Adolescents de la Vignettaz

École primaire de la Vignettaz. En travaux. Des barricades. Des recoins. La nuit tombe. Une meute d’ados joue les durs. Ils boivent du coca, ils mâchent des chiclettes, ils bombent le torse. Parfois ils courent. Tous. Dans tous les sens. D’autres fois, c’est un seul qui court et une seule qui court avec. Il lui a piqué son sac à main. Elle crie. Un cri qui rigole. Elle lui court après. C’était voulu. Elle le rattrape. On est vite essoufflé quand on a quatorze ans. Elle essaie de lui arracher le sac des mains. Elle crie. Il tient bon. Elle s’agrippe à son poignet. Il ne lâche rien. Elle tire son pull. Il l’attire à lui. Elle dit non. Il la serre plus fort. Elle s’extirpe de son étreinte, lui dit qu’il est bête, récupère le sac qu’il a laissé tomber. Il sourit. Elle se dit que vraiment il est trop bête. Il éclate de rire. C’est vraiment trop un bouffon. Il a quelque chose dans la main. Il rit toujours plus fort, toujours plus bête. Elle est obligée de s’approcher encore de lui. Une boîte de tampax, voilà ce qu’il a dans la main, ce puceau. Elle le regarde avec dégoût et elle fouille dans son sac. Ça va, les capotes sont toujours là.

École primaire de la Vignettaz. Nuit noire. Il a dit derrière la grille on sera plus tranquille. Elle est seule. Elle a peur que des gens la voient. C’est écrit interdit. C’est peut-être dangereux. Il y a des fenêtres allumées. Quelqu’un. Une femme. Elle sent bon la cannelle. Elle a l’air pressée et ne la remarque pas. Ouf. Elle rentre son ventre pour passer entre le mur et la grille. Ça passe juste. Voilà : elle est dedans. C’est tout noir. Il y a des machines de chantier. Éteintes bien sûr, mais ça fout la trouille, et il y a des gros cailloux, et un bâtiment à l’abandon. C’est tout noir. Elle a peur. Pourquoi est-ce qu’elle fait ça ? Elle fouille son sac à main. Elles sont toujours là. Ouf. Pourquoi elle lui a dit oui ? Elle regarde le ciel, elle cherche la lune, elle se dit qu’avec la pleine lune, ça sera romantique, mais elle ne trouve pas la lune. Il y a des étoiles. Un peu. Mais ces machines, ces cailloux, ce bâtiment qui croule, ça ne lui dit rien. Peut-être que ce serait mieux de. Salut. Salut. C’est lui. Il lui roule une pelle. Qu’est-ce qu’il embrasse bien ! Un mec de dix-huit ans, c’est normal, c’est pas un puceau comme l’autre con avec son tampax. Elle ne lui a pas dit que. Il croit sûrement que. À quatorze ans, on a toutes. Enfin, les copines disent que. Et elle fait plus que son âge. C’est les seins qui font ça. Chez certaines, ça pousse plus vite. Et lui, il croit qu’elle a. Elle a dit quoi, seize ? Alors il ne perd pas de temps. Attends. La capote. Y’a pas de risque. Tu parles ! Allez, s’il te plait ! Bon, d’accord. Elle se recoiffe, baisse sa culotte, elle a froid. Il est prêt. Elle se mord les lèvres. Ça brûle. Heureusement qu’il fait nuit. Ça brûle vraiment. Il accélère. Elle est coincée contre la grille. Ça brûle trop. Son corps contre elle, c’est lourd. Il la pousse vers le mur. Ça brûle trop, arrête ! À genou, j’arrive ! Quoi j’arrive ? Mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Elle obéit. Il referme sa braguette. Y’a vraiment des putes. Il part. Attends ! Je t’aime. Elle est toute seule Elle s’essuie les yeux. La lune vient d’apparaître. Il y a une machine de chantier qui la regarde. Elle a l’air de dire : ma pauvre, tes nichons auraient mieux fait de pousser moins vite. Au moins, il a mis une capote, au début.

École primaire de la Vignettaz. Silence. Ciel dégagé. Personne. Pleine lune. Des machines de chantier à l’arrêt. Bâtiment vide. Tags. Fuck. Des bites. Un trou creusé, une tranchée. Des tuyaux. Des pierres. Sur la grille : chantier interdit. Silence. De l’herbe qui pousse à travers le béton. Une racine. Contre le mur : des pelles, un balai, des bidons en plastique alignés. Un râteau. Une lumière blafarde, changeante, tantôt sur un outil, tantôt sur l’autre. Un ouvrier a oublié sa veste. Un autre sa casquette. La lune balaie les machines de chantier. Une pelleteuse Liebherr R936 B. Un tracteur Bührer 6135. D’autres monstres de fer. Une boîte de tampax.

Voici une petite idée des travaux réalisés à l’école de la Vignettaz.

École primaire de la Vignettaz. Six heures trente. Franco, toujours le premier. Il aime ce moment avant le travail, tout seul. Le jour va se lever. Il sera là pour le regarder. Les autres seront dans leur voiture. Ou bien en train de se raser. Franco a laissé pousser la barbe. Comme ça, le matin, pas besoin de se raser. Il a son appartement à Monséjour, tout près. Il vient à pied. Comme ça, pas de stress. Il aime regarder le chantier quand il ne se passe rien. Comme ça, on voit le boulot qu’on a déjà fait. Là, pour le moment, c’est le boxon. On a creusé. C’est tout. Il y a des cailloux partout. Il va falloir les enlever. Franco s’occupe de la pelleteuse, enfin pas une pelleteuse, une pelle mécanique hydraulique, il faut être précis. Une belle bête. C’est quand même beau, un chantier, quand on n’est pas en train de bosser dessus et que c’est bien propre, bien ordré, bien aligné, y’a qu’à cette heure que c’est comme ça nickel, pas un débris qui traîne, pas un… Qu’est-ce que… C’est quoi, ça ? Franco court voir. Une boîte de. C’est quoi, ça ? Des. Et à côté une. Merde, une carte. Une carte d’identité. Merde, une carte d’identité. Melinda Fer. Fer quoi ? On n’arrive pas à tout lire, il y a quelque chose dessus. Qu’est-ce c’est que ça ? Franco ramasse la carte. Melinda Fernandez. Il a le doigt tout gluant. C’est quoi, ça ? C’est du. Pas possible. Qu’est-ce qui se passe par ici la nuit ? Et là, sur le sol, c’est. Du sang ? Franco n’aime pas ça. Ça et pis du sang, ça sent pas bon. Si on creuse, peut-être qu’on va trouver un. Non. Mais il y a du sang quand même. Bon, du sang, ça peut arriver. Melinda Fernandez. La date de naissance, c’est. Ça fait. Putain. Une gamine. Quel est le salaud qui.

– Eh, Franco ! Qu’est-ce qui se passe ? – Regarde, chef. – Elle fait plus. Pas étonnant qu’elle se fasse tringler en cachette. T’as vu comme elle… – Ta gueule ! – Comment ça, ta gueule ? Tu veux quoi ? lui faire la morale ? lui expliquer que le bon Dieu il a dit pas avant le mariage et que c’est pas bien de faire des choses pareilles ? Notre boulot, c’est de creuser, pas de remettre les petites filles égarées sur le droit chemin, Franco. Alors, maintenant, tu emmodes ton engin et tu creuses, capito ? – Il faut quand même qu’on lui rende sa carte d’identité, non ? – Y’a une adresse sur ces trucs ? – Non. C’est juste écrit : Origine Fribourg. – Normal. Fernandez. Tu crois que c’est suisse à la base Fernandez, Franco ? T’es originaire d’où, toi ? – Piémont. – C’est écrit ça sur ta carte d’identité ? Franco sort son porte-monnaie. Origine : Fribourg. Naturalisé. – Il doit pourtant bien avoir un moyen de… – T’inquiète, Franco, elle viendra toute seule comme une grande. Tu crois vraiment qu’elle va aller dire à ses parents qu’elle est venue ici la nuit passée et qu’elle s’est fait taguenatser par un mec sûrement deux fois plus vieux qu’elle ? – D’accord, chef, je garde la carte et si jamais elle vient, je… – C’est ça, tu… Maintenant, au boulot, et que ça saute !

École primaire de la Vignettaz. Midi et demie. Franco est resté, des fois que… Il a pris un sandwich. Ça suffit, c’est pas la faim qui le ronge. Il est assis contre la grille, à l’endroit où… Pas terrible, ce sandwich. Pourquoi ils mettent toujours des immenses concombres dedans ? Salami, il avait acheté un sandwich salami, pas un sandwich concombre-vinaigre, ça l’énerve, ça, cette manie de mettre des concombres géants partout, tu sens plus que ça, le vieux bocal de concombres transgéniques qui baignent dans le vinaigre, il avait dit salami, pas vinaigre-concombre, c’est quand même un monde ça, le salami c’est du salami un point c’est tout, c’est pas bien compliqué de… – Pardon monsieur, je voudrais savoir si… – Melinda ? – On se connaît ? – Pardon, mais j’ai trouvé ta, enfin votre, carte d’identité, et avec la photo, je vous ai, enfin, vous êtes jolie comme sur la photo, voilà, ça va, Melinda ? – Et elle est où, ma carte ? – Elle est, attendez, elle est dans ma veste, sur la machine, je vais la chercher, vous êtes sûre que ça va, Melinda ? – Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Donnez-moi ma carte. – Il vous a pas fait mal au moins ? – De quoi je me … Elle s’était arrêtée net de parler. – C’était la première fois ? – Foutez-moi la paix ! – Pardon, la carte. Il se lève. Va vers la pelleteuse. Prends la carte dans la veste. Revient.

Ecole primaire de la Vignettaz. Dix-huit heures trente. C’est bon. Tout est en ordre. On peut y aller. C’est pas trop tôt. Oui. Comment ça, oui ? Oui pour les deux questions. D’où ça vient, cette voix ? Oui, c’était la première fois et oui, ça a fait mal. De l’autre côté du mur, ça vient de l’autre côté du mur. Je pensais pas que ce serait comme ça. Il contourna le mur. Rien. Je l’aimais. Les poubelles. Ça vient des poubelles du bloc à côté. Je croyais qu’il m’aimait aussi. C’est bien ça, du local des poubelles. C’est normal que ça fasse mal ? Qu’est-ce qu’il en sait, lui ? Franco, est-ce que c’est normal que ça fasse mal ? Ça dépend. Et que ça brûle, c’est normal aussi ? Qu’est-ce qu’il en sait, Franco, si ça brûle ? Je sais pas, je crois pas. Et à la fin, ça se passe comment ? Comment ça, à la fin ? Quand c’est fini, il se passe quoi ? Est-ce que je sais, moi ? Quand c’est fini, c’est fini, pourquoi ? Non, rien, désolé de vous avoir dérangé, monsieur, je vais y aller, merci pour la carte.

En leur for intérieur

Afin de donner vie aux personnages qui apparaissent et qui apparaitront au fur et à mesure de ces déambulations fribourgeoises, voici leur portrait en creux selon la méthode de Bernard-Marie Koltès, objet d’une proposition d’écriture de François Bon dans son atelier « vies, visages, situations, personnages ».

Caroline

Lisse et blanche, l’œil fendu de vert, des rougeurs soudaines, une peau de porcelaine dont on devine l’extrême fragilité. La toucher, ce serait la briser. En son for intérieur : si ce plafond se déchirait, ce ne serait pas le ciel, ce serait l’océan.

Elle plonge la tasse dans l’eau bouillante, puis l’assiette, puis la cuillère. Elle n’a pas mis de gants et elle s’arrête pour observer ses mains fripées, puis elle prend le linge, essuie la cuillère, puis l’assiette, puis la tasse. Dans le buffet, il y a deux tasses. Elle utilise toujours la même.

Ce serait une main aux doigts puissants, une main qui serait un peu empruntée pour saisir l’anse, une main qui à la première poignée ferait un peu mal, me voilà à rêver d’une main, mais toi, au bout de cette main, toi le propriétaire de la seconde tasse, pourquoi es-tu si flou quand je te regarde ?

