Tord hideux, ils ont tronçonné le tilleul de Torry, le tilleul tordu de Torry – c’est terrible – est mort, c’était un tilleul foudroyé, un vieux tilleul solitaire, un sage tilleul qui ne demandait qu’à vieillir en paix. On l’a remplacé par un tilleul enfant qui lui aussi sera remplacé puis remplacé et remplacé encore, le tilleul de Torry ayant été couronné roi de Torry, le tilleul de Torry ne mourant pas tant que Torry sera Torry, vive le roi de Torry, puis viendra l’heure où Torry mourra et avec la mort de Torry mourra aussi le tilleul de Torry.
Une jolie promenade avec Mary et les larmes qui coulèrent quand l’arbre fut assassiné sont déjà sèches.
Nous y avions laissé Mary Poppins, parce que seule Mary Poppins est immortelle, parce qu’elle seule hantera Torry quand Torry ne sera plus Torry, parce qu’elle seule se souviendra du tilleul de Torry quand il n’y aura plus ni tilleul ni Torry. Voilà ce que racontera Mary Poppins à qui voudra bien l’entendre. Elle racontera – elle n’inventera qu’à moitié – la première entaille du nouveau tilleul de Torry, la première cicatrice aussi, le moment précis où le nouveau tilleul de Torry est redevenu le vrai tilleul de Torry. Écoutons donc avec recueillement notre nounou de paradis broder sur le vide une histoire jolie.
Elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien et tous deux s’étaient assis sur le petit banc.
Pour la suite de l’histoire jolie, on connaît la chanson.
Le petit banc, c’était l’arbre d’avant l’arbre d’avant, qui était resté le petit banc de Torry malgré la mort du tilleul et malgré la mort de Torry. Mary Poppins s’était levée, elle avait dit regardez-les et nous les avions regardés : elle s’appelait Caroline, il s’appelait Sébastien, est-ce que vous les reconnaissez ? Caroline était belle, Mary Poppins n’en a pas dit plus, Caroline était belle et Sébastien aimait Caroline, vous l’avez deviné, et leur histoire, comment a-t-elle commencé ? Comme vous voulez. Elle a commencé comme cela fut maintes fois raconté, voilà ce qu’a dit Mary Poppins, elle a commencé dans chaque quartier à sa façon, parce que Caroline et Sébastien ne sont dans ce roman que des fantômes, des fantasmes, des illusions bienveillantes que l’auteur a inventées pour se mettre du baume au cœur. Chaque quartier a ses traditions, chaque quartier veut que Caroline et Sébastien soient à eux, mais Caroline et Sébastien, quand il n’y aura plus de quartiers, Mary Poppins prétend que c’est ici qu’on les verra, sous le tilleul de Torry, les soirs de pleine lune et les belles nuits d’été, et elle raconte aussi, Mary Poppins, que Caroline et Sébastien sont assis sur ce banc et que c’est comme au cinéma, vous savez, le baiser.
Mary Poppins en a les yeux tout rouges. Il n’y a plus de toits à Fribourg, il n’y a plus de cheminées, il n’y a plus de ramoneurs, il n’y a plus que Caroline et Sébastien et il faudrait que ce roman s’achève ainsi mais elle sait, Mary Poppins, que dans la vraie vie – elle a entendu parler de la vraie vie une fois, il y a longtemps, Mary Poppins – ça ne se termine pas toujours comme ça et que la ville ça ne finit jamais, et la ville n’a pas vraiment disparu, c’est seulement parce qu’on est ici, assis sur le petit banc du tilleul de Torry, qu’on a cette idée bête que la ville a disparu, à cause des champs tout autour, de l’amour naissant, des corneilles et de l’antenne solitaire dressée au sommet de la colline.
