Têtes de Pérolles à leurs pieds

Dix ans plus tard, tout Pérolles est à leurs pieds. Il est fier de tenir à son bras une femme si belle et si cool. Elle est heureuse que ce ne soit pas seulement elle qu’on regarde comme une extraterrestre. Deux carrières brillantes, lui banquier, elle professeure d’université : ils tiennent les deux bouts du boulevard, lui la banque cantonale, elle la faculté des sciences, lui en costume trois pièces confortablement assis dans son immense bureau avec vue sur la gare, elle en blouse blanche penchée sur des petites bêtes, elle debout devant des appareils ultra couteux, lui fondé de pouvoir, elle docteure en biologie, lui le ventre qui pousse, elle le ventre plat, elle toujours belle à crever, pas d’enfant, ils se suffisent à eux-mêmes, ils se disent qu’ils sont restés de grands enfants, ils se souviennent de la nuit sur le rond-point et ils en rigolent, lui en enjolivant l’histoire devant ses collègues, elle se la remémorant quand elle s’ennuie devant ses pipettes.

Entre eux : le boulevard. Pharmacie Thiémard : le jeune a succédé au vieux. Même tête. Même envie de le secouer quand il patauge dans sa boutique. Le Cintra : des murs noirs, l’impression de boire un café – noir – dans un corbillard. Le Rex : il faut dire Cinemotion. Sur les affiches : Alad’2, avec Jamel Debbouze et Kev Adams, un film de Lionel Steketee ;

Le Grand Bain, avec Virginie Efira, Mathieu Amalric, Benoît Poelvoorde et plein de gros types flasques en maillot de bain ;

Johnny English contre-attaque, son permis renouvelé, son intelligence limitée ;

Un aller et retour pour Nova Friburgo, un film de Jean-Théo Aeby, une histoire étonnante !

Mike Wong, fast-food asiatique : des machins ronds qui vibrent sur des tables rondes quand le canard laqué est prêt, des portions d’avale-royaume, quelques rares tentatives pour apprivoiser les baguettes. Fromages Sciboz & Fils SA : vacherin d’Alpage, gruyère mi-salé, tomme au cumin, sérac, un petit homme rougeot, tête de moine AOP, sa femme potue, Bleuchâtel des Ponts-de-Martel.

… et bien d’autres variétés encore.
Qu’as-tu donc dans ton panier ? Fromagerie Sciboz ou fromagerie Morel ?

Terrasse de la Brasserie du Boulevard : des types qui boivent des bières en regardant passer les culs ; d’autres types qui regardent passer les culs en buvant des bières ; à midi, du boudin avec des cornettes et de la purée de pommes. Imprimerie Saint-Paul : La Liberté, la Pravda de Pérolles, les dépêches qui tombent avec à la Une la moustache de Jean-François Steiert et dans les bureaux Alex inspiré et Jean-Pierre Ammann pas.

La bénichon selon Alex

Regina Mundi : des étudiants qui baillent et des cuistots qui se mouchent dans la soupe. L’Église du Christ-Roi : sa place en hémicycle qui se prend pour Saint-Pierre de Rome mais dedans Michel-Ange broie du noir. Kebab chez mon arrière-petit-neveu : un monstre morceau de barbaque qui pendouille, avec tout. Kebab chez ma demi-belle-sœur : un monstre morceau de barbaque qui rependouille, sans oignon s’il vous plaît, mais avec sauce piquante. Kebab chez ma grande-maîtresse-professionnelle : un monstre morceau de barbaque qui enfourche la patronne affolée. Kebab chez nous : dürüm moutarde de bénichon, avec tout, cuquettes, pains d’anis, beignets, bricelets, meringue crème double, grappes de raisin entières, jambon de la borne, fanfioules, pommes de terre à l’eau, pommes de terre purée, pommes de terre frites, pommes de terre en robe de chambre, pommes de terre crues, pommes de pin, pommes d’Api, pommes d’Adam, pommes d’arrosoir, pommes de douche, la pomme dans tous ses états et gigot d’agneau, langue de bœuf, soupe aux choux, saucisson, salade verte, poires à botzi, poires williams, poires de lampe, chez nous on ne se fout pas de votre poire.