Sébastien

Un carré de papier rugueux, papier de verre, deux trous pour les yeux, noirs, hérissée brune une crinière hirsute et ce carré qui ne peut s’empêcher de bouger, de bondir, de tourner, de se chiffonner, d’attendre du soleil un embrasement. En son for intérieur : la route se déplie à l’infini, elle zigzague entre les champs de coquelicots et les peupliers, c’est une belle route sans cicatrice.

Il a posé le sac à dos par terre. Il tente de comprendre la carte : vous êtes ici. Il sait. Il essaie de se mettre en tête l’itinéraire. De tous les côtés, des passants le bousculent. Il reprend le sac, en sort une barre chocolatée, la grignote lentement en reprenant sa marche.

Si je prends par le passage sous voie, au rond-point, il faut passer le pont puis prendre à gauche et continuer tout droit un bon moment, je crois que je vais m’en sortir, le truc, c’est les fitness, là c’est premier, au second je suis arrivé chez elle.

Melinda

Blancheur candide des joues qui à petit feu se creusent, oeil fermé, trouble, une larme lente descend. En son for intérieur : un chaton tout mignon sur qui il pleut jour et nuit. Il s’ébroue. Qu’est-ce que c’est joli !

Elle est couchée sur son lit. Elle a peur. Elle croise et elle décroise les jambes, puis elle se lève, elle est debout devant le miroir, toute nue. Elle ne bouge pas pendant quelques secondes, puis elle retourne se coucher sur le lit. Elle a enfilé une culotte pour lui répondre.

Est-ce que ce sera comme ils disent ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’après t’es plus la même, que tu es transformée pour toujours, que te voilà adulte, comme ça d’un coup, t’étais une gamine t’es une femme. Ils disent aussi que ça rend très heureuse. Ou très malheureuse. Je lui dis que non finalement je peux pas ?

Franco

Des bosses, des béances, des dents en vrac, des poils partouts, poils gris sur le cailloux, poils de barbe avec des reste de noir, deux trous profonds en guise de regard. En son for intérieur : une belle villa avec murs de brique rouge, jardin potager, chaise longue pour l’été.

La manette dans la paume, voilà que la pelle tournoie puis elle s’abat sur le sol, elle le frappe, elle le ronge, elle s’acharne sur la poussière qui entre dans la cabine et sur venge sur ton cou qui gratte et dans tes vieilles godasses.

Il faut surtout éviter les canalisations, tout est question de dosage, des fois tu roilles des fois tu fais l’archéologue, petit pinceau, chatouiller pour pas faire mal, parce que creuser, on croit que c’est facile, qu’il suffit de faire un trou, mais creuser, c’est un tout art, moi je dis, tout un art.

Isabella

Grimée gris et l’oeil jadis pétillait, chiffon froissé de rides avec restes de délicatesse aux pommettes et dans l’ombre des cheveux. En son for intérieur : le vrai soleil du Sud de l’autre côté de la barrière, des enfants sur une balançoire le visage plein de terre.

Elle plonge les tasses dans l’eau bouillante, les deux tasses, elle frotte, elle soupire, il n’y a que deux tasses, elle les range dans le buffet, elle soupire une fois de plus, les assiettes aussi, il n’y en a que deux.

Bien sûr que c’était bien à l’époque, bien sûr que c’était bien mais voilà, on avait beau enfin tu vois quoi, c’était bien, ça faisait des papillons dans le ventre, comme on a entendu à la télé, mais seulement des papillons et moi ce que j’aurais voulu, tu vois, c’est des gamins, des bambini qui courent partout et c’est ça qui fait mal, seulement des papillons et pas de bambini.

La belle sans le clochard

Elle a l’œil collé à la fenêtre. Elle regarde la route. Elle hait les routes – les routes vides les routes nues les culs-de-sac – horrible expression les culs-de-sac – elle déteste les impasses les tunnels les passages sous voie – horrible expression aussi passages sous voie – elle ne supporte plus les routes de la Vignettaz les routes plates de la Vignettaz les routes en montée de la Vignettaz les routes en descente de la Vignettaz les routes qui vont tout droit à la Vignettaz – droit dans le mur encore une de ces putains d’expressions à la con – les routes qui serpentent elle hait les routes et les routiers les routiers pas sympas les routiers qui polluent les routiers sur leurs rouleaux compresseurs les routiers roumains les routiers turcs les routiers hongrois les gros routiers qui puent le mazout les gros routiers qui rotent leur bière pas chère les gros routiers des abattoirs elle hait les routiers elle hait les routes elle hait les haies au bord des routes elle hait les hommes qui regardent les haies au bord des routes et elle voudrait qu’il n’y ait plus de routes qui mènent à Rome plus de routes qui mènent à la Vignettaz plus de routes qui mènent nulle part plus de routes du tout juste une grande plaine toute nue comme un café tout nu toute nue comme. Il ne faut pas pleurer.  

Les pavés, elle hait aussi les pavés sur les routes de la Vignettaz.

Elle a remis sa veste, la pourrie, et ses chaussures, les pourries aussi, elle a fermé la porte à clef, elle est sortie, comme ça – toute nue, elle pense ça, elle est sortie toute nue – dans la rue, sur la route, et elle a battu le pavé – fini les expressions – toute la nuit, toute la journée, toute nue – toute nue en dedans, ce n’est pas une expression, c’est ce qu’elle pense pour de vrai, toute nue en dedans – elle a battu le pavé de la Vignettaz toute nue en dedans, à la recherche de la fin des routes. Et elle y est parvenue : route du Grand-Pré, la route se termine. C’est la forêt. Un chemin. Un chemin de forêt, est-ce que c’est encore une route ? Commune de Villars-sur-Glâne. Elle longe une clôture.

Partout c’est écrit : propriété privée. Elle continue de longer. Elle a peur. Elle est nue. Toute nue. Elle rebrousse chemin. Sur la place de parc, il est écrit qu’il est interdit de jouer mais ce n’est pas un jeu. Elle rebrousse-poil – elle a perdu le goût des expressions – elle rebrousse à poil – toute nue en dedans – elle continue sa route – elle aime les routes– elle longe les haies – elle aime les haies – elle entre dans son allée – elle ne referme ni la grille ni la porte – elle monte les escaliers (l’ascenseur est en panne) – elle ne s’essuie pas les pieds sur le paillasson – elle tourne la clef dans la serrure – elle ouvre la fenêtre – non, du deuxième étage, elle ne se casserait que la jambe – elle ouvre la porte-fenêtre et elle s’allume une clope sur le balcon.

Elle pense : redevenir enfant. Les enfants sont heureux à la Vignettaz. Ils se balancent dans les jardins sous la charmille. Charmants enfants de la Vignettaz qui vous balancez sous la charmille, pense-t-elle, charmantes familles de la Vignettaz, charmants jardins pleins d’ombres et de parfums. Charmantes petites filles de la Vignettaz, pense-t-elle, charmantes petites poupées dans vos poussettes, charmantes petites filles de la Vignettaz, pense-t-elle, il ne faut pas rêver au prince charmant. Elle se souvient : papa, maman, Caroline. Et Mélanie. Et Julien. Charmante petite famille de la Vignettaz. La vie de chalet. Les roses du jardin. La vie de chalet en rose. Elle se souvient : la cabane, des journées entières dans la cabane, la dinette, le tableau noir comme à l’école, les craies de toutes les couleurs. C’était Mélanie qui faisait la maîtresse. Caroline aimait bien faire ce qu’on lui disait de faire. Et Julien ? Il était trop petit, Julien. Mélanie écrivait au tableau. Caroline recopiait. Elle s’appliquait, Caroline, mais Mélanie n’était jamais contente. C’était l’ainée, deux ans de plus qu’elle. Ça allait trop vite pour Caroline, ce que Mélanie écrivait au tableau, alors au bout d’un moment, elle partait, Caroline, elle sortait de la cabane et elle allait jouer au sable avec Julien. Alors Mélanie boudait. Pas longtemps parce qu’il y avait le goûter. Maman sortait de la véranda avec son tablier, ses gants de cuisine et la plaque à gâteau. Ça sentait bon la cannelle et la pâte feuilletée croustillait sous la dent, elle se souvient : maman avait les yeux verts.

l’autre oeil était vert aussi

Il rêve : toujours la même femme, le tablier, les gants de cuisine, son parfum de cannelle et ses yeux verts. Et lui tout gamin. Assis sur les genoux de la dame aux yeux verts. Et le ciel qui bouge. Et les arbres secoués. La voix de la dame aux yeux verts qui dit youpla. Les arbres par-dessus le ciel. Et lui qui dit : maman, encore le fromage. Et elle : d’accord, mais c’est la dernière fois. Et lui : oui, maman. Et hop le monde à l’envers. Et lui : maman, encore le fromage. Et elle d’accord, mais c’est la dernière fois. Et le fromage encore dix fois. Et le monde qui se tourne et qui se retourne comme ces boules qui font de la neige quand on les secoue.

Voilà à quoi ça ressemble, l’enfance.
un biscôme, c’est ça.

Elle se souvient : maman apportait une carotte, des boutons et un chapeau et Mélanie disait : plus grosse, la boule, Caroline. Elle avait froid aux mains, Caroline, ça entrait dans les mitaines mais elle s’appliquait. Voilà Mélanie, comme ça, ça va ? Mélanie n’était jamais contente. Alors avec Julien, on lui lançait des boules de neige. Et Mélanie boudait, comme d’habitude. Alors on rentrait. On buvait du thé à la cannelle, avec des biscômes et des mandarines.

Il rêve : toujours la femme, le tablier, les gants, les yeux. Il pleut. Ça dégouline. Des cheveux roux. Elle est en face de lui, elle ne bouge pas, sous la pluie. Sous le chemisier, on voit le soutien-gorge. Le petit garçon est en face d’elle. Il regarde. La femme. Le tablier. Les gants verts. Les yeux. Les cheveux. Le chemisier. Le soutien-gorge. Il regarde. Les yeux. Les gants. Le soutien-gorge. Il regarde. Le soutien-gorge. Il regarde. Le soutien-gorge. Il. Les yeux. Verts.

Elle pense : Mélanie a repris le chalet. Maman est morte. Papa a tout oublié. Elle pense : Julien n’a pas appelé depuis deux semaines. Elle pense : Mélanie non plus. Elle pense : maman avait les yeux verts. Il rêve : la femme aux yeux verts, le soleil aveuglant, le petit garçon en face des seins, l’odeur entêtante de la cannelle. Elle pense : ça pue la clope, ici. Il se réveille : Caroline ressemble à la femme aux yeux verts.  

Elle vide le cendrier dans le sac bleu, fait un nœud, ouvre la porte, la referme, descend les escaliers, ouvre la porte d’entrée, marche dans l’allée jusqu’au container, soulève le couvercle, jette le sac bleu dans le container, referme le couvercle, marche dans l’allée jusqu’à la porte d’entrée, l’ouvre, remonte les escaliers, ouvre la porte, marche vers la porte-fenêtre, ouvre la porte-fenêtre, se penche à la balustrade, s’allume une clope, regarde la route.

Il pense : de quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ? Elle est devant son miroir et elle pense : j’ai l’âge où maman est morte. Elle arrête de penser et elle regarde : maman avait l’air moins vieille. Elle pense : j’ai les yeux de papa. Il marche : il est où, ce putain de pont ? et le fort, il est où, ce putain de Fort-Saint-Jacques ? Et la route, pourquoi est-ce qu’elle est toujours barrée, cette putain de route ? Elle pleure : Mélanie est heureuse. Julien aussi. Papa ne sait plus. Maman. Ça ne sert à rien de pleurer. Il court : de quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ?