Mais l’antenne, c’est la ville, c’est la 5G, ce sont des têtes engouffrées dans des rectangles, des silhouettes déambulant sur des trottoirs, des bus TPF et des voitures qui klaxonnent. Caroline a cessé d’embrasser Sébastien, elle note sur son carnet les marques et les numéros de plaque. Sébastien, déçu, se demande s’il n’aurait pas mieux fait de séduire Mary Poppins, parce que Mary Poppins aussi, elle est belle, aussi belle que Caroline, immortellement belle, elle est, Mary Poppins, se dit Sébastien, alors que Caroline va vieillir, qu’elle deviendra comme le vieux tilleul de Torry, Caroline, rabougrie, et qu’un jour un bûcheron arrivera avec sa grande hache, parce que la vraie vie, il le sait, Sébastien, ce n’est pas comme dans les contes et les dessins animés. Les soirs de pleine lune, Sébastien se transforme en loup-garou et il dévaste tout Torry. C’est pour ça qu’il n’y a plus de Torry, c’est à cause de Sébastien et de Mary Poppins, parce que si Sébastien ne s’était pas transformé en loup-garou, Mary Poppins aurait pu aimer Sébastien, mais Mary Poppins est jalouse de Caroline, parce qu’elle aussi elle connaît les dessins animés et contes de fées, parce qu’elle aussi elle a un miroir un beau miroir mais revenons à la triste réalité, bien sûr que Sébastien n’est pas un loup-garou, bien sûr que Mary Poppins n’existe pas pour de vrai, bien sûr que Caroline et Sébastien sont assis sur le petit banc du tilleul de Torry, le nouveau tilleul de Torry, le jeune tilleul, celui sur lequel ils viennent tout juste de graver dans un cœur leurs initiales, un petit s assis dans un grand C comme sont assis Caroline et Sébastien sur le petit banc du tilleul de Torry, mais leur baiser, ce n’est pas la fin du film, ce n’est pas le début du roman non plus, leur baiser, c’est un baiser de routine, parce qu’il y a si longtemps que Caroline et Sébastien hantent ce récit qu’on ne saurait faire croire au lecteur que tout ceci ne fait à chaque fois que commencer, Caroline et Sébastien sont un leitmotiv, la touche romantique sans laquelle la ville ne saurait prendre vie.
Et puisque nous nous sentons l’âme mièvre, voici un autre baiser, volé dans une autre vie.
Après ce baiser – non, se dit Sébastien, avec Caroline, il n’y a jamais de baiser de routine – les deux amoureux se sont levés et ils sont repartis vers le quartier de Torry, laissant seul le tilleul pleurer les entailles qu’ils lui avaient faites. Un arbre, ça ne devrait pas tant s’approcher des villes et des humains.
Un arbre dans la ville n’est jamais tout à fait à sa place, même avec Le Forestier.
Elle pose son parapluie au pied de l’arbre. L’arbre de Torry. L’arbre du Torry ? Elle arrive à Fribourg. Elle ne sait pas. Un chêne ? Un hêtre ? Un poirier ? Elle n’y connaît rien. Un arbre estropié. Un manchot. La foudre ? La tempête ? L’ouragan ? Elle ne sait pas. Elle arrive à Fribourg. Rase campagne. Un arbre. Le décor d’En attendant Godot mais sans route. Des champs. Du froment ? De l’orge ? De la luzerne ? Elle ne sait pas. Elle n’y connaît rien. Elle débarque à Fribourg. Un chemin à travers champs. Elle dit au revoir à l’arbre. À bientôt. Elle se promet de se renseigner. Un chêne foudroyé ? Un hêtre vandalisé ? Un poirier battu ? L’arbre de Torry, à mesure qu’elle descend vers la ville, devient plus petit. La voilà à Fribourg. Elle n’y connaît rien. Pour l’instant : des villas.
