
École primaire de la Vignettaz. En travaux. Des barricades. Des recoins. La nuit tombe. Une meute d’ados joue les durs. Ils boivent du coca, ils mâchent des chiclettes, ils bombent le torse. Parfois ils courent. Tous. Dans tous les sens. D’autres fois, c’est un seul qui court et une seule qui court avec. Il lui a piqué son sac à main. Elle crie. Un cri qui rigole. Elle lui court après. C’était voulu. Elle le rattrape. On est vite essoufflé quand on a quatorze ans. Elle essaie de lui arracher le sac des mains. Elle crie. Il tient bon. Elle s’agrippe à son poignet. Il ne lâche rien. Elle tire son pull. Il l’attire à lui. Elle dit non. Il la serre plus fort. Elle s’extirpe de son étreinte, lui dit qu’il est bête, récupère le sac qu’il a laissé tomber. Il sourit. Elle se dit que vraiment il est trop bête. Il éclate de rire. C’est vraiment trop un bouffon. Il a quelque chose dans la main. Il rit toujours plus fort, toujours plus bête. Elle est obligée de s’approcher encore de lui. Une boîte de tampax, voilà ce qu’il a dans la main, ce puceau. Elle le regarde avec dégoût et elle fouille dans son sac. Ça va, les capotes sont toujours là.

École primaire de la Vignettaz. Nuit noire. Il a dit derrière la grille on sera plus tranquille. Elle est seule. Elle a peur que des gens la voient. C’est écrit interdit. C’est peut-être dangereux. Il y a des fenêtres allumées. Quelqu’un. Une femme. Elle sent bon la cannelle. Elle a l’air pressée et ne la remarque pas. Ouf. Elle rentre son ventre pour passer entre le mur et la grille. Ça passe juste. Voilà : elle est dedans. C’est tout noir. Il y a des machines de chantier. Éteintes bien sûr, mais ça fout la trouille, et il y a des gros cailloux, et un bâtiment à l’abandon. C’est tout noir. Elle a peur. Pourquoi est-ce qu’elle fait ça ? Elle fouille son sac à main. Elles sont toujours là. Ouf. Pourquoi elle lui a dit oui ? Elle regarde le ciel, elle cherche la lune, elle se dit qu’avec la pleine lune, ça sera romantique, mais elle ne trouve pas la lune. Il y a des étoiles. Un peu. Mais ces machines, ces cailloux, ce bâtiment qui croule, ça ne lui dit rien. Peut-être que ce serait mieux de. Salut. Salut. C’est lui. Il lui roule une pelle. Qu’est-ce qu’il embrasse bien ! Un mec de dix-huit ans, c’est normal, c’est pas un puceau comme l’autre con avec son tampax. Elle ne lui a pas dit que. Il croit sûrement que. À quatorze ans, on a toutes. Enfin, les copines disent que. Et elle fait plus que son âge. C’est les seins qui font ça. Chez certaines, ça pousse plus vite. Et lui, il croit qu’elle a. Elle a dit quoi, seize ? Alors il ne perd pas de temps. Attends. La capote. Y’a pas de risque. Tu parles ! Allez, s’il te plait ! Bon, d’accord. Elle se recoiffe, baisse sa culotte, elle a froid. Il est prêt. Elle se mord les lèvres. Ça brûle. Heureusement qu’il fait nuit. Ça brûle vraiment. Il accélère. Elle est coincée contre la grille. Ça brûle trop. Son corps contre elle, c’est lourd. Il la pousse vers le mur. Ça brûle trop, arrête ! À genou, j’arrive ! Quoi j’arrive ? Mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Elle obéit. Il referme sa braguette. Y’a vraiment des putes. Il part. Attends ! Je t’aime. Elle est toute seule Elle s’essuie les yeux. La lune vient d’apparaître. Il y a une machine de chantier qui la regarde. Elle a l’air de dire : ma pauvre, tes nichons auraient mieux fait de pousser moins vite. Au moins, il a mis une capote, au début.
École primaire de la Vignettaz. Silence. Ciel dégagé. Personne. Pleine lune. Des machines de chantier à l’arrêt. Bâtiment vide. Tags. Fuck. Des bites. Un trou creusé, une tranchée. Des tuyaux. Des pierres. Sur la grille : chantier interdit. Silence. De l’herbe qui pousse à travers le béton. Une racine. Contre le mur : des pelles, un balai, des bidons en plastique alignés. Un râteau. Une lumière blafarde, changeante, tantôt sur un outil, tantôt sur l’autre. Un ouvrier a oublié sa veste. Un autre sa casquette. La lune balaie les machines de chantier. Une pelleteuse Liebherr R936 B. Un tracteur Bührer 6135. D’autres monstres de fer. Une boîte de tampax.