Caroline devant son miroir : des cheveux clairs, pas tout à fait blonds, pas vraiment châtains, et selon la lumière des reflets roux, mais moins que ceux de maman, pas de cheveux blancs pour le moment. Elle sourit. Mélanie en a tout un tas, des cheveux blancs. On se venge comme on peut. Toujours le miroir : pas de ride, mais des cernes, une tête fatiguée, une tête maigre, pas le corps, juste la tête, une tête rongée par des pensées qui creusent les joues. Des dents blanches. Elle a bien appris. Elle s’est appliquée. Trois fois par jour. Et le fil dentaire tous les soirs. Des dents exceptionnelles, disait le dentiste. Bravo, mademoiselle. Le cou, maigre aussi. Les seins. Comment, les seins ? Pas mal, les seins, pas trop gros, pas trop petit, des seins normaux. Elle pense : les mains de Sébastien sur mes seins. Le ventre : normal. Les jambes : normales. Les pieds : 38.

Caroline devant son armoire : jeans Diesel taille 42, soutien-gorge – quelle marque c’est ? une marque normale, comme les seins – bonnet C, pull à col roulé noir commandé sur Zalando, chaussettes blanches, vêtements banals.

Caroline à sa coiffeuse : des cheveux lisses, faciles à peigner, un chouchou, une queue de cheval, ça suffit ; un peu de mascara, pas trop ; du rouge à lèvre ?

vous sentez, ce parfum de … ?

Elle pense : j’ai besoin de me sentir belle. Rose fuchsia, juste un peu. Voilà, comme ça, c’est parfait. Un peu de parfum ? Musc Ravageur de Frédéric Malle, ça donne comme une odeur de, qu’est-ce que c’est que cette odeur, ça sent bon, c’est l’odeur de, pas trop, juste un petit peu, faire des ravages, ma Caroline, mais pas trop, juste un petit peu.

Caroline devant l’armoire de l’entrée : pas beaucoup de choix, que du noir. Choisir le moins élimé. Caroline devant sa porte : aller où ? Elle regarde sa montre : dix-neuf heures. Un peu tôt pour. Pour quoi ? sortir ? où ? S’échapper de la Vignettaz. Vivre. Oublier.

Caroline descendant la route de la Vignettaz : mignonne à croquer. Le parfum, elle se souvient maintenant, ça sent la cannelle, comme les gâteaux de maman. Sébastien ? Oublier Sébastien. Le fitness au bout de la route. S’y inscrire ? Non, pas besoin, mignonne à croquer que t’es, je te dis, ma Caroline, mignonne à croquer et ce soir, ma chérie, c’est toute crue que tu vas te faire croquer et je t’assure que l’autre connard et ses routes, ils peuvent aller se faire voir, les mecs qui veulent baiser, c’est pas ça qui manque, alors ma Caroline, ce soir, tu ramènes qui tu veux à la maison, pourvu qu’il y en ait dans le pantalon et qu’on te bassine pas avec des histoires de ronds-points et de céder-le-passage. Jolie expression, céder-le-passage. Et c’est ce que tu vas faire mon Sébi, céder le passage, parce que ce soir, je peux t’assurer que Caroline non plus, elle cèdera et elle ne sera pas sage.

Sébastien est devant la porte de Caroline, bouquet de fleurs, chemise blanche repassée, il sonne. Personne. Il resonne. Toujours personne. De quelle couleur ils sont, les yeux de Caroline ?

La belle et le clochard

Rêve de Vignettaz : une balançoire, un étendoir à linge parapluie, une haie vive, le chant du merle, une raquette de ping-pong abandonnée. Des enfants jouent. Ils ne crient pas. Dors. Rêve. Il faut. Elle arrive de la véranda. Un tablier. Des gants de cuisine. Roses. Une plaque à gâteau. Un parfum de cannelle. La sensation croustillante de la pâte feuilletée. Des yeux verts. Monsieur ! Monsieur ! C’est privé, ici ! Ce banc, c’est pas pour les clochards. Mais je ne. Allez sécher vos hardes ailleurs, non mais ! Mais je. C’est la Vignettaz, ici, monsieur ! Pardon. Des yeux noirs. Le pantalon lourd. Reprendre la marche. À nouveau des nuages dans le ciel. Menaçant, le ciel. Menaçante, la Vignettaz. Continuer à marcher. Se réfugier. Fort-Saint-Jacques. Un pont. Des yeux verts. Un cadavre enroulé dans un tapis.

Un grillage : ivaTech, chantier, accès interdit au personnel non autorisé. Rue de la poudrière. Odeur de chien mouillé. Essorer le pull. Un clochard, vraiment ? Un clochard à la Vignettaz ? Des briques, un dévaloir de plastique jaune, un échafaudage nommé Bugnon, une grue d’un jaune différent. La haie, c’est ? Une charmille ? Un mur. Charmille-mur-grillage. Ici, c’est la Vignettaz.

Pourquoi marchait-il ainsi ? Pourquoi la Vignettaz le transformait-il à petit feu ? Et qui était-il au juste ? un piéton ? un vagabond ? un aventurier ? Avait-il un nom ? Elle le regardait passer. Tous les jours. Plusieurs fois par jour. Un pas assuré parfois, hésitant d’autres fois. Un visage terrorisé le jour de l’orage. Comment s’appelait-il ? Elle restait assise sur son balcon. Du deuxième étage, on voit bien en bas. On peut guguer. Depuis qu’elle était à la Vignettaz, elle n’avait eu pour se rincer l’œil que ce – ce quoi au juste ? – ce va-nu-pieds non, il avait des chaussures, des bonnes chaussures bien chaudes pour l’hiver, – ce quoi alors ? – ce boit-sans-soif – elle aimait ce genre d’expressions, va-nu-pieds, boit-sans-soif, crève-la-faim, sainte-nitouche, béni-oui-oui, croque-mitaine, que le grand cric me croque – mais ce n’était pas un poivrot ni un pauvre – c’était un homme qui marche dans le quartier – un touriste ? à la Vignettaz ? – rien à se coller sur la rétine à la Vignettaz

pas spécialement accueillante pour les touristes, l’école primaire de la Vignettaz…

– une école primaire, avec des jolis dessins sur les murs d’accord, mais on ne vient pas ici exprès pour – rien à faire à la Vignettaz – pas de bistrot – rien à se mettre sous la dent à la Vignettaz – route de Villars, il y a le palais du fromage, ça sonne bien ça, le palais du fromage, c’est bourré de monde le samedi et à côté il y a la boulangerie Saudan, tea-room pâtisserie brunch le dimanche matin champions du monde de la moutarde de bénichon chocolat macarons

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– peut-être un gastronome – ou un fou, un échappé de l’asile, ça arrive des fois, ils foutent le camp et ils marchent, ils sont perdus, on se dit qu’ils reviendront mais il ne reviennent pas. Elle s’alluma une clope. Il s’était arrêté. Il regardait. Qu’est-ce qu’il regardait ? La haie. Il regardait la haie. Derrière la haie. Il regardait derrière la haie – un pédophile peut-être – non, ça n’a pas cet air-là, un pédophile – il regardait d’un air attentif – un champignonneur – à la Vignettaz, un champignonneur ! – il était penché vers le sol – un détective privé – pas de loupe – un type payé par un mari jaloux pour surveiller sa femme, le va-et-vient à la villa d’en face, le type qui prend la voiture à six heures et qui rentre à la nuit, la place de parc pas longtemps vide, des BMW, des Porsche, des Alfa Roméo et des types gominés qui en sortent, cravate veston l’air satisfait, le va-et-vient entre les cuisses de la voisine, une sacrée salope, mais ça se sait ce genre de combines alors le mari pour être sûr a engagé ce type qui cherche des traces de pas dans la haie, mais pourquoi n’a-t-il pas d’appareil photo ? – ou alors c’est un ex à cette – non, pas le genre, trop jeune, la trentaine à tout casser, plutôt joli garçon, un peu négligé à force de – à force de quoi ? il faudrait trouver un moyen de – mais si c’était – ou alors elle pourrait – non, ça ne se fait pas, quand même – mais bon, qui ne tente rien n’a rien – encore une belle expression et tout de suite après encore une – advienne que pourra.

Elle écrasa sa clope dans le cendrier, le vida dans la poubelle, ferma la porte-fenêtre du balcon, enfila sa veste – celle du dimanche – et ses chaussures – les crouilles de la semaine – et elle sortit. Dans les escaliers, elle hésita. Et si c’était finalement quand même un pédophile ? ou un drogué ? Il était blanc. Ça ne veut rien dire. Elle eut honte de son réflexe raciste. Dans l’appartement d’en dessous, il y avait une famille de Maliens, des gens très gentils, alors oui bon d’accord, des fois ça sent fort mais c’est la cuisine de là-bas qui est comme ça et c’est très bon ; la voisine – comment c’est déjà son nom ? décidément elle ne savait le nom de personne – lui avait donné des – comment ça s’appelle ? elle n’avait pas la mémoire des noms – mais bon, l’homme dehors, c’est un blanc, la trentaine, plutôt bien bâti – bien bâti, c’est pas mal comme expression non plus – alors il n’y a pas de risque, les pédophiles c’est vieux et gros et ça a le visage tout blanc et l’homme dehors – vraiment il fallait qu’elle sache son nom, on ne peut pas appeler quelqu’un l’homme dehors – était plutôt bronzé, pas basané, bronzé, un blanc, pas un de couleur, enfin, c’est pas du racisme, non, c’est juste un blanc un peu bronzé depuis le temps qu’il est dehors, c’est normal qu’il soit bronzé. Elle ferma la porte, avança dans l’allée, poussa le grillage, ferma – les propriétaires n’aiment pas quand c’est ouvert, à cause des cambrioleurs – est-ce que ce serait pas un – non, il reste sur le trottoir, il ne fouine pas, enfin pas comme un cambrioleur, non, c’est autre chose – il est là, à deux mètres, planté devant elle, c’est le moment où jamais. Bonjour. Bonjour. Et après ? Il parle français. Est-ce que je peux me permettre de vous demander quelque chose ? Bien sûr. Qu’est-ce qu’elle pouvait bien lui demander ? Voilà, monsieur, ça fait un certain temps que je vous ai remarqué – quelle toque tu fais ! pour qui il va te prendre maintenant ? – enfin je veux dire que j’ai remarqué que vous étiez souvent dans le coin et je me demandais – qu’est-ce qu’elle se demandait au fait ? – ce que vous, enfin, c’est pas pour être indiscrète, mais je me demandais, voyez-vous monsieur, pourquoi vous, enfin, qu’est-ce que – vas-y, accouche ! – c’est quoi votre petit nom ?

Il éclata de rire. Elle baissa la tête. Comment peut-on être aussi tarte ? Sébastien, mon petit nom, c’est Sébastien, et vous ? Elle releva la tête. Je, enfin, comment, je m’appelle – vas-y, c’est pourtant pas bien compliqué ! – moi, c’est Caroline, tu peux, je veux dire vous pouvez, m’appelez Caro. Moi c’est Séb alors et le tu, c’est parfait, tu es la première personne qui m’a l’air sympa dans ce quartier. Tu veux monter boire un café – un violeur, c’était peut-être un violeur – chez moi ? Volontiers. Elle entra la première dans l’allée. Il la suivait. Dans l’escalier aussi, elle monta la première et il la suivait. Voilà Seb, c’est petit mais pour moi toute seule ça suffit, bon il y a aussi le chat, mais là sûrement qu’il rôde, voilà Seb, vous pouvez, tu peux, attendez que je débarrasse, vous asseoir, t’asseoir sur le canapé, le café vous le prenez, tu le prends, comment ? Tout nu. Elle se retourna brusquement. Sans crème ni sucre. Ah oui, bien sûr, Seb. Tout nu – jolie expression aussi – tout nu, Seb, tout nu. Est-ce que ? Non, elle ne savait rien de lui. Tout nu. Arrête, Caro. Tout nu. Tu te fais du mal. Comme ça, là, sur le canapé, vlan. Tais-toi. Boum badaboum. T’es bête. Tout nu. Comme ça, sans salamalecs – jolie expression – tout nu et vlan, là sur le canapé. Tout nus.