Bientôt : des immeubles. Une ville comme les autres. Comme Londres. En plus petit. Comme Manchester. En plus cossu. Comme Liverpool. En plus propre. Une ville à la campagne. Elle remonte vers l’arbre. Traditionnel oubli du parapluie. Il fait beau. Elle n’y a pas pensé : tête en l’air. D’ailleurs elle en vient, de l’air. Sur terre, elle perd pied. L’adresse ? Route des Bonnesfontaines. Elle a soif. Fouille dans sa mallette. Plus au fond. Voilà. Une gourde. Vide. Une gourde. Elle aussi. Coupe à travers champs. De blé ? De colza ? De manioc ? Elle n’y connaît rien. Elle débarque à Fribourg. Alors : rue des… non… chemin… non… route des bonnes fontaines. Voilà. Est-ce que ce sont des immeubles ? Tout en longueur. Comme une règle pour taper sur les doigts des enfants. Ça ne lui plait pas. De la verdure. C’est déjà mieux. Un panneau routier : sur fond bleu, un homme qui marche, un enfant qui joue au foot, une voiture, une maison avec un toit pointu. Elle observe : personne, ni adulte ni enfant, mais une marelle dessinée sur le bitume, des voitures sagement parquées, cette espèce de barre horizontale qui hésite entre l’immeuble et la villa jumelée en copropriété multiple. Elle ne comprend rien. Où sont les enfants ? Quel numéro ? Voilà. Deux boîtes aux lettres blanches avec un petit toit posé dessus. Un escalier. Une balustrade. Un mur orange. Une porte blanche. Le même nom que sur la boîte aux lettres. Le même nom que sur le papier. Elle sonne. Personne. Elle resonne. Repersonne. Reprend le papier. Le numéro : ok. La rue : ok. Le nom : ok. Elle sonne encore. Une voix : elle bosse. D’où vient la voix ? Un voisin : elle bosse, elle rentre en fin d’après-midi. Et les enfants ? Chez la vieille. Chez ? La grand-mère. Où ? Pas loin. Où ? Route du Grand-Torry, villas à bourges, gazons bien taillés, piscines, tout ça. Merci monsieur. Pas de quoi, mademoiselle, à votre service. Il sourit. Elle en a un peu peur. S’en va vite. En effet, des villas à bourges. Il n’a pas donné de numéro. Ni de nom. Et elle a encore oublié son parapluie. Elle remonte. Où est-ce qu’elle a bien pu le… C’est votre parapluie que vous cherchez, mademoiselle ? Oui. Je l’ai pris dedans, elle rentre seulement vers les six heures, je peux vous offrir un café ou une eau minérale en attendant, ou peut-être un thé, vous avez un petit air anglais, non ? Elle se souvient qu’elle a soif. Oui, j’ai un petit air anglais, mais je prendrais volontiers une eau, merci monsieur. Il sourit à nouveau. Elle n’a plus peur. Vous venez pour mâter ces charognes de gamins ? Oui. Bon courage. Et vous, vous… C’est le premier habitant de Fribourg qu’elle rencontre. Elle n’y connaît rien. Moi ? Ramoneur. Comme… Oui, comme… Il lui ressemble. Voilà pourquoi. Elle sourit. Les autres ne sont pas restées longtemps. Il sourit. Elle n’y comprend rien. Alors elle lui sourit. Vous avez dit un thé, je ne sais plus ? avec un morceau de sucre qui est de la…
… qui aide la médecine à couler (l’auteur a mis quarante ans à comprendre que c’était cela qu’elle chantait).
Une eau minérale, merci monsieur. Un tilleul. Non, une eau, merci. L’arbre de Torry, mademoiselle, c’est un tilleul.
Une statue, le Christ du Corcovado, le dos tourné au boulevard, réplique miniature dominant le parc du Domino, rappelant aux clochards sur les bancs le voyage des pauvres de jadis, le bateau au départ d’Estavayer, la fuite, l’Atlantique, Nova Friburgo où les gens s’appellent encore aujourd’hui Aeby, Bavaud, Castella, Dafflon, Esseiva, Francey, Gremaud, Herren, Joye, Kolly, Liaudat, Magnin, Nidegger, Oberson, Piller, Quillet, Ruffieux, Stucky, Tinguely, Vonlanthen, Waeber, Zurkinden,
Mais pourquoi fuir si loin du boulevard de Pérolles ? Pourquoi traverser l’océan ? Pourquoi aller se perdre au diable vauvert ? Nos Aeby, nos Bavaud, nos Castella, toute la clique à Oberson, la bande à Piller (le seul à être resté, c’est Damien, et il a bien fait, puisque tout Fribourg lui appartient), ceux à Gremaud, ceux à Waeber et compagnie, pourquoi n’ont-ils pas navigué au petit bonheur la chance sur des rivières de par chez nous, sur des cours d’eau gentillets, sur la Sarine, sur la Venoge, sur l’Arbogne, sur la Glâne ou sur le Merdasson ? Ou alors, un petit tour chez nos chers voisins, le long du Doubs ou de la Durance ou – poussons jusqu’en Anjou – sur les bords de l’Authion, ça aurait suffi comme escapade, non ? À quoi bon aller s’aventurer jusque par en-là les Amériques ? Est-ce que c’est pour faire enfin l’expérience des vrais boulevards qu’ils ont foutu le camp, parce que Pérolles, on a beau dire, en matière de boulevards, c’est rikiki, alors ils se sont dit, nos Dafflon, nos Esseiva, nos Francey et tout le bataclan, que Sunset boulevard, ça sonnait mieux – boulevard du soleil couchant – que boulevard de Pérolles mais bon, Sunset boulevard c’est les States, Hollywood, Malibu, Beverly Hills, Sunset boulevard ça pue le fric et le cinéma alors hop, comme à Fribourg on a toujours été des crève-la-faim et des glandus, on a préféré Copacabana, la plage, le soleil levant, le carnaval – parce que bon, celui des boltzes, le rababou, les masques à Audriaz, ça vous les secoue moins que les plumes et la samba, non ?
