Raconter Windig

On est bien emprunté pour parler des quartiers populaires, parce que le peuple, personne n’a jamais trop su quoi c’est. Tout le monde a hurlé je suis le peuple, sauf le peuple, qui la ferme et qui bosse, alors le peuple, le peuple des quartiers populaires, le peuple de Windig, le peuple des étrangers, on en a fait le réceptacle de tous nous fantasmes et de toutes nos peurs. L’histoire dégoûtante que je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire, l’histoire des bas-fonds, l’histoire insoutenable, l’histoire minable, l’histoire voyeuse de ces gamines dont on abuserait, pouvait-on la raconter ailleurs qu’à Windig ? Pouvait-on l’imaginer ailleurs que dans un parking souterrain sordide ? Pouvait-on dessiner la victime de ces immondices autrement que basanée ? Le peuple bigarré – expression de prospectus pour vanter le vivre-ensemble – le peuple insaisissable des quartiers populaires peut-il échapper à la caricature, au misérabilisme, à la leçon de morale ? Qui sont ces gens ? Comment y répondre d’ici – route d’Arsent, les beaux quartiers, Montagny-la-Ville, la campagne – à l’autre bout de l’échelle sociale renversée ?

Windig
La terrasse de l’auteur, Route d’Arsent
La nouvelle vue, Montagny-la-Ville

Windig, c’est en haut. Les bas-fonds, c’est le sommet. Même altitude que l’arbre de Torry. Pour écrire juste, il faudrait tendre un micro. Laisser parler les gens. On ne dit plus le peuple, on dit les gens. Ils disent les gens. Sarkozy dit les gens. Mélenchon dit les gens. Tout le monde dit les gens, mais les gens et le peuple, c’est kif-kif, c’est vague, c’est insipide, c’est statistique. Donc, tendre un micro. Mais il fait nuit et je reste confiné dans les beaux quartiers. J’ai peur. Peur de quoi ? Peur de Windig ? Peur du peuple ? Peur des gens ? Peur de mes propres fantasmes décadents ? Peur que finalement ça soit vrai, l’histoire des parkings ? Alors quoi ? Inventer une parole plus ordinaire ? Raconter les factures qu’on peine à payer à la fin du mois et les rappels et les poursuites ? Raconter la cuisine trop étroite, le frigo vide, la table bancale ? Mais raconter ces choses-là, ça pue la compassion, ça empeste le cliché bon marché et la louable intention de bien faire sans rien faire. Raconter des amours normales, peut-être, voilà ce qu’on pourrait essayer, transposer Caroline et Sébastien dans un bloc à Windig ? Peut-être simplement reprendre telle quelle la scène de la Vignettaz et la lire en imaginant qu’elle a lieu à Windig. Ou alors seulement changer les prénoms mais pour quoi faire ? Pour l’exotisme ? Pour l’érotisme ? Ajouter des mais dites donc pour faire petit nègre ? Non. Ne rien changer. Mais alors, Windig, ce serait quoi ? Un simple copier-coller de Vignettaz ? Pérolles en plus petit ? Des blocs, des blocs, des blocs, voilà ce que c’est, Windig.

Alors quoi ? Décrire ces blocs, la couleur des murs, les parasols sur les balcons, les paratonnerres, les halls d’entrée, les boîtes aux lettres, les buanderies ? Faire comme si les gens n’étaient pas là, coincés dans ces blocs ? Faire de l’urbanisme, de l’architecture, du génie civil ? Enfermer Windig dans une boule et y laisser tomber la neige ? Non. Écrire la ville, c’est écrire les gens. Mélenchon a raison. Et Sarkozy aussi. Tout le monde a raison. Alors quoi ? Jouer au journaliste ? Sonner aux portes ? Recueillir des témoignages ? Ou alors inventer, fantasmer, mais se contrôler, éviter de tomber dans ses vieux travers malsains, voilà peut-être la voie à suivre.

Appelons-la Lisa – ou Aïcha ou Elza ou Pétronille – gardons Lisa, c’est un nom passe-partout, il n’est pas encore l’heure de la cataloguer. Elle habite au quatrième droite. Route de Schiffenen. Un immeuble aux façades orangées, comme des briques, mais en faux. La vue ? Beaucoup d’arbres. Un parking, d’accord, on a déjà parlé des parkings, mais beaucoup d’arbres surtout, parce la route de Schiffenen, c’est déjà presque la campagne. Et la forêt.

Lisa parfois descend jusqu’au bord de l’eau. Parce qu’à Windig, on a un lac, pas une gouille comme à Pérolles, un vrai lac, le lac de Schiffenen, c’est à Windig, ce lac, mais il faut descendre par la forêt, parce qu’à Windig, on a une forêt, une vraie forêt avec des arbres. Lisa, quand elle en a marre de la vue sur le parking, se retrouve en moins de cinq minutes en pleine forêt et elle descend jusqu’au lac. Il y a une petite place de pique-nique, une table, une fontaine, un foyer, c’est joli.

Voilà. C’est tout simple. Et il n’y a jamais personne. L’été, Lisa trempe ses pieds dans le lac et elle regarde passer les trains sur le pont de Grandfey. C’est joli. C’est Windig. Oui, ça aussi, c’est Windig. Quand on descend, à Windig, il y a autre chose que des parkings où il se passe ce que vous croyez qu’il se passe. Sur la place de pique-nique au bord du lac, il ne se passe rien, et c’est cela que Lisa – ou Elza ou Pétronille ou Aïcha – aime y trouver, rien, juste l’eau froide sur les pieds, rien, mais ça fait du bien. Mais il lui faudrait une aventure, à Lisa, un type qui passe par là, un randonneur, un riche qui la kidnaperait, un fou qui tomberait amoureux d’elle au premier coup d’œil, un prince charmant. Mais à Windig, le problème, c’est il n’y a pas d’aventures. Windig, c’est une cité-dortoir. On y rêve plus qu’on y vit. L’histoire de Lisa – celle de Pétronille, celle d’Aïcha, celle d’Elza – risque fort de s’arrêter là, les pieds dans l’eau, la tête dans les nuages et les nuages dans l’eau.

Mais sur les parkings de Windig, les voitures parfois racontent des histoires.

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