Sébastien s’est levé. Il est debout à la fenêtre. Il regarde la route. Caroline s’approche, timidement. Voilà votre café. Sébastien se retourne. Ton. Merci. Il prend la tasse, effleure la main de Caroline, regarde à nouveau la route. Qu’est-ce que tu regardes ? Elle reste un mètre derrière lui. La route. Elle avance un peu. Qu’est-ce qu’elle a, la route, Sébastien ? Il ne bouge pas. Rien, Caroline, elle n’a rien, la route. Elle avance encore un peu. Alors, pourquoi tu regardes la route, Sébastien ? Il ne bouge toujours pas. Parce que j’aime regarder la route, Caroline. Elle est à quelques centimètres de lui. Qu’est-ce que tu aimes regarder quand tu regardes la route, Sébastien ? Il a l’œil collé à la vitre. J’aime regarder les méandres de la route, Caroline, les lignes blanches, les lignes jaunes, les voitures parquées au bord de la route, les trottoirs, les gendarmes couchés. Elle n’ose pas avancer plus. Jolie expression, les gendarmes couchés. Il ne dit rien. Elle recule un peu. Il continue à regarder la route. J’aime le bruit des pneus sur la route, Caroline, l’eau qui éclabousse quand il pleut. Elle avance un peu. J’aime regarder les gens qui marchent, les vieilles dames, les moustachus à trottinette, les meutes d’ado. Elle recule. J’aime la route toute nue. Elle avance. Comme le café ? Il rigole. Comme le café, merci Caroline. Il recule un peu, l’œil toujours sur la route. Les gargouilles, j’aime aussi les gargouilles, Caroline, et les nids-de-poule. Elle le frôle. Jolie expression, les nids-de-poule. Il ne bouge pas. Il n’y en aura bientôt plus, des nids-de-poule, Caroline, l’expression mourra avec eux. Elle est juste derrière lui. C’est dommage, Sébastien. Il ne bouge pas. Oui, Caroline, ils changent trop souvent le bitume. Les deux mains se touchent. Il y a toujours des travaux, Sébastien. Les deux mains ne se touchent plus.

J’aime les travaux, Caroline, le bruit du marteau-piqueur, les ouvriers penchés, les gilets orange, les panneaux triangulaires et les trous, j’aime les trous, Caroline, et les tuyaux de canalisation, et j’aime aussi les bornes à incendie, Caroline. Les corps se cherchent. Et les carrefours, tu aimes aussi les carrefours, Sébastien ? Les corps se trouvent. J’aime les carrefours, Caroline. Et les ronds-points, tu aimes les ronds-points, Sébastien ? J’aime les ronds-points, Caroline. Et les feux rouges, tu les aimes les feux rouges ? J’aime les feux rouges. Et les STOP ? J’aime les STOP. 

Il est rhabillé. Merci, Caroline. Et les autoroutes, Sébastien, tu aimes les autoroutes ? Il a la main sur la poignée de la porte. Il ne dit rien. Et les camions sur la route, et les vélos, et les motards, tu les aimes les motards, Sébastien ? Il a ouvert la porte. Merci, Caroline. Et les accidents, tu les aimes les accidents, Sébastien ? Non, Caroline, je n’aime pas les accidents.

Le pont, le fort et le cadavre

Le pont : à Fribourg, il y a des ponts partout. C’est ce qu’on lui avait dit. Des ponts partout. À la Vignettaz, y’a aussi des ponts ? Il n’osait pas demander aux gens. Les gens sont bavards, à la Vignettaz. Et ils sont dedans. Personne dans les jardins, personne sous la charmille, personne pour cueillir des pommes sur les pommiers qui croulent sous le poids des pommes. Un pont : il était en quête d’un pont, parce que sous les ponts y’a de l’eau qui coule. Il marcha : Route de la Vignettaz, Route de la Gruyère, Route du Grand-Pré, Sentier du Gibloux, Route du Fort-Saint-Jacques, Sentier des Poteaux, Route de la Poudrière. Pas le moindre pont à faire sauter à la Vignettaz. Rebelotte : Sentier du Gibloux (bis), Route du Praz-des-Riaux, Route du Fort-Saint-Jacques (bis), continuer tout droit, Route du Fort-Saint-Jacques (Villars-sur-Glâne), pas de pont entre Fribourg et Villars, juste des panneaux pas tout à fait identiques, une police d’écriture différente mais le même nom, Route du Fort-Saint-Jacques.

Faute de pont, il chercha le fort. Mais chercher n’était pas son fort. Où est le fort ? À Fribourg ? À Villars-sur-Glâne ? Et sur la Glâne, il n’y aurait pas par hasard un pont ? Et le fort, il est où ? C’est fort de café, ça ! Route du Fort-Saint-Jacques pas le moindre fort ! Pas le moindre café non plus ! Pas un bistrot, pas un pont, rien. Des arbres. Des jardins. Bien cachées : des maisons. Chemin de Bethléem, Route Nicolas-Chenaux, Route de Villars. Un kiosque : fermé. Reprendre la Route de la Vignettaz à la descente. Pas un pont. Pas un bistrot. Des villas : coquettes. Propriété Privée. Attention au chien. Travaux. Interdit de jouer sur la place. Des voitures parquées à la queue-leu-leu. Des caméras de surveillance. Discrètes. Des pommiers. Des maisons de maître. Des chalets. Des balcons. Une camionnette arrêtée sur le trottoir. Pas un pont. Pas un bistrot. Il a soif. Pas une goutte d’eau. Pas un café. Rien. Sentier de la Vignettaz. Remonter : chemin de Bethléem. Il tourne en rond.

Une Migros. Terre ! Un tea-room. Il s’assied. Une serveuse – vingt-trois ans, monstre bien roulée, étudiante le reste de la semaine, on connaît la chanson – elle tourne en rond. Comme lui. Affinité. Tout nu, le café. Elle sourit. Avidité. Il n’y a pas grand monde. Juste la serveuse – monstre bien roulée, il se dit, vraiment monstre bien roulée – et lui, assoiffé. Quelques vieux. Et lui, assoiffé. Et elle, monstre bien roulée. Et nous. Il affabule. La serveuse – bien, vraiment bien, peut-être vingt-quatre ans, on ne doit pas demander leur âge aux dames – qui tournicote. Le tournis. Elle lui donne. Son café. Tout nu. Il imagine. Non. Lui poser une question : – Pardon, mademoiselle – elle sourit, elle n’est plus tout à fait demoiselle – je cherche le fort. Elle ne sourit plus : – Le fort ? Ce n’était pas la bonne question. Tant pis. Il s’empêtre : – Le Fort-Saint-Jacques. – La rue ? – Non, le fort. – Aucune idée. Elle s’en va tournicoter vers d’autres clients. Il faut boire son café avant qu’il ne soit froid. Mais pourquoi appeler une rue Fort-Saint-Jacques s’il n’y a pas de fort ? C’est un peu fort. Il rigole tout seul. C’est râpé pour la serveuse de vingt-cinq ans monstre bien roulée et tout ça : les types qui rigolent tout seuls, c’est des types louches, de ceux qu’on évite de croiser trop tard le soir.

Il tape sur l’appareil : Fort. Ça écrit : Fortnite. Qu’est-ce que c’est, Fortnite ? Une série ? Fortnite saison 6. Il continue à taper : Fort Sa. Voilà : Fort Saint-Jacques, Wikipédia. Pays : Canada. Région : Nord-du-Québec. Commune : Waskaganish. Coordonnées : 51°29’20’’N, 78°45’07’’O. Non.

Carte dressée en 1687 après la prise du Fort Saint-Jacques par les Français (bien loin de Fribourg).

Encore : Fort Saint Jacques Funchal. Madère. Non.

C’est beau, n’est-ce pas ? Le problème, c’est qu’il n’y a pas d’océan à la Vignettaz.

Fort Saint Jacques Haïti. La perle des Antilles. Non.

De plus en plus beau, mais loin, trop loin, et saint, vraiment saint ?

Fort-Saint-Jacques Fribourg. 38 résultats : médecins, ophtalmochirurgie, ophtalmologie. Non. Historique/Situation : Une oasis de tranquillité non loin du centre-ville. Ce petit immeuble de sept appartements en PPE prend place sur une parcelle en déclivité de 1 253 m2. Non. Rodium GmbH, Moneyhouse. Non. Gicot Géotechnique, Maison & Travaux. Non. Teriasira, Fribourg Solidaire. Non. La ViaJacobi, rts.ch, Passe-moi les jumelles. Clic. Deux itinéraires. Ils prennent l’autre. Non. Groupe d’entraide, Parkinson Fribourg. Non. Aucune trace. Place nette sur le Net. Pas de fort à Fort-Saint-Jacques. Le café : froid. La serveuse – vingt-six ans, monstrueuse – partie. Lui : roulé. Ne plus jamais rien demander aux serveuses. Jamais. Mais coûte que coûte résoudre le mystère du Fort-Saint-Jacques.

Un coup de canon. Les clients affolés. Day off : éteignez les lumières. Sortez les bougies. Sortez. L’odeur de la pluie sur le goudron. Présage d’orage. Pourquoi être sorti ? Des gouttes de plus en plus grosses. Le gris du bitume toujours plus foncé. L’odeur toujours plus forte. Un second coup de canon. Tiré de Fort-Saint-Jacques. Apocalypse : now ! Il pleut. Route noire. On s’abrite comme on peut. Un homme dans un garage. Je peux ? Venez. Devant : le rideau d’eau. Déluge. Il faut reculer. Entrer plus profondément dans le bric-à-brac. Des vélos suspendus. Des cartons. Un établi. L’homme n’est plus là. Réfugié. Devant : le rideau. Le ciel : noir. Apocalypse. Bombardement. Fort-Saint-Jacques réveillé. Derrière : un piano électrique Bontempi system 5 Gt 709, une plaque de vélomoteur FR 734 vignette 1984, une tronçonneuse 550XP 45SN thermique Husqvarna, un four à micro-onde Miele De luxe M686, trois sacs poubelle bleus ville de Fribourg pleins à craquer, un dérouleur vert, un dérouleur rouge, un cageot Brasserie du Cardinal rempli de noix, une bouteille de Coca Cola vide, une clé à molette, un tapis d’Orient enroulé, un cadavre dedans, un cadavre de, un ca, un.

Devant : transpercer le rideau d’eau, courir sous le déluge, glisser sur les gouttières, arriver au bas de la rue : un porche. Cœur battant. S’abriter. Un cadavre, c’était bien un cadavre ? VILLA SOLE MIO 22. Police, un cadavre ! Un peu moins de pluie. Un éclair. Un cadavre ! Coup de canon. Fort-Saint-Jacques, au secours ! Un cadavre ! Le ciel se calme. Des vélos suspendus à un croc de boucher. Un cadavre, vraiment ? Regarder le torrent sur la route. Chemin de Bethléem. Une étable obscure. Un garage. Un cadavre ! La pluie a cessé. C’était sans doute une illusion. Trop d’imagination. Encore quelques grondements. Ciel plus clair. L’esprit ? Pas de cadavre. Trouver un pont. Trouver Fort-Saint-Jacques. D’où venaient les coups ? Tourner à droite. La route de la Vignettaz à nouveau tranquille. Les pommiers chafouins. Des branches au milieu de la chaussée. Des feuilles. Moins de vent. Marcher vite. Prévenir. Guérir. Un rayon de soleil. Il n’y a jamais eu de cadavre. Tous les tapis enroulés ne cachent pas des cadavres. C’était l’orage. La tension de l’orage. C’est fini. Calme-toi. Respire. Marche. C’est la Vignettaz, tu te souviens ? La charmille, les petits jardins pleins d’ombres, continue, pleins d’ombre et de parfums, c’est ça, chante, les souvenir bourdonnent sous les treilles, voilà, c’est mieux, il fait si bon, assieds-toi, rêver sur ton vieux banc, rêve, les vieux jardins abritent le bonheur, tout doux, dans le silence et la paix, dors, il faut, oui dors, il faut des fleurs, dors, rêve.