La preuve :
Franchement, quand tu compares, t’as pas envie de te casser sous les tropiques ?Et à tes oreilles aussi, ça ferait du bien de changer d’air, non ?
– et aussi les nanas à en string qui se refont les fesses à prix d’or, le chaud toute l’année, la bossa nova, la caïpirinha, la bronzette, l’esclavage de gentilles négresses bien soumises qui disent oui missié à tout, bref le paradis sur terre, alors va pour le Brésil, mais voilà, les côtes on ne nous avait pas précisé que c’était déjà pris et les filles aussi – et surtout pas si tu les traites de négresses, vieux raciste, non missié, pas touche – alors messieurs les Gremaud, messieurs les Herren, messieurs les Joye et toute la smala, veuillez pénétrer plus avant dans la forêt amazonienne parce que de la forêt au Brésil de toute façon on en a trop alors faites-vous plaisir, arrachez-moi tout ce commerce, bâtissez une Fribourg au rabais, fourrez-y tous les Kolly, tous les Liaudat et tous les Magnin que vous voulez, débrouillez-vous pour pas trop vous faire inonder, peuplez tout ça avec des Nidegger, des Oberson et des Piller qui en travaillant bien deviendront promoteurs immobiliers mais attention aux éboulements – c’est pas de la molasse, ici – et hop, vos Quillet, vos Ruffieux et vos Stucky, les voilà pour de bon au paradis sur terre, trente degrés toute l’année, pas de Bernois dans le canton d’à côté, rien que des Tinguely, des Vonlanthen, des Waeber et des Zurkinden – c’est pas le pied, ça, non ? – deux cents ans, ça fait deux cents ans qu’ils sont partis, et désormais les Jaime Aeby, les Carlos Bavaud et les Fernando Castella, le boulevard de Pérolles et son Corcovado de pacotille, ça les fait bien marrer, parce qu’ils ont beau s’appeler Tiago Dafflon, Dolorès Esseiva ou Vicente Francey, le boulevard de Pérolles, ils en ont aucune idée de que ça peut bien être, parce que Fribourg – vu de Nova Friburgo – c’est le cul du monde, presque autant que Nova Friburgo vu depuis Fribourg. D’ailleurs, ça fait belle lurette que c’est plus peuplé chez la petite sœur brésilienne que chez la vieille Fribourg qui peine à remplir son boulevardillon Pérollounet de boutiques désertes, alors le Christ du Corcovado à Pérolles, comme statue emblématique, ça la fout mal, mais des statues, sur Pérolles, on a beau tout démonter, on n’en trouve pas d’autre, à part les barrières de parking de l’uni et… et… et… non, même Juanito Tinguely n’a pas daigné décorer le boulevard de ses machines-bric-à-brac.