École primaire de la Vignettaz. Six heures trente. Franco, toujours le premier. Il aime ce moment avant le travail, tout seul. Le jour va se lever. Il sera là pour le regarder. Les autres seront dans leur voiture. Ou bien en train de se raser. Franco a laissé pousser la barbe. Comme ça, le matin, pas besoin de se raser. Il a son appartement à Monséjour, tout près. Il vient à pied. Comme ça, pas de stress. Il aime regarder le chantier quand il ne se passe rien. Comme ça, on voit le boulot qu’on a déjà fait. Là, pour le moment, c’est le boxon. On a creusé. C’est tout. Il y a des cailloux partout. Il va falloir les enlever. Franco s’occupe de la pelleteuse, enfin pas une pelleteuse, une pelle mécanique hydraulique, il faut être précis. Une belle bête. C’est quand même beau, un chantier, quand on n’est pas en train de bosser dessus et que c’est bien propre, bien ordré, bien aligné, y’a qu’à cette heure que c’est comme ça nickel, pas un débris qui traîne, pas un… Qu’est-ce que… C’est quoi, ça ? Franco court voir. Une boîte de. C’est quoi, ça ? Des. Et à côté une. Merde, une carte. Une carte d’identité. Merde, une carte d’identité. Melinda Fer. Fer quoi ? On n’arrive pas à tout lire, il y a quelque chose dessus. Qu’est-ce c’est que ça ? Franco ramasse la carte. Melinda Fernandez. Il a le doigt tout gluant. C’est quoi, ça ? C’est du. Pas possible. Qu’est-ce qui se passe par ici la nuit ? Et là, sur le sol, c’est. Du sang ? Franco n’aime pas ça. Ça et pis du sang, ça sent pas bon. Si on creuse, peut-être qu’on va trouver un. Non. Mais il y a du sang quand même. Bon, du sang, ça peut arriver. Melinda Fernandez. La date de naissance, c’est. Ça fait. Putain. Une gamine. Quel est le salaud qui.
– Eh, Franco ! Qu’est-ce qui se passe ? – Regarde, chef. – Elle fait plus. Pas étonnant qu’elle se fasse tringler en cachette. T’as vu comme elle… – Ta gueule ! – Comment ça, ta gueule ? Tu veux quoi ? lui faire la morale ? lui expliquer que le bon Dieu il a dit pas avant le mariage et que c’est pas bien de faire des choses pareilles ? Notre boulot, c’est de creuser, pas de remettre les petites filles égarées sur le droit chemin, Franco. Alors, maintenant, tu emmodes ton engin et tu creuses, capito ? – Il faut quand même qu’on lui rende sa carte d’identité, non ? – Y’a une adresse sur ces trucs ? – Non. C’est juste écrit : Origine Fribourg. – Normal. Fernandez. Tu crois que c’est suisse à la base Fernandez, Franco ? T’es originaire d’où, toi ? – Piémont. – C’est écrit ça sur ta carte d’identité ? Franco sort son porte-monnaie. Origine : Fribourg. Naturalisé. – Il doit pourtant bien avoir un moyen de… – T’inquiète, Franco, elle viendra toute seule comme une grande. Tu crois vraiment qu’elle va aller dire à ses parents qu’elle est venue ici la nuit passée et qu’elle s’est fait taguenatser par un mec sûrement deux fois plus vieux qu’elle ? – D’accord, chef, je garde la carte et si jamais elle vient, je… – C’est ça, tu… Maintenant, au boulot, et que ça saute !

École primaire de la Vignettaz. Midi et demie. Franco est resté, des fois que… Il a pris un sandwich. Ça suffit, c’est pas la faim qui le ronge. Il est assis contre la grille, à l’endroit où… Pas terrible, ce sandwich. Pourquoi ils mettent toujours des immenses concombres dedans ? Salami, il avait acheté un sandwich salami, pas un sandwich concombre-vinaigre, ça l’énerve, ça, cette manie de mettre des concombres géants partout, tu sens plus que ça, le vieux bocal de concombres transgéniques qui baignent dans le vinaigre, il avait dit salami, pas vinaigre-concombre, c’est quand même un monde ça, le salami c’est du salami un point c’est tout, c’est pas bien compliqué de… – Pardon monsieur, je voudrais savoir si… – Melinda ? – On se connaît ? – Pardon, mais j’ai trouvé ta, enfin votre, carte d’identité, et avec la photo, je vous ai, enfin, vous êtes jolie comme sur la photo, voilà, ça va, Melinda ? – Et elle est où, ma carte ? – Elle est, attendez, elle est dans ma veste, sur la machine, je vais la chercher, vous êtes sûre que ça va, Melinda ? – Qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Donnez-moi ma carte. – Il vous a pas fait mal au moins ? – De quoi je me … Elle s’était arrêtée net de parler. – C’était la première fois ? – Foutez-moi la paix ! – Pardon, la carte. Il se lève. Va vers la pelleteuse. Prends la carte dans la veste. Revient.
Ecole primaire de la Vignettaz. Dix-huit heures trente. C’est bon. Tout est en ordre. On peut y aller. C’est pas trop tôt. Oui. Comment ça, oui ? Oui pour les deux questions. D’où ça vient, cette voix ? Oui, c’était la première fois et oui, ça a fait mal. De l’autre côté du mur, ça vient de l’autre côté du mur. Je pensais pas que ce serait comme ça. Il contourna le mur. Rien. Je l’aimais. Les poubelles. Ça vient des poubelles du bloc à côté. Je croyais qu’il m’aimait aussi. C’est bien ça, du local des poubelles. C’est normal que ça fasse mal ? Qu’est-ce qu’il en sait, lui ? Franco, est-ce que c’est normal que ça fasse mal ? Ça dépend. Et que ça brûle, c’est normal aussi ? Qu’est-ce qu’il en sait, Franco, si ça brûle ? Je sais pas, je crois pas. Et à la fin, ça se passe comment ? Comment ça, à la fin ? Quand c’est fini, il se passe quoi ? Est-ce que je sais, moi ? Quand c’est fini, c’est fini, pourquoi ? Non, rien, désolé de vous avoir dérangé, monsieur, je vais y aller, merci pour la carte.