Vieux de la Vignettaz

Il va tout droit, comme l’autre a dit. Route de la Vignettaz : il y est. Des immeubles, des villas, des jardins. Les beaux quartiers on dirait. Pas grand monde. Pas de bistrot. Des charmilles ? Ça a quelle tête des charmilles ? Pourquoi lui avait-on conseillé de commencer sa visite de Fribourg par la route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz ? Il devait bien y avoir d’autres choses à voir que des immeubles, des villas et des jardins à la route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz. Il avance. Des maisons de maître plutôt que des villas. Des vieux. Beaucoup de vieux dans le quartier de la Vignettaz. Des vieux qui dorment. Personne dans les rues. Un quartier mort, le quartier de la Vignettaz ; une rue déserte, la rue de la Vignettaz.

On aime les grillages à la Vignettaz

La route de la Vignettaz, mon bon monsieur, pas la rue. La rue de la Vignettaz, ça n’existe pas, c’est déjà bien compliqué d’avoir un quartier et une route qui portent le même nom, alors une rue, vous comprenez, à notre âge, faut pas trop en demander, n’est-ce pas, mon bon monsieur ? C’est pas qu’on est vieux, dans le quartier de la Vignettaz, mon bon monsieur, mais on n’a pas mal roulé sa bosse, vous comprenez, alors on est venu se reposer dans le quartier de la Vignettaz, parce c’est joli, la Vignettaz, vous savez, mon bon monsieur, pour les gens d’âge mur, c’est joli pour les familles avec enfants aussi, c’est joli mais nous les enfants sont grands, ils ont quitté la Vignettaz depuis longtemps, ils trouvent que la Vignettaz, c’est un peu mort mais pour les gens d’âge mur ça va, c’est juste vivant comme on aime, il y a des jardins, vous avez vu les jolis jardins qu’on a dans le quartier de la Vignettaz, pas des charmilles comme il disait l’autre, des jardins avec des arbres fruitiers, des vergers, vous avez vu comme ils sont chargés, mes pommiers, qu’est-ce qu’on en va faire de toutes ces pommes ? des tartes ? de la purée ? L’hiver, la purée de pommes avec le boudin c’est fameux, on aime les plats traditionnels à la Vignettaz, on n’a pas de kebab à la Vignettaz, et pas de chinois et pas de péruvien et pas de pizza, on n’a rien à la Vignettaz, pas un seul bistrot, on a assez à la maison à la Vignettaz, qu’est-ce vous voulez aller dans les bistrots ? Les pommes, on peut les distiller ou bien on peut faire du cidre, ça c’est une bonne idée, faire du cidre avec nos pommes de la Vignettaz, du cidre doux bien frais l’été dans le jardin, c’est fameux non ? Vous voyez qu’à notre âge on n’a pas besoin d’aller dans les bistrots, ça va pour les jeunes, les bistrots, à la Vignettaz, ce qu’on aime, c’est le calme, on aime être au chaud dans nos vieilles maisons de maître pendant l’hiver, à l’ombre dans nos jolis jardins pendant l’été et se reposer et tondre le gazon le samedi matin d’accord, mais autrement se reposer, on a assez donné en ville, alors à la Vignettaz on a le droit de se reposer. Des entreprises à la Vignettaz ? Pour quoi faire ? Il y a en a deux ou trois, des entreprises, enfin pas vraiment des entreprises, des types qui bossent là, un atelier de céramique, une fiduciaire – ça marche bien les fiduciaires à la Vignettaz – un gars qui répare les ordinateurs, MacSimum que ça s’appelle, un jeune – non, pas vraiment jeune, la quarantaine, pour nous c’est jeune, la quarantaine – un jeune barbu à cheveux longs qui boutique dans son garage, mais bon moi vous savez les ordinateurs, sinon voilà je crois que j’ai fait le tour. De la culture ? Du sport ? Il y a l’école primaire où je crois bien qu’ils ont une bibliothèque, mais bon à notre âge l’école primaire vous voyez, moi pour la culture j’aimer bien la lecture, dans le jardin pendant l’été, au coin du feu, pendant l’hiver, des bouquins des Editions Mon Village, des André Besson – vous connaissez André Besson ? –

Même Jean-Pierre Pernaut en parle, du Village englouti,
on l’aime bien, Jean-Pierre Pernaut, à la Vignettaz.

mon préféré, c’est Le Village englouti, ils veulent construire un barrage, mais il y a un village dessous, un peu comme au lac de la Gruyère, alors ça leur plait pas aux gens que leur village finisse sous l’eau mais bon le barrage c’est décidé par en-haut alors on peut rien faire il faut partir, y’a des bouts ce bouquin c’est à chialer, sinon y’a aussi Le voyageur de l’oubli – aussi Besson – mais j’ai un peu oublié de quoi ça parle et puis Albert-Louis Chappuis, vous connaissez Albert-Louis Chappuis ?

CHAPUIS LOUIS-ALBERT 1980 © ERLING MANDELMANN

Vous connaissez pas Albert-Louis Chappuis ? Juste avant l’orage, ça vous dit rien ? C’est une histoire d’amour dans le Gros-de-Vaud, je crois ; à notre âge, on aime bien lire des histoires d’amour, de ces histoires de passions qui finissent mal, ça nous rappelle notre jeunesse, parce que dans le quartier de la Vignettaz, des histoires de passions qui finissent mal, on n’a pas ça tous les jours, non, dans le quartier de la Vignettaz, on a des histoires de haies pas taillées à la bonne hauteur, des histoires de chats qui pissent dans le gazon, des histoires de voisinage comme on dit, rien de bien méchant, les flics, à la Vignettaz, on les voit pas souvent, qu’est-ce qu’ils viendraient foutre à la Vignettaz, les flics ? C’est pas les quartiers chauds, la Vignettaz, on n’a pas tellement d’étrangers, à la Vignettaz, c’est pas qu’on les veut pas, c’est qu’ils viennent pas, bon on va pas leur courir après non plus, mais si y’en a qui viennent, pas de problème, s’ils taillent la haie à la bonne auteur et savent s’occuper de leurs mômes et de leurs bestioles. Des clebs, ça, y’en a tout plein à la Vignettaz, des petits clebs qui jappent, bon chez moi ils jappent pas longtemps les clebs parce que vous savez quoi, mon bon monsieur, j’ai un flingue moi alors les clebs ils se la coincent, sinon. Et pour faire du sport à la Vignettaz ? Tout en bas, y’a un fitness, et puis bon y’a des nanas qui courent, des nanas qui courent avec leur clebs à six heures du matin, faut être tarées, moi vous savez ce que je fais à six heures du matin, mon bon monsieur, je dors. Parce qu’on n’a pas tant de circulation à la Vignettaz, la nuit ça va, on se croirait presque à la campagne. Vous savez quoi, mon bon monsieur, la Vignettaz, c’est un peu la campagne à la ville, les cloches des vaches en moins. C’est bien pour les gens de notre âge. Calme. Paisible. Dans le quartier de la Vignettaz, on a la belle vie. Peinard. Personne qui t’emmerde, sinon je sors le flingue. Joli, hein ? C’est pour la chasse, normalement. Moi, je chasse les petits chiens qui jappent. Vous avez un clebs, mon bon monsieur ? Non ? Alors bienvenue dans le quartier de la Vignettaz. La Vignettaz, moi je dis, c’est le paradis sur terre, vous avez vu ces pommiers comme ils sont chargés, qu’est-ce qu’on va bien pouvoir en faire de toutes ces pommes ? du jus ? des beignets ? C’est fameux, les beignets aux pommes. Ou bien du calva ? Des pommes en veux-tu en voilà qu’il y a sur mes pommiers, mais attention, les pommes de mes pommiers, c’est mes pommes à moi, pas touche, sinon le paradis sur terre, c’est comme l’autre grognasse, tu prends tes clics et tes clacs et tu te casses, parce que mon flingue, y’a pas que sur les clebs qui jappent qu’il tire, sur les voleurs de grand chemin il tire aussi, mon flingue, parce que la Vignettaz, c’est un quartier tranquille. On n’a jamais les flics à la Vignettaz. Bon, c’est vrai qu’on a n’a pas tant d’étrangers non plus. Ça fait beaucoup pour la tranquillité de pas avoir d’étrangers. On a deux trois Italiens, à la Vignettaz, mais les Italiens, ça va, on s’est habitué, ils parlent un peu fort, mais ils sont pas méchants, les Italiens, et puis surtout, les Italiens, ils sont catholiques, alors pour l’intégration, à la Vignettaz, les Italiens, ça se passe pas mal même si les Italiens, leur caractère, c’est du volcanique, vous comprenez, ils ont des vrais volcans là-bas, des volcans avec de la lave et tout le commerce, le Vésuve autre chose qu’au 1er août et l’Etna et le Stromboli, vous vous souvenez la chanson avec le Stromboli, mon bon monsieur, ça allait comment déjà, t’es chaude comme le Stromboli, non, c’était pas ça, t’as le Stromboli dans ta culotte, non, c’était plus fin, comment c’était, mais oui, le Stromboli, le chanteur, c’était comment, un rigolo, comment, Ricet Barrier, non, plus connu, comment, Jean Constantin, mais non, un qu’est vraiment connu, un rigolo tout bouclé qui chante des cochonneries, comment c’est, pas Charles Trenet, non, un qu’est encore vivant, mais non, pas Bourvil, vivant, j’ai dit, vieux mais vivant, ou alors ils ont rien dit à la radio, comment il s’appelle, je connais que lui, pas Fernandel, mais non, Pierre Perret, voilà, Pierre Perret, le zizi, qu’il chantait, Pierre Perret, mais c’est pas dans le zizi le Stromboli, c’est dans quoi, les colonies de vacances, non une moins connu, un machin avec des oiseaux, non, ou bien le plombier, ou – avec l’âge on perd la mémoire – attendez, je crois bien que, il faut que je la repasse dans ma tête, comme dans l’émission de Nagui, on aime bien Nagui avec ma femme, il est rigolo Nagui, comme Pierre Perret, mais bon, chez Nagui, c’est des chansons trop modernes, nous on aime les chanteurs de notre époque, on regarde les coups de cœur d’Alain Morisod le samedi soir, ça nous rappelle les bals quand on fréquentait, mais bon, cette chanson, attendez voir, je crois bien que ça vient, le Stromboli, c’est la chanson des baisers, mais oui, les baisers, attendez,