Alors, quoi à se mettre sous la dent en guise de choc esthétique sur Pérolles ? La noirceur de la boîte à cirage Cintra, Soulage branché pour noceurs en costar ? Les affiches à l’entrée du Rex ? La Télé – à Fribourg, on a une télé qui s’appelle la Télé, alors à chaque fois qu’on en parle, de la Télé, il faut préciser, la Télé Vaud-Fribourg, parce que la télé, la vraie, c’est la TSR, c’est Massimo Lorenzi, c’est Passe-moi les jumelles, c’est Jean-Marc Richard, c’est Temps Présent, Top Models, Annette Leemann, Les Coups de Cœurs d’Alain Morisod, Pierre-Pascal Rossi, Spécial Cinéma, Bertrand Duboux, À bon entendeur, Darius Rochebin, Le Fond de la Corbeille,Philippe Jeanneret, les Babibouchettes, Jean-Jacques Deschenaux, Bigoudi, Jean-Charles Simon, Zigzag Café, Roland Bhend, Les Pique-Meurons, Martina Chyba, La poule aux œufsd’or, Georges Baumgartner,
Leurs voix ont inspiré ce tube (ici celles de Georges Baumgartner, de Pierre-Pascal Rossi et de Darius Rochebin).
alors qu’à la Télé, l’autre, personne ne connaît les noms de ceux qui sont dessus, des jeunes, des apprentis, des bafouilleurs, des ratés, pas des calures genre Boris Aquadro, Lolita Morena, Bernard Jonzier, Esther Mamarbachi, Jean-Jacques Tillmann, Catherine Wahli, Bernard Pichon, Eliane Ballif, Alain Rebetez, Lova Golovtchiner, Anne-Marie Portolès, Hubert Gay-Couttet ou Muriel Siki.
Elle aussi a eu droit à sa chanson (par Sarcloret).
Non, à la Télé, tu trouves seulement des types qui savent à peine dire papet et qui passent leurs journées à faire des micro-trottoir sur le boulevard de Pérolles, et le reste du temps, ils passent en boucle les séances du Grand Conseil, alors tu zapes parce qu’entre un discours du député Zadory ou Jennifer Covo, y’a pas photo.
Et s’il y a photo, c’est encore plus clair, non ?
La Télé, pour en finir, avait posé deux écrans dans la petite maison de l’ancienne bibliothèque, mais ça non plus, pour le choc esthétique, c’est râpé, non seulement parce que la Télé voilà mais aussi parce qu’ils ont déménagé dans un coin encore plus perdu, donc niveau culture, Pérolles, il faut bien admettre que c’est que dalle.
Un jour, au petit matin, en catimini, ils l’ont kidnappé. Qui ça ? Le Christ. Panique à Domino. Où est-il passé ? Plainte aux autorités : rendez-nous le Christ. Réponse des édiles :
Autre suggestion : l’église du Christ-Roi. Architectes : Fernand Dumas et Denis Honegger. Sacralité moderne. Deux immeubles en guise de clocher. Profanation. Pérolles détonne dans Fribourg la catholique. Les vitraux : Yoki et Stravinski (le fils).
Vivacité des couleurs sur fond grisâtre. Problème : il faut entrer pour voir. Au petit matin, l’église du Christ-Roi est close. Le Christ dort encore. Il ne ressuscite qu’entre neuf heures et dix-huit heures, le dimanche et les jours fériés. Entre midi et treize heures trente, il est remplacé par le Saint-Esprit qui assure la permanence d’urgence. Possibilité de rencontrer la Vierge le 15 août et le 8 décembre. Interdiction de toucher. Bref : le Christ, au petit matin, sur Pérolles, est aux abonnés absents. Pour le remplacer : le cinéma Rex. Christ-Rex. Au programme : un film d’Andrea Bescond et Eric Métayer avec Karin Viard et Clovis Cornillac.
pas très catholique comme film
Vous auriez pas du plus grave, dans le genre sacré avec un peu de magie, l’eau qui se transforme en vin, le pain en poissons, tout ça ? On a Astérix, Le secret de la potion magique, si vous préférez. Bof. Du plus trash, vous avez pas genre chemin de croix, flagellations, crucifixion ? Désolé, le cinéma porno Le Studio est fermé depuis des années, mais pour les maso, il y a le fitness, c’est juste derrière, vous pouvez pas louper. Les types qui souffrent le martyre, vous avez qu’à vous poster sur le trottoir et vous les voyez soulever de la ferraille plus lourde qu’eux en se gonflant les biceps jusqu’à ce qu’ils éclatent en direct devant vos yeux fascinés. Si vous êtes plutôt du genre à mâter les grognasses, c’est du tout cuit aussi : la graisse fond à vue d’œil. En un mois, j’ai vu une blondasse perdre minimum vingt kilos à coups de stepp et de rameurs. Quand tu reluques ça, t’es plus pénard qu’au zoo devant la cage des macaques, parce que tu peux étudier au jour le jour les mœurs des humains et que les humains c’est pire que les macaques question draguotterie et plan cul, parce que la grosse au début du mois elle se planque au fond et tu dois prendre des jumelles si t’es genre big mama et que ça t’excite la cellulite par paquets de douze et les bodybuildés ils se déchaînent sur les machines les plus éloignées possible de Peggy la cochonne.