Virginie Efira se croyait belle, mais c’était avant qu’elle la voit, elle, marcher par-dessus sa tête vers lui.

Il faudrait – songe-t-il – il faudrait – songe-t-elle – un fil tendu entre nous : nous y jouerions les funambules par-dessus le boulevard et les toutes les têtes, la tête du pharmacien Thiémard, la tête du fromager Sciboz, la tête de Jean-Pierre Ammann, la tête de mon arrière-arrière-nièce, la tête de mon semi-grand-cousin, la tête de Jamel Debbouze, la tête de Virginie Efira, toutes les têtes, les têtes couronnées sous la torture des dentistes, les têtes de nœud, les têtes à claque, les têtes dans le cul, les parle-à-mon-cul-ma-tête-est-malade, les têtes de veau vinaigrette, les têtes marbrées, les tète-encore-sa-mère, les tétons-qui-pointent, les têtes à noce, les têtes en l’air, brefs toutes les têtes de tout Pérolles se chopperaient le même torticolis si elles les regarderaient marcher lui vers elle elle vers lui au-dessus de leurs médiocres petites vies de loosers.

La tête fière de Pierrot Ayer se fit modestes quand elle les vit se rejoindre au-dessus du Pérolles.

Têtes fières de tout Pérolles, tête fière de Pierrot Ayer qui rachète le Rock Café pour transformer ce qui fut jadis un boui-boui infâme en temple de la gastronomie, têtes fières de tout Pérolles, têtes pleines d’universitaires surdoués, têtes fières de tout Pérolles battant le pavé droit dans vos bottes et vos cagoules, nobles tête de Pérolles vitrine du Fribourg qui gagne, Pérolles d’un bout à l’autre illuminé, car c’est à Pérolles qu’on sort, c’est au Cyclo, c’est à l’Imprévu, c’est plein de bistrots, Pérolles, plein de boîtes, oui, de boîtes, parce qu’il y a des boîtes à Fribourg, des boîtes à Pérolles, des vraies boîtes comme le Mythic Club, parce que les têtes de Pérolles sont fières et parce qu’elles sont mythiques et que les corps de Pérolles sont les plus beaux de toute la ville, des corps de rêve parce que Pérolles est un rêve éveillé et les fières têtes et les fiers corps de tout Pérolles marchent à grands pas sur le Boulevard, parce qu’il n’y a que Pérolles comme Boulevard à Fribourg et derrière le boulevard, sur Pérolles, parce que Pérolles, c’est le plus grand quartier de Fribourg, il y a le Centre Fries

et il y a la Clinique Générale ou Sainte-Anne, la clinique à deux noms parce qu’un seul nom sur Pérolles c’est trop peu, car Pérolles, c’est sans fin, on marche tout droit le jour et la nuit on marche encore tout droit et on dépasse Saint-Paul et on dépasse les briques majestueuses de l’Ecole d’Inge et on dépasse la station-service du bout de Pérolles et on dépasse Pérolles même mais on est toujours à Pérolles, on est sur le pont de Pérolles et on a de tout sur Pérolles, on a le CO de Pérolles, on a  Chocolat Villars – tout Pérolles nappé de son parfum – on a l’école-club Migros sur Pérolles, le Groupe E, le Musée d’Histoire naturelle avec les poussins, la baleine qui gémit, les aigles et les marmottes, on a le jardin botanique, on a les Pompes Funèbres Murith, on a des kebabs par centaines et par milliers et par milliards, on avait le cinéma porno le Studio et on avait le Christ du Corcovado sur la place du Domino

– on les a enlevés tous les deux, étrange coïncidence – on a tout sur Pérolles, on a la pisciculture tout au fond et on a même – c’est ici que tout a commencé – le Collège Sainte-Croix, qui lui aussi veut faire peau neuve.

Le préau et les courts de tennis (et quelques dizaines de balles jaunes dans la forêt), voilà des restes du Collège Sainte-Croix en travaux.

3 commentaires sur « Têtes de Pérolles à leurs pieds »

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