le baiser de Zézette, on dirait un chausson aux pommes, qu’il dit – ça tombe bien pour mes pommiers – mais c’est pas là le Stromboli, le baiser de Zézette, langue de velours, palais d’amour on la surnomme, ça me rappelle à l’époque, mais c’est pas ça, attendez voir, à côté de sa bouche en flamme le Stromboli n’est qu’un petit sorbet de réclame, voilà, c’est ça, un petit sorbet de réclame, mais dans le quartier, des paroles comme ça faut pas les dire trop fort parce qu’à la Vignettaz on a l’église néo-apostolique, vous savez qu’est-ce c’est pour des, vous, l’église néo-apostolique, moi vous savez, je suis catholique comme tout le monde, pas tant pratiquant, mais quand même, on va à la messe, ma femme me force un peu, elle dit que ça peut pas me faire de mal avec la vie que je mène, mais à la Vignettaz, quelle vie vous voulez mener, on n’a même pas un bistrot, on a juste l’église néo-apostolique en haut et les Pères Blancs en bas, l’Africanum que ça s’appelle, des missionnaires, mon bon monsieur, parce que ça existe encore des missionnaires, des types qui descendent en Afrique pour, comment ils disent, attendez voir, pour évangéliser, voilà comment ils disent, évangéliser, qu’ils disent, mais moi je dis que c’est pas tant ça qu’il vont faire par là-bas, les Pères Blancs, vous comprenez, c’est des curés alors avec tout ce qui se passe moi je dis que s’ils vont en Afrique, les Pères Blancs, c’est pour les négresses, parce qu’il faut pas me faire croire qu’un Père Blanc, ça va en Afrique rien que pour le paysage et rien que parce que c’est le bon Dieu qui leur dit d’aller, non mon bon monsieur, les Pères Blancs, ils vont là-bas pour les négresses, pas les grosses, pas celles avec un cul énorme et des loches qui traînent par terre, non mon bon monsieur, les Pères Blancs, ils vont là-bas pour les petites négresses, oui mon bon monsieur, pour les petites, parce que les négresses, elles sont mûres bien avant les nôtres, à onze-douze ans t’as tout ce qui faut où il faut et c’est pas farouche, les négresses, à onze-douze ans, c’est là qu’il faut les chopper, enfin moi je dis ça, faut pas croire que c’est mon genre, moi j’ai ma femme, ça fait quarante ans que c’est la même avec la même tronche mais c’est pas le genre à se laisser pousser le cul et les nibards ma femme, tous les mardis soir elle va à l’aquagym, ça la maintient, et comme ça je peux regarder les matchs de la Coupe des Champions tranquille, ma femme y’a pas à dire c’est la de la crème, alors qu’est-ce que j’irais foutre avec une jeunette, à nos âges, on n’arrive plus à suivre de toute façon, non mon bon monsieur, moi je dis qu’une femme comme ça faut la garder parce qu’en plus, ma femme, la cuisine, elle sait faire, parce moi, vous savez, je suis de la vieille école, quand je rentre de dehors, c’est les pieds sous la table et t’as intérêt à ce que ce soit cuit, parce que bon, les bonnes femmes, tu leur tends le petit doigt elles te bouffent le bras jusqu’à l’épaule, mais la mienne je sais la tenir elle se plaint pas, le dimanche à midi on va manger au bistrot, ça nous fait comme des vacances parce que des bistrot dans le quartier y’en a pas alors on va en ville manger une fondue au Café du Midi ou bien l’été on monte au Crau-Rappo manger une croute aux champignons, c’est pratique, le Crau-Rappo, c’est tout près, tu peux parquer droit à côté et en plus t’as la vue, alors moi je dis que d’aller grimper des volcans en Italie, c’est bien joli, mais c’est pas la peine quand on a tout ce qui faut à dix kilomètres d’ici, c’est comme pour les femmes, à quoi bon aller en chercher à Tombouctou ou sur l’île Maurice quand t’en as une épéclée par chez nous qui demandent que ça, mais bon moi ma femme je la garde parce que ses beignets aux pommes faut se lever tôt pour en trouver des meilleurs, en plus avec les pommes du jardin, ça coûte rien et t’as même plus besoin d’aller au bistrot, de toute façon, à la Vignettaz, des bistrots, on n’en veut pas, ça t’amène des poivrots et des drogués les bistrots et on veut pas de ça chez nous à la Vignettaz, déjà qu’on a des Italiens et l’église néo-apostolique, vous savez ce que c’est vous l’église néo-apostolique, ils ont une église en triangle, tout en haut, près de Fort-Saint-Jacques, pile sur le chemin de Compostelle, vous vous rendez compte, pile sur le chemin de Compostelle, c’est catholique, ça, le chemin de Compostelle, moi en tout cas dans le coin j’en ai jamais vu, de ceux qui font le chemin de Compostelle, parce que comme églises, on n’a que les Pères Blancs, des beaux dégueulasses ceux-là, et la néo-apostolique, qu’on sait pas ce que c’est, sûrement de ces Américains qui lèvent les bras au ciel en criant Djizusse, des fanatiques comme on dit, une sorte de secte, mais nous on est catholique, ma femme tous les dimanche elle va à la messe moi ça dépend parce qu’on fait l’apéro avec Maurice à la route de la Gruyère une fois chez lui une fois chez moi, c’est un bon type Maurice, un peu bavard mais un bon type même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il raconte toujours les mêmes histoires mais c’est quand même un bon type, Maurice, même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il raconte toujours les mêmes histoires, mais c’est quand même un bon type, Maurice, même si au bout d’un moment ça tourne en boucle, il… mais attendez voir, j’ai pas fini… pourquoi vous… ces jeunes… aucune politesse… à mon époque quand un ancien parlait on l’écoutait jusqu’au bout… le respect se perd… c’est ça jeune con, fous-moi le camp… des malhonnêtes comme ça on n’en a pas besoin  dans le quartier de la Vignettaz !

Quartier de la Vignettaz

Quartier de la Vignettaz, on lui avait dit quartier de la Vignettaz, c’est par où quartier de la Vignettaz ? Il demande aux gens. Aucune idée. Quartier de la Vignettaz vous dites ? C’est pas du côté de Beaumont ? En-dessous de l’hôpital non ? Près du Guintzet ? Quartier de la Vignettaz vous dites ? Qu’est-ce que vous allez foutre dans le quartier de la Vignettaz ? Qu’est-ce qu’on peut bien aller y foutre dans le quartier de la Vignettaz ? Il y a quoi dans le quartier de la Vignettaz ?

Il y a ça quartier de la Vignettaz.

Des immeubles, des villas, des jardins. Quartier résidentiel, la Vignettaz. Ce qu’on peut faire dans le quartier la Vignettaz ? Habiter. Vous allez habiter dans le quartier de la Vignettaz et vous ne savez pas où c’est ? Il n’allait pas habiter dans le quartier de la Vignettaz, il allait dans le quartier de la Vignettaz, juste il y allait, pour voir. Pour voir quoi ? Pour voir le quartier de la Vignettaz, quoi d’autre ? Mais il n’y a rien à voir, dans le quartier de la Vignettaz. Des immeubles, des villas, des jardins. Alors, je vais dans le quartier de la Vignettaz pour voir des immeubles, des villas, des jardins. Voilà. Mais il y en a ailleurs, des immeubles, des villas, des jardins, il y en a partout, pourquoi vouloir absolument aller voir ça dans le quartier de la Vignettaz ? Et pourquoi pas – que je lui dis – pourquoi pas le quartier de la Vignettaz ? C’est joli, le mot Vignettaz, vous trouvez pas ? Alors vous allez au quartier de la Vignettaz juste parce que c’est un joli mot ? Un joli mot, ça veut dire un joli lieu, que je lui réponds. Dans ce cas-là, allez plutôt à Beauregard, vous y trouverez l’amour au premier clin d’œil. Ce n’est pas l’amour que je cherche. C’est quoi alors ? C’est le quartier de la Vignettaz. C’est sûr que c’est pas au quartier de la Vignettaz que vous allez trouver l’amour. Qu’est-ce qu’il en sait ? Dans un jardin, dans une villa, dans un immeuble, il y a peut-être l’amour qui m’attend. Il vous attend à la Grand-Fontaine, l’amour, il vous la suce pour vingt balles, si vous en trouvez des moins chères à la Vignettaz, faut me dire. L’amour, à la Vignettaz, ne suce pas, comme vous dites, l’amour à la Vignettaz, c’est du plus subtil, du plus secret, du plus raffiné, l’amour à la Vignettaz, il se murmure sous la charmille. Dites donc, pour un qui n’y a jamais mis les pieds, vous avez l’air d’en savoir beaucoup sur le quartier de la Vignettaz. Vous croyez vraiment qu’il y a des charmilles à la Vignettaz ? Ce serait pas plutôt des vignes ? À la Vignettaz, ce serait logique, des tas de vigne, de la vigne en tas à la Vignettaz, non ? Peut-être bien qu’il y a des vignes à la Vignettaz, mais il n’y a pas de bistrot à la Vignettaz, alors on a beau dire, des vignes sans bistrot ça vaut pas tripette, c’est comme ça qu’on dit, tripette, mais sûrement qu’à la Vignettaz on dit pas tripette parce qu’on trouve que c’est pas du raffiné, tripette, et qu’on dit pas sucer, à la Vignettaz, parce que ça se fait pas, sucer, à la Vignettaz, voyons, pas chez nous, parce que voyez-vous la Vignettaz c’est la haute, des immeubles, des villas, des jardins, rien que gens bien, pas des gens qui se sucent parmi, des gens comme il faut parce qu’à la Vignettaz on a des charmilles et des jardins et des villas et des immeubles mais dites-moi mon bon monsieur parce qu’il n’y a que des bons messieurs à la Vignettaz, des bons messieurs qui ne se sucent pas parmi à la Vignettaz et des bonnes femmes qui ne sucent personne, à la Vignettaz, alors dites-moi mon bon monsieur, vous cherchez une adresse précise à la Vignettaz, une rue, un chemin, une impasse, mais suis-je bête, il n’y a pas d’impasse à la Vignettaz, c’est pas le genre de la maison ?

Il y a aussi des chemins dans le quartier de la Vignettaz.

Impasse des Charmilles, ce serait joli, non ? C’est quoi l’adresse ? Il a noté sur un bout de billet : route de la Vignettaz. Il doit aller dans le quartier de la Vignettaz à la route de la Vignettaz. Chez madame Vignettaz pendant que vous y êtes ? Chez personne, il doit aller, juste aller, route de la Vignettaz dans le quartier de la Vignettaz. C’est bien dans le quartier de la Vignettaz, la route de la Vignettaz ? Non, c’est au Schönberg, qu’est-ce que vous croyez ? O.-K., donc la route de la Vignettaz, c’est dans le quartier de la Vignettaz. Vous savez par où il faut passer ? Bien sûr, c’est tout droit, et une fois que vous voyez des immeubles, des villas, des jardins et des charmilles, vous êtes arrivé. Merci mon bon monsieur. Moi à votre place, j’irais pas à la route de la Vignettaz. Pourquoi ça ? Parce que dans le quartier de la Vignettaz, il n’y a pas de bistrot. Vous y allez quand même ? Faut bien.

Et des vélos, il y a aussi des vélos, route de la Vignettaz.

Les vieilles adolescentes

Il y a des gens, à Fribourg comme partout, qui voudraient retomber en adolescence. Pas des jolies serveuses de vingt-trois ans. Non. Quand on est jolie, pas encore serveuse, et adolescente, genre – ça fait très ado de dire genre, ou ça faisait, parce qu’on est vite out – quatorze ou quinze ans, on n’a pas la vie facile – l’auteur avait écrit la fille facile, le genre de lapsus que ne traite pas le docteur Jung, l’auteur, c’est Freud qu’il devrait lire – on a bien envie de – les autres elles ont déjà – on aimerait bien – être la dernière la honte – avec – ou avec – peut-être avec – ou avec – on aimerait bien mais avec le bon – les autres c’était pas avec le bon – on aimerait bien que ça soit romantique – ça veut dire quoi romantique – je sais pas avec des fleurs des bougies – elles pouffent les autres – des bougies les mecs tu sais ce qu’il en font des bougies – c’est joli des bougies des bougies qui sentent bon – ils disent que les bougies on se les plante dans – senteur lavande – t’es vraiment dans le monde des bisounours – ou eucalyptus – tu t’es déjà enfilé une bougie dans – ou lilas – alors la première fois genre à quatorze ans ou à treize ou à douze ans ça a fait mal – il n’y avait pas de bougies pas de fleurs – ça sentait l’huile de moteur – pas de Bentley pas de Rolls pas de 1. Ford. 2. BMW. 3. Renault – l’huile du moteur de la tondeuse à gazon – parce que c’était derrière la haie après le local des poubelles à côté du compost devant le garage je sais plus trop – l’odeur c’était pas que l’huile de moteur c’était le chat crevé le chou pourri le sperme froid – alors quand on est maintenant une jolie serveuse de vingt-trois ans monstre bien roulée et tout et tout on fait la difficile, on couche pas avec le premier venu parce que le premier venu, à onze ans, c’était pas top, ni le deuxième ni le dixième. Fille facile, il a dit l’auteur ? Peut-être bien à l’époque parce qu’à chaque fois c’était le bon, l’homme de ma vie, le grand amour, parce qu’on est bête quand on a quatorze ans. Non, c’est les vieux qui veulent retomber en adolescence, les vieilles plutôt, parce que les vieux, ils pensent encore qu’ils sont jeunes et que les jolies serveuses monstre bonnes de vingt-trois ans vous savez la suite, on peut encore, qu’avec l’âge on a plus d’expérience et elles aiment ça les jolies serveuses de vingt-trois tout ça tout ça, l’expérience, sauf que ce qu’ils savent pas, les vieux, c’est qu’elles ont déjà essayé, les jolies tout ça, quand elles étaient adolescentes genre dix-sept dix-huit ans avec des vieux et que c’était pas mieux qu’avec des puceaux de douze ans, que ça faisait encore plus mal, que c’était plus pervers, parce que c’est pervers les vieux, vous vous rendez pas compte comme c’est pervers, les vieux. Non, c’est les vieilles – genre – elles disent genre, elles croient que ça fait jeune – cinquante ans – qui aimeraient bien retomber en adolescence, refaire des boums, des surboums, des bals, sauf qu’elles ne savent pas, les vieilles adolescentes qui disent trop cool en croyant que c’est dans le vent, alors que même dans le vent ça n’est plus dans le vent depuis des siècles, que les boums, les surboums et les bals, ça fait trop longtemps que c’est fini. Les vieilles adolescentes, elles croient qu’il y a toujours des soirées tango au Chat Noir, la boîte à danser du Bourg, alors elles finissent chez Rino,

Chez Rino

les vieilles adolescentes, dans les bras de faux jeunes, et elle se consolent qu’ils soient faux en se disant qu’ils sont portugais ou croates ou marocains parfois burkinabés érythréens srilankais et que si c’est pas de la viande fraîche au moins c’est de l’exotique. Exotique, elles disent, pas érotique. Érotique on aurait bien voulu, mais il n’y a plus de boums, de surboums et de bals, alors on se rabat sur de l’exotique, sur du plombier polonais, sur du carreleur yougoslave – elles ne savent pas, les vieilles adolescentes, que ça n’existe plus, la Yougoslavie – sur du dentiste hongrois – d’accord, sur de l’hygiéniste dentaire, n’empêche elles préfèrent dire dentiste, les vieilles adolescentes, mais attention il y a vieilles adolescentes et vieilles adolescentes, il y a les vieilles adolescentes de la haute, subventionnées par des maris qui leur préfèrent des jolies serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées à qui ils paient des robes de soirée dos-nu à paillettes et des études de littérature britannique mais qui ne veulent pas avoir à payer en plus la pension pour les mioches alors on a trouvé un deal chacun baise avec qui il veut je te refile trente mille balle par mois pas un sou de plus pas un sou de moins. C’est au SousSol qu’on les rencontre, ces vieilles adolescentes-là. Elles ne descendent pas au Bourg, ces vieilles adolescentes-là, sauf si on leur paie le souper à l’Hôtel de Ville,

Le Restaurant de l’Hôtel de Ville

là d’accord c’est pas les Trois Tours mais ça peut aller, de toute façon c’est pas pour la bouffe qu’on est là, hein mon lapin ? Ibrahim, c’est pas qu’il aime mieux les vieilles adolescentes que les jolies jeunes serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées avec qui il passe ses journées, à qui il dit toute la journée un café pour la quatre un express pour la douze avec un verre d’eau une bière pour la huit une Henniez bleu pour la vingt-trois, non, une de vingt-trois ans ça lui irait bien à Ibrahim, lui il en a vingt-cinq, alors vingt-trois ans, monstre bien roulée, étudiante… Étudiante, c’est ça le problème. Étudiante, ça veut dire fauchée. Étudiante, ça veut dire chérie tu me passes cent balles. Étudiante, ça craint. Alors il va au Sous-Sol, Ibrahim, et il soulève des vieilles. Ça paie, de soulever des vieilles. C’est pas qu’il aime l’argent, Ibrahim, c’est qu’il a un rêve, Ibrahim, il veut s’acheter une voiture, Ibrahim, pas une voiture pourrie de par ici genre – à force de fréquenter des vieilles adolescentes, il dit aussi genre, Ibrahim – 4. Mitsubishi 5. Honda 6. Opel, non, Ibrahim, la voiture de ses rêves, c’est une Bentley, la Bentaya ou la Continental,

Bentley Continental Speed Cabrio

décapotable, la Continental, t’imagines, Ibrahim dans sa Continental, comment qu’il se la pèterait, comment que les jolies serveuses de vingt-trois ans monstre bien roulées il te leur dirait autre chose que trois café à la douze, rivella rouge à la quatre, oublie pas les chips paprika, des trucs comme ça, Ibrahim, dans sa Bentaya, il leur dirait des trucs comme dans les films anglais, aux étudiantes en littérature britannique, genre James Bond, même si James Bond, d’accord, c’est pas Bentley, mais faut pas rêver non plus, c’est pas en soulevant des vieilles adolescentes à Fribourg qu’on va pouvoir se payer une Aston Martin.

T’imagines Ibrahim à la place de Daniel Craig ?

Pour la Bentley, c’est déjà pas gagné non plus parce que les vieilles adolescentes, à Fribourg, même quand elles puent le fric à cent mètres à la ronde parce que leur mari voilà voilà, leur fric, c’est pas pour payer des voitures à des Ibrahim d’une nuit qu’elles le claquent. Faut les voir dans les boutiques, les vieilles adolescentes de la haute. Une robe, deux jupes, trois tops, un machin qu’on sait pas s’il faut l’enfiler par les bras ou par les jambes, un peu comme ce pantacourt à bretelles qu’elle porte l’autre – un ristrète pour la quinze deux cocas pour la vingt-huit avec un sandwich salami – mais en plus clinquant, parce que ce qu’elles aiment, les vieilles adolescentes, c’est quand ça brille, alors il leur dit les plus brillantes, Ibrahim, et elles achètent ça, toute contentes de scintiller, les vieilles adolescentes de Fribourg. Mais à lui, que dalle. Des miettes. Et en plus, certaines, même payé, quand tu voilà, faut pas être trop regardant.

Crewe

Voilà déjà que l’auteur cherche à foutre le camp.

Quai 12 de la gare de Crewe (Angleterre)

Il pourrait par exemple partir pour Crewe – ville d’Angleterre – puisque la jolie serveuse monstre bien roulée de vingt-trois ans à culotte bavaroise customisée est étudiante en littérature britannique (et en psychologie, mais l’auteur n’a pas lu Jung, alors il s’en fout qu’elle soit étudiante en psychologie, de toute façon la psychologie, les femmes et l’auteur ne font pas bon ménage). Crewe : 71’722 habitants. Un peu plus que Fribourg – deux fois plus d’accord – mais moins qu’avec Villars-sur-Glâne, Marly et compagnie. Pourquoi Crewe ? A cause des locomotives.

A Fribourg, les locomotives, bof. A Crewe, waw ! Waw, en anglais, ça veut dire waw. Ça dit ce que ça dit. Pas besoin de traduire. Demander quand même à la jolie serveuse et tout le toutim juste pour le principe de lui demander, mais nous avons oublié que l’auteur est rentré chez lui et qu’il n’a sous les yeux que le Cri de Munch parce que c’est juste en dessous de Crewe (si l’on excepte la centrale nucléaire de Creys-Malville) dans le Petit Robert des Noms Propres.

A Crewe – c’est écrit – il y a aussi les bagnoles. Pas les pourries, les Bentley et les Rolls. A Fribourg aussi, il y a des bagnoles. Mais à Crewe, on les construit, les bagnoles, alors qu’à Fribourg, on essaie – sans succès – de les parquer, les bagnoles. Et c’est pas des Bentley, les bagnoles, à Fribourg. Ni des Rolls. Des quoi ? Des noires et des blanches, comme les vaches et comme le drapeau, des sans cornes.

La marque ? Quand on était gamins, on regardait passer les voitures – on disait pas encore les bagnoles, on était bien éduqué quand on était gamin – et on notait toutes les marques. Retomber en enfance (en noter dix, de marques, quand on était gamins, on en notait des centaines, on passait des journées entières à noter sur des feuilles les marques de bagnoles).

Alors ?

  • 1. Ford.
  • 2. (le problème, c’est qu’on a oublié quel sigle quelle marque) BMW.
  • 3. Renault.
  • 4. (le bus, ça ne compte pas) Mistubishi.
  • 5. (heureusement qu’il y a Google) Honda.
  • 6. (deux coureuses de moins de cinquante ans, une blanche, une noire, ça ne compte pas non plus) Opel.
  • 7. (un vieux sur un vélo, faut pas pousser, même si ça l’aiderait, à la montée, parce qu’il a de la peine, pépé, mais bon, avec les vélos électriques, de nos jours, je répète, faut pas pousser) Audi.
  • 8. Citroën.
  • 9. Volkswagen.
  • 10. (Bentley ? Rolls ?) Mercedes.

C’était court, non ? Encore dix ?

  • 11. Fiat.
  • 12. Peugeot.
  • 13. Un type qui court (si, si, ça compte, quand on était gamins, on comptait bien Juliette quand elle allait au pain et on la recomptait quand elle remontait du pain)
  • 14. Dacia.
  • 15. Jeep.
  • 16. Corneilles (si, si, le ciel aussi, ça compte).
  • 17. Tesla.
  • 18. Le bus (comment ça on a dit que ça comptait pas, le bus ? bien sûr que ça compte.)
  • 19. (putain, y’a que des VW, comme à l’époque du moustachu) Un type qui court (putain, y’a que des types qui courent !).
  • 20. (celle-là, on la fait sérieusement, quitte à rester toute la nuit) (c’est chaque fois les mêmes : à Fribourg, il y a dix bagnoles qui tournent en rond et on a l’impression qu’il y en a des milliers, mais pas une seule Rolls ni une seule Bentley, pas comme à Crewe) Volvo (pas sûr, mais j’en ai marre).

D’autres différences entre Fribourg et Crewe ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont le musée suisse de la machine à coudre ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont la fontaine à Tinguely ?

Est-ce qu’à Crewe, ils ont Hubert Audriaz ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont ces deux nanas qui passent en causant suisse allemand ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont la lune ? Pas n’importe quelle lune, la lune gibbeuse – ils ont aussi ça, à Crewe ? – au-dessus de Bourguillon, la lune gibbeuse ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont des jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans en jupe-culotte à ficelles qui sont étudiantes en psychologie et en littérature britannique le reste de la semaine ? Est-ce qu’à Crewe, ils ont cette odeur de pomme de terre pourrie comme là maintenant ? Ils ont pire, à Crewe, ils ont l’odeur des locomotives, ça pue, les locomotives, et l’odeur des Bentley et l’odeur des Rolls, ça pue, les bagnoles, surtout les anglaises, c’est comme les femmes – tais-toi, t’entends ce que tu dis ? – bon d’accord, c’est pas les Anglaises qui puent, c’est les Irlandaises, parce qu’elles sont rousses – tu dis vraiment n’importe quoi, t’as appelé le docteur que je t’ai dit ? – C.J. Jung, tu veux rêver ? – Oui, je veux rêver, il paraît que les rêves, c’est bourré de symboles – C’est toi qui est bourrée, ma pauvre vieille ! – Pauvre vieille, merci bien ! – Parce que t’as vingt-trois ans, toi, que t’es monstre bonne et tout et tout ? Non, alors tu te la fermes. – T’as fini, oui ? Parce que moi aussi, j’ai fini, et ce soir tu sais quoi ? – Je sais, l’aspirine, mal de crâne, pas ce soir, on connaît la chanson – Non, ce soir, Ibrahim. – T’es qu’une trainée – Trainée de force par un connard. – Vas-y, ma belle, fais-toi défoncer le derche par ce bougnoule, faudra pas venir pleurer quand il t’aura piqué ton blé et que t’auras choppé la chtouille – Comment j’ai fait pour aimer un type pareil ? – Parce que tu m’as aimé ? – Figure-toi que oui, mais t’as raison, je suis vraiment conne. – Tu vois que t’es capable de lucidité ! Et t’iras où quand ce rastaquouère se sera trouvé une jolie petite serveuse de vingt-trois ans monstre bien roulée avec un string à bretelles, une qui est étudiante en un machin que t’as même pas compris ce que ça veut dire, t’iras où, dis-moi moi voir où t’iras – Je sais pas, j’irai à Crewe et je roulerai en Bentley. – Mais bien sûr, et pourquoi pas en locomotive ?

Sur une terrasse un samedi soir

Vue depuis ma terrasse, le soir.

Essayons : Fribourg le soir. Pas encore by night. Juste avant. Le soir. L’agitation cesse – ou commence – sommes-nous lundi sommes-nous samedi – les marcheurs sont moins pressés. Freiburg am Abend. On parle plus doux – ou plus fort – sommes-nous dimanche sommes-nous jeudredi – c’est l’heure où l’on commence à se dire les choses qui comptent – pas celles qui comptent les sous – les mots qu’on a ruminés toute la journée en se disant et en se redisant ce soir il faut que je lui dise c’est important qu’elle comprenne c’est l’occasion ou jamais – le soir, on est mieux luné pour écouter – ou alors c’est pire le soir que le jour elle dit écoute chéri je suis crevée on en reparlera demain qu’est-ce que tu as dit attend la mi-temps mais putain pourquoi ils mettent la musique si fort. Tout ça, les mots qu’on dit et les mots qu’on retient, c’est le soir universel, le soir de partout, mais qu’est-ce que c’est que le soir à Fribourg ? Qu’est-ce qui fait que le soir à Fribourg, c’est le soir à Fribourg, pas le soir à Neuchâtel, pas le soir à Londres, pas le soir à Ouagadougou ? Le soir à Fribourg, comme le soir partout, c’est une multitude de soirs. Mais le soir typique, c’est quoi, à Fribourg, le soir made in Fribourg ? Et le soir quand d’abord ? le soir en été ? le soir en hiver ? le soir en octobre ? le soir un mardi, un dimanche, à la pleine lune, sous la pluie ? Au bol : un samedi soir. Il se passe plus de choses le samedi soir que les autres soirs, ce n’est pas plus typique mais c’est plus esthétique, on peut plus facilement faire de la littérature ou croire qu’on en fait, un samedi soir en été sur une terrasse. N’importe quelle terrasse, on détaillera plus tard. Une terrasse à Fribourg un samedi soir. Des gens – des jeunes, des vieux, des hommes, des femmes, des enfants, des chiens, des pigeons et des guêpes ; même le soir, en été, les guêpes – des gens qui sont assis sur une terrasse à Fribourg un samedi soir. Sur toutes les terrasses du monde, des gens sont assis le samedi soir. Les gens de Fribourg ne sont pas plus mal ni mieux assis que les gens de New-York – peut-être que si, c’est moins pollué à Fribourg qu’à New-York – ou que les gens de Montagny-la-Ville – peut-être que non, il avait l’air si heureux, grand-papa, assis sur son banc à Montagny-la-Ville – non, les gens de Fribourg sont assis de la même façon que les gens de partout ailleurs sur la terre. D’ailleurs, ils ne sont pas tous assis. Les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes ne sont pas assis. Ils courent, ils volent, ils jappent, ils roucoulent, ils bourdonnent, les enfants, les chiens, les pigeons et les guêpes. Les hommes et les femmes par contre sont assis, surtout les vieux hommes et les vieilles femmes.

Toujours ma terrasse, un autre soir (peut-être un samedi).

Sur les terrasses, le samedi soir, à Fribourg, les serveurs et les serveuses sont debout, les serveuses surtout, les jolies serveuses de vingt-trois ans – pourquoi vingt-trois ans ? – les jolies serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – on a compris, monstre bonnes, les serveuses de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine, étudiantes en lettres en économie en droit, les monstres bien roulées étudiantes en droit, les cageots étudiantes en sciences, et les étudiantes en lettres ça dépend, charmantes souvent, monstre bonnes rarement – les gens assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg regardent déambuler les jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes durant le reste de la semaine – et les femmes ? – quoi, les femmes ? – elles regardent qui, les femmes ? – elles regardent les serveuses à timon – qu’est-ce que c’est pour des, les serveuses à timon ? –

timon

– mais encore ? – les jolis serveurs monstre bien roulés de vingt-trois ans qui sont étudiants durant le reste de la semaine – et pourquoi qu’elles les regarderaient, les femmes, les serveuses à timon ? – parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg en été boivent des bières, des

mais aussi des Chauve (ça a fermé depuis), des Mains du Roi, des Barbeblanche, des Juscht’s, des canettes de bière,

à Fribourg, ceci
n’est pas une canette.
à Fribourg, une canette, c’est ça.

parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg prennent du bide, parce que les hommes assis sur les terrasses le samedi soir à Fribourg mâtent les déambulations fessières des jolies serveuses monstre bien roulées – putain le cul qu’elle a celle-là ! – tu me fais honte ! – arrête de faire ta coincée, j’ai bien vu comment tu reluques le black qui sert les liqueurs à gonzesses – en tout cas, il a l’air moins con que toi, comment j’ai fait pour épouser un type pareil ? – n’empêche que si t’avais su garder le cul que t’avais à vingt-trois ans, je serais pas obligé de mâter le putain de cul de bombasse qu’elle a cette – tu te rends compte qu’elle t’entend ? pardon mademoiselle – c’est rien, j’ai l’habitude – tu vois, chérie, faut pas t’énerver – mais moi, à votre place, je ferais pas que le zyeuter, Ibrahim – qui ça, Ibrahim ? – le black aux pecs d’enfer, madame, moi j’ai aucune chance, son truc c’est les cougars, alors à votre place, un si beau samedi soir, je – dis donc salope, tu serais pas en train d’inciter ma femme à – cocufier un connard de première, monsieur, en effet ; qu’est-ce que je vous sers ? Il n’eut pas le courage du mauvais witz.

A la table d’à côté, des militaires rigolaient. Qu’est-ce ça fout, des militaires, un samedi soir sur une terrasse à Fribourg ? Ça boit des bières. Depuis le matin. Des bières suisses allemandes. Et ça sourit aux jolies serveuses monstre bien roulées de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, parce qu’eux aussi, le reste du temps, ils sont étudiants. En cours de répète. Mais le samedi soir, c’est pas congé ? Oui oui, mais on est là depuis le matin, on aurait dû rentrer mais on est en voiture alors on peut pas donc on boit des bières suisses allemandes et on sourit aux jolies serveuses qui nous sourient aussi et ce soir celle-là je t’assure qu’elle va prendre – dis-donc vous, je vous entends aussi et je pense pas que dans l’état où vous êtes – c’était pour rire, t’énerves pas, sers-nous plutôt – la bite – tais-toi, tu vois pas qu’elle est pas d’humeur ? – sûrement qu’elle a ses bringues – t’es vraiment lourd – sers-nous plutôt une bière, ma jolie. C’est mieux.

L’auteur, que ces histoires de terrasse, de bière et de jolie serveuse a rendu tout chose, n’a pas eu d’autre choix, même si nous ne sommes ni le soir ni samedi, que de se rendre sur place afin de vérifier de ses propres yeux si ces dires extrapolés correspondent un tantinet soit peu à la réalité. La vérité avant tout, se sacrifier pour la vérité, telle est l’éthique de l’auteur. Aller directement à l’essentiel : la serveuse. À timon. Déplacement annulé. Retour à la case départ. Les buveurs de bière ? Boivent du vin. Le voisin – il faut toujours partir à l’autre bout de la ville pour croiser le voisin – boit du blanc. Tout seul. Veuf. Il y a aussi un barbu à queue de cheval qui lit. Qui lit quoi ? Un livre. Petit. De lui.

Carl Gustav Jung (1875 – 1961).
(Photo by Hulton Archive/Getty Images)

Un truc de psy avec des symboles tout partout. Jamais lu. D’ailleurs il arrête de lire – ouais, Laurent (rire gras) oui je prends d’accord parfait tant mieux c’est quelque chose de derrière (rire impatient de retourner au bouquin) voilà donc alors tu vois c’est parfait tu l’aurais pas pensé ce matin alors c’est bon c’est bon il faut jamais désespérer il y a des moments plus durs que d’autres ouais ouais (tu vas boucler ou quoi ?) t’en as pour mille balles en vitesse (rire méchant) ma Suzuki oui oui j’en ai eu pour deux mille balles c’était un parechoc c’est du passé oui oui alors à bientôt – il a besoin de psychologie, le vieux barbu, en effet, mais Jung, c’est pas plutôt de la psychanalyse ? Vous savez, moi, tous ces trucs de psy-machin-chose. Le vieux a replongé la tête dans son bouquin.

Toute affaire cessante, remarquons que ce n’est plus la même serveuse : jolie, vingt-trois ans, étudiante, on parie ? L’auteur sait qu’il ne le lui demandera pas. L’auteur écrit, il ne parle pas.

De dos :

le Père Girard (pourquoi ce sapin?)

Encore le téléphone : je suis seul sur une terrasse à Fribourg en train de lire Jung disons d’essayer de lire Jung. La serveuse – pas celle à timon, la blonde, parce qu’en plus elle est blonde – est accoudée au zinc. Ici, c’est – l’auteur n’en est pas sûr, il faudrait le lui demander mais elle est étudiante en lettres, pas en sciences – du vrai zinc. Pourquoi étudiante en lettres ? Les habits. Pour l’instant cachée derrière le zinc avec l’autre, le blond, parce qu’en plus il est blond, la serveuse à timon. Mais la voilà. Quel nom donner à ce qu’elle porte ? Un plateau. Certes, mais que revêt son corps de rêve ? Un short à bretelles. Non. Une salopette mini. Non plus. Elle est repartie derrière le zinc. Salopette, ça lui irait bien, pense l’auteur. (Tu te rends compte de ce que tu lui dis ? Je ne dis rien, j’écris. N’empêche que t’es rien qu’un obsédé) Une sorte de bleu de travail. Vert. Elle parle anglais – we have Johannis, Chasselas – qu’est-ce qu’ils ont tous à boire du vin ? – étudiante en littérature – les trucs avec l’esthétique, à coup sûr, ça la branche, elle est jolie,

Voilà ce que j’ai trouvé
de plus ressemblant pour
illustrer les vêtements
de la serveuse à gigoteuse.

elle porte un sac comme les bébés mais pas jusqu’aux pieds, une sorte de gigoteuse ou de turbulette verte (l’auteur découvre ces mots à l’instant et il en est tout émoustillé) – elle est étudiante en littérature britannique, pas anglaise mais britannique, galloise, écossaise mais pas non plus irlandaise, ou du Nord. Blonde, pas rousse. Son auteur préféré ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. She must serve. C’est juste, mister ? Yes. Very beautiful girl. Thank you. C’est un vieux. T’as vu que c’est un vieux, Caroline ? Et alors, pourquoi pas un vieux, un vieil anglais bourré de pognon ? Et vénale en plus ! Toutes des. Dis donc, l’auteur, tu ferais mieux de lire Jung, ça te ferait du bien, il faut soigner ta libido par les symboles. L’auteur préfère boire des bières et mâter les jolies serveuses monstre bonnes de vingt-trois ans qui sont étudiantes le reste de la semaine, chacun ses goûts. Tu sais qui c’est, le père Girard ? Elle sait pas trop, elle a du boulot. C’est – enfin c’était – un pédagogue. Un pédaquoi ? Un pédagogue, pas un pédophile. Enfin, je crois. Un curé. Alors un pédophile. Tu généralises. Non, un pédagogue. Pédagogue : enseignant, éducateur, spécialiste de pédagogie, dit Larousse. La blonde. Tais-toi. Pédagogie : la pédagogie désigne l’art de l’éducation, répond Wikipédia. Quand je vous disais qu’elle était étudiante ! En littérature britannique. Ou en psychologie. En psychanalyse ? Plus personne n’étudie la psychanalyse. Et le vieux barbu qui lit Jung ? Il est vieux, justement. Et barbu. Mais moi aussi, je suis barbu, s’indigne l’auteur. Tout le monde est barbu, de nos jours, c’est quoi le symbole ? Demande à Jung. L’auteur préfèrerais le demander à la jolie serveuse monstre bien roulée de vingt-trois ans qui est étudiante en psychologie et en littérature britannique le reste de la semaine mais elle ne sait pas trop quoi lui répondre, la serveuse, et en plus elle a du boulot, et d’ailleurs elle est partie. L’auteur n’a donc plus aucune raison de rester planté sur cette terrasse, d’autant plus que nous ne sommes même pas samedi soir.