Mais voilà que Peggy qui en a marre qu’on la traite de cochonne sans qu’on la baise jamais alors elle s’accroche et tous les matins au petit jour elle vient se cacher au fond de la salle et elle sue des tonneaux entiers de saumure et tout à coup la cellulite basta et tout à coup les Aldo Maccione des salles de sport se rapprochent d’elle
ça donne à peu près ça, la plage en moins, les rameurs en plus.
et tout à coup voilà Peggy entrée dans la lumière et tout à coup les types augmentent les poids aux haltères et tout à coup ils se poussent pour courir à côté d’elle en vitrine pendant que toi tu filmes en te disant que comme scène d’ouverture des Chatouilles, ce petit jeu de montre-moi-tes-miches-tu-pourras-toucher-mes-pecs, ça risque fort de se terminer au cinéma porno Le Studio et qu’à mon avis, votre Christ, s’il s’est fait la malle, c’est qu’il sûrement qu’il est en train se taper Peggy la cochonne, parce maintenant que c’est une vraie bombasse, personne, pas même Jésus le coinços, ne peut y résister, à Peggy la cochonne, parce que Peggy, grâce au fitness, c’est devenu la tentation de Saint-Antoine et qu’on est quand même mieux dans le pieux d’une chaudière que cloué sur deux planches de sapin à se les cailler en plein vent. Mais voilà, toi le pervers qui regardes depuis le trottoir, t’as bien de la peine à faire le grand saut parce que ça coûte bonbon le fitness et que bon t’es plus de première fraîcheur et que face à des grands barbus sveltes et musclés de trente-trois ans genre Jésus de Nazareth, c’est râpé d’avance, alors tu rentres dans ton faux chalet miteux à la Vignettaz tringler bobonne en fermant les yeux parce qu’elle aussi, même avec l’aquagym, ça fait belle lurette qu’elle a passé la date de péremption. Sinon, au Rex, on a toujours Le Grand Bain, ça cartonne, des gros qui font de la natation synchronisée, comme quoi il faut de tout pour faire un monde, ou alors on a Spidermaninto the spider-verse, si ton délire c’est plutôt les combinaisons en latex, et au pire si tu hésites entre le genre milf et le genre baby-sitter, tu vas pas être déçu non plus, parce qu’on diffuse aussi Le retour de Mary Poppins.
T’as tout dans Mary Poppins, le fitness, la drague, le carnaval ; moi si j’étais Jésus, je me serais reconverti dans le ramonage.
Il y a un petit air, non ?
Et alors, il est passé où, le Christ ? D’aucuns racontent qu’il est retourné se la couler douce à Copacabana, tous frais payés par Jair Bolsonaro et l’Église universelle du royaume de Dieu. D’autres croient savoir qu’il se cache dans les caves du Cintra et qu’il y transforme le vin en eau. D’autres encore prétendent que c’est lui le nouveau présentateur d’Infrarouge. Les plus mécréants le soupçonnent de s’être acoquiné avec Damien Piller pour reconstruire plus beau qu’avant le cinéma porno Le Studio.
Chers lectrices, chers lecteurs, il est temps de faire une pause, de nous asseoir sur le trottoir et de réfléchir un instant à tout ce fourbi (j’avais écrit fourbu et je le suis).
Ce trottoir-là, ça vous va ? On peut s’asseoir sur les escaliers si vous voulez.On se sentirait un peu comme dans une chanson Alain Souchon, assis par terre comme ça.
Pérolles, dans mon esprit, ça part dans tous les sens alors que c’est censé aller tout droit ; Pérolles, ça réveille des souvenirs de collégien et des fantasmes enfouis puis ça se vautre dans le caniveau ; Pérolles, c’est trop grand, c’est trop vivant, c’est trop bruyant pour que je puisse en saisir l’essence ; Pérolles, c’est l’anti-Vignettaz. Que faire alors ? quitter Pérolles ? plonger dans l’Auge ? grimper Torry ? Je n’ai fait qu’effleurer le boulevard, ne suis entré – par effraction – que dans la tabatière, n’ai étudié que quelques classes-caisses du Collège Sainte-Croix, ai bu presque partout, mais Pérolles ne se limite pas à ses bistrots, le grand Chelem de Pérolles, si l’on voulait être conséquent, consisterait à entrer partout, pas uniquement à marcher sur les toits pour y retrouver quelque Caroline de pacotille ou quelque Sébastien de bazar, le grand Chelem de Pérolles, ce serait dire tous les recoins, tous les débarras, tous les radiateurs, toutes les arrière-boutiques, tous les frigos, tous les locaux techniques, tous les aspirateurs, tous les boudoirs, tous les miroirs, toutes les machines à laver le linge, toutes les machines à laver la vaisselle, toutes les machine à laver la cervelle, toutes les chaises entassées, tous les lavabos qui fuitent, tous les tas de poussière, tous les rats crevés, tous les vasistas, toutes les bibliothèques pourrissantes, toutes les chiottes à la turque, toutes les femmes de ménages qui frottent des vitres dans des salons, dans des bureaux, dans des chambres à coucher, tous les fours à micro-ondes hors d’usage, tous les bidons des lavures, toutes les ampoules qui pendent au plafond, tous les parquets qui craquent, tous les vieux qui crachent, toutes les vieilles qui rêvent, tous les chats qui dorment, toutes les tortues qu’on jette dans les toilettes, tous les gamins qui chialent, toutes les gamines qui toussent, tous les lego enfoncés dans la plante des pieds, toutes les bouteilles de jaja à deux balles, toutes les serrures à travers lesquelles des yeux surveillent, des yeux épillent, des yeux louchent, des yeux fusillent, des yeux pleurent, tous les tests de grossesse positifs, tous les tests de grossesse négatifs, toutes les grossesses qu’on enclenche, toutes les grossesses qu’on déclenche, toutes les cordes qui attendent dans les caves que des désespérés s’y tordent le cou, toutes les portes claquées, toutes les pommes de terre épluchées, toutes les pensées ressassées, tous les coffres-forts défoncés à la dynamite, tous les journaux intimes vides, tous les vélos rouillés, tous les invendus, tous les invendables, tous les relents du samedi soir, toutes les catelles beiges, toutes les boîtes aux lettres débordant de publicités pour du shampoing, pour de l’huile essentielle, pour de l’huile à salade, pour de l’huile de moteur, pour des tondeuses à gazon électriques, pour des voitures hybrides, pour des cervelas à moitié prix, pour des crèmes de jour, pour des crèmes de nuit, pour des crèmes à épiler, pour des crèmes fouettées, pour des confitures, pour des brosses à reluire, pour des savons qui puent, pour des lessives qui lavent plus blanc que blanc, pour des croquettes, pour des sextoys, pour des pillules miracle, pour des colliers de nouilles, pour des scoubidous, pour des toboggans, pour des graines de rutabaga, pour des lunettes 3D, pour des couteaux inoxidables, pour des fourchettes à six dents, pour des tronçonneuses, pour des politiciens démocrates-chrétiens en quête de placard, pour des rouleaux de papier-cul, mais aussi tous les paquets ficelés pour le vieux papier, tous les balais de riz, tous les pianos désaccordés, toutes les photos du grand-père sur le rebord de la cheminée, tous les Fass 90 qui vieillissent dans les greniers en attendant les tirs obligatoires, toutes les joues de Marie-Luce qui rougissent quand Jean-Bernard leur fait du gringue, et la page des morts de La Liberté du 15 juillet 1976 et la clé USB qu’a perdue Sébastien et Caroline si belle que c’en est à pleurer, si belle, pense-t-il, et toutes mes photos d’elle dans cette clé USB et la clé USB envolée et Caroline envolée avec la clé USB. Caroline : tout Pérolles dans la beauté de Caroline ou dans celle de Lise ou de Cin… ou de Mar…
Si tu tapes « belle fille » sur Google, tu tombes sur ça. Eux aussi, ils ont perdu les photos de Caroline.
Décrire un visage, cela suffirait pour décrire la ville, et tu passerais des heures à confondre la ville, la fille et la clarinette, et Caroline si belle, sa bouche enserrant l’anche de la clarinette, ses doigts sur les clefs (seule la clarinette a le droit d’arborer l’ancienne graphie) et la main de Sébastien sur la jupe de Caroline, il n’y aurait sur Pérolles que cela, Caroline et Sébastien, une jupe, une fille, une clarinette, et il serait l’heure de figer Fribourg dans l’instant d’avant le canapé, dans l’instant qui ne dégénère pas encore, dans l’instant d’avant Pérolles, il faudrait que la ville rétrécisse au point de n’être plus qu’un timbre-poste qu’on enverrait se balader à travers l’univers.
Timbre-poste : Caroline et Sébastien sans visage.
Fribourg, ce serait Caroline qui sourit, ou Lise ou Cin… ou Mar… Fribourg, ce serait un peu kitsch, mais on lui lècherait le cul en se disant vous avez compris où je veux en venir, et son visage disparaîtrait, et Fribourg, ce serait un pur fantasme de collégien qui ne pense qu’aux filles mais à qui les filles cachent leur visage, le collégien reste figé devant la vitre, il attend debout devant le local à vélo, ça dure dix ans, ça ne bouge pas, il aimerait danser mais les portes de Fri-Son sont fermées, il se souvient de la jupe qu’il a frôlée, il ne pense qu’à ça, mais le souvenir soudain s’est figé.
Vous êtes arrêté dans une de ces ruelles parallèles au boulevard. Rue de Locarno ? Peut-être. Peu importe. Vous tendez l’oreille. Ce son de clarinette, d’où sort-il ? De quelle fenêtre ? de quel appartement ? de quelle bouche appliquée ? de quelle fille solitaire ? Vous aimeriez sonner aux portes, mais la fille arrêterait de jouer et ce n’est pas la fille qui vous attire, c’est la clarinette, c’est cette mélodie sautillante qui se répète inlassablement au milieu des bruits de la ville, c’est ce pied-de-nez aux voitures rauques, c’est cette réponse rigolote aux voix trop sûres d’elles. Certes, la clarinette sans la fille – chaque fois que vous voulez écrire fille, vous écrivez ville – n’est qu’un bout de bois qui scintille, il lui faut, à la clarinette – et à vous aussi il vous les faut – les doigts de la ville – les doigts de la fille – les doigts de la ville, ce serait quoi ?
Regardez bien votre professeure, ça a l’air tout simple, les doigts sur la clarinette, un jour vous aussi vous y arriverez.
– les doigts de la fille qui s’appliquent à gigoter sans trop serrer l’instrument, vous répète inlassablement votre professeure, sans trop les éloigner non plus, proches, légers, les doigts, comme une caresse, les doigts de la ville sur vous, les doigts de la ville-clarinette sur votre instrument qui scintille, les doigts de la ville sur la fille, les doigts de la fille sur vous, les doigts doux de la fille-ville, les doigts de l’instrument scintillant sur vous la ville – et la voix si sûre d’elle le confirme : si si si si – et les doigts sur la clarinette : si la do sol, non ; si sol do la, non ; si do la si – et vous les oreilles tendues – si si si si –
vers les doigts les doigts les doigts car ce sont les doigts et les oreilles qui écrivent, comme pour la clarinette, les doigts et les oreilles et la bouche de la fille dans le bec, la fille-bec, la hanche, il faut dire l’anche, non, la hanche, la hanche de la fille et l’anche de la ville – si si si si – et si la fille c’était la clarinette et si la ville c’était la fille et si la hanche c’était l’anche et si vous c’était les doigts sur la fille et si si si si. La sol fa do, vous répond la fille. Et la ville : si si si si. La ville, ça fait combien de clarinettes ? La ville, ça fait combien de filles ? Si on laissait les clarