spécialité, pas chirurgie esthétique. Toi, ce qui te plaît, c’est quand elle est bien défoncée – et va pas y voir une quelconque cochonnerie, c’est de bagnole que je parle – et que par magie la revoilà identique au modèle d’origine, comme si de rien n’était, ça, ça tient du miracle, à chaque fois, t’en as le souffle coupé, des caisses qu’on avait l’impression qu’elles étaient bonnes pour la casse, tu passes une matinée dessus et on dirait qu’elles sortent du garage. C’est pas avec les bonnes femmes que tu peux arriver à un tel résultat. La preuve. Un bon carrossier, ça n’a qu’une passion, les voitures. Le reste, ça passe et ça casse. Une belle bagnole, ça dure.