L’arbre de Torry (2)

Tord hideux, ils ont tronçonné le tilleul de Torry, le tilleul tordu de Torry – c’est terrible – est mort, c’était un tilleul foudroyé, un vieux tilleul solitaire, un sage tilleul qui ne demandait qu’à vieillir en paix. On l’a remplacé par un tilleul enfant qui lui aussi sera remplacé puis remplacé et remplacé encore, le tilleul de Torry ayant été couronné roi de Torry, le tilleul de Torry ne mourant pas tant que Torry sera Torry, vive le roi de Torry, puis viendra l’heure où Torry mourra et avec la mort de Torry mourra aussi le tilleul de Torry.

Une jolie promenade avec Mary et les larmes qui coulèrent quand l’arbre fut assassiné sont déjà sèches.

Nous y avions laissé Mary Poppins, parce que seule Mary Poppins est immortelle, parce qu’elle seule hantera Torry quand Torry ne sera plus Torry, parce qu’elle seule se souviendra du tilleul de Torry quand il n’y aura plus ni tilleul ni Torry. Voilà ce que racontera Mary Poppins à qui voudra bien l’entendre. Elle racontera – elle n’inventera qu’à moitié – la première entaille du nouveau tilleul de Torry, la première cicatrice aussi, le moment précis où le nouveau tilleul de Torry est redevenu le vrai tilleul de Torry. Écoutons donc avec recueillement notre nounou de paradis broder sur le vide une histoire jolie.

Elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien et tous deux s’étaient assis sur le petit banc.

Pour la suite de l’histoire jolie, on connaît la chanson.

Le petit banc, c’était l’arbre d’avant l’arbre d’avant, qui était resté le petit banc de Torry malgré la mort du tilleul et malgré la mort de Torry. Mary Poppins s’était levée, elle avait dit regardez-les et nous les avions regardés : elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien, est-ce que vous les reconnaissez ? Caroline était belle, Mary Poppins n’en a pas dit plus, Caroline était belle et Sébastien aimait Caroline, vous l’avez deviné, et leur histoire, comment a-t-elle commencé ? Comme vous voulez. Elle a commencé comme cela fut maintes fois raconté, voilà ce qu’a dit Mary Poppins, elle a commencé dans chaque quartier à sa façon, parce que Caroline et Sébastien ne sont dans ce roman que des fantômes, des fantasmes, des illusions bienveillantes que l’auteur a inventées pour se mettre du baume au cœur. Chaque quartier a ses traditions, chaque quartier veut que Caroline et Sébastien soient à eux, mais Caroline et Sébastien, quand il n’y aura plus de quartiers, Mary Poppins prétend que c’est ici qu’on les verra, sous le tilleul de Torry, les soirs de pleine lune et les belles nuits d’été, et elle raconte aussi, Mary Poppins, que Caroline et Sébastien sont assis sur ce banc et que c’est comme au cinéma, vous savez, le baiser.

Nous avons déjà raconté l’histoire de la belle et du clochard.

Mary Poppins en a les yeux tout rouges. Il n’y a plus de toits à Fribourg, il n’y a plus de cheminées, il n’y a plus de ramoneurs, il n’y a plus que Caroline et Sébastien et il faudrait que ce roman s’achève ainsi mais elle sait, Mary Poppins, que dans la vraie vie – elle a entendu parler de la vraie vie une fois, il y a longtemps, Mary Poppins – ça ne se termine pas toujours comme ça et que la ville ça ne finit jamais, et la ville n’a pas vraiment disparu, c’est seulement parce qu’on est ici, assis sur le petit banc du tilleul de Torry, qu’on a cette idée bête que la ville a disparu, à cause des champs tout autour, de l’amour naissant, des corneilles et de l’antenne solitaire dressée au sommet de la colline.

Mais l’antenne, c’est la ville, c’est la 5G, ce sont des têtes engouffrées dans des rectangles, des silhouettes déambulant sur des trottoirs, des bus TPF et des voitures qui klaxonnent. Caroline a cessé d’embrasser Sébastien, elle note sur son carnet les marques et les numéros de plaque. Sébastien, déçu, se demande s’il n’aurait pas mieux fait de séduire Mary Poppins, parce que Mary Poppins aussi, elle est belle, aussi belle que Caroline, immortellement belle, elle est, Mary Poppins, se dit Sébastien, alors que Caroline va vieillir, qu’elle deviendra comme le vieux tilleul de Torry, Caroline, rabougrie, et qu’un jour un bûcheron arrivera avec sa grande hache, parce que la vraie vie, il le sait, Sébastien, ce n’est pas comme dans les contes et les dessins animés. Les soirs de pleine lune, Sébastien se transforme en loup-garou et il dévaste tout Torry. C’est pour ça qu’il n’y a plus de Torry, c’est à cause de Sébastien et de Mary Poppins, parce que si Sébastien ne s’était pas transformé en loup-garou, Mary Poppins aurait pu aimer Sébastien, mais Mary Poppins est jalouse de Caroline, parce qu’elle aussi elle connaît les dessins animés et contes de fées, parce qu’elle aussi elle a un miroir un beau miroir mais revenons à la triste réalité, bien sûr que Sébastien n’est pas un loup-garou, bien sûr que Mary Poppins n’existe pas pour de vrai, bien sûr que Caroline et Sébastien sont assis sur le petit banc du tilleul de Torry, le nouveau tilleul de Torry, le jeune tilleul, celui sur lequel ils viennent tout juste de graver dans un cœur leurs initiales, un petit s assis dans un grand C comme sont assis Caroline et Sébastien sur le petit banc du tilleul de Torry, mais leur baiser, ce n’est pas la fin du film, ce n’est pas le début du roman non plus, leur baiser, c’est un baiser de routine, parce qu’il y a si longtemps que Caroline et Sébastien hantent ce récit qu’on ne saurait faire croire au lecteur que tout ceci ne fait à chaque fois que commencer, Caroline et Sébastien sont un leitmotiv, la touche romantique sans laquelle la ville ne saurait prendre vie.

Et puisque nous nous sentons l’âme mièvre, voici un autre baiser, volé dans une autre vie.

Après ce baiser – non, se dit Sébastien, avec Caroline, il n’y a jamais de baiser de routine – les deux amoureux se sont levés et ils sont repartis vers le quartier de Torry, laissant seul le tilleul pleurer les entailles qu’ils lui avaient faites. Un arbre, ça ne devrait pas tant s’approcher des villes et des humains.

Un arbre dans la ville n’est jamais tout à fait à sa place, même avec Le Forestier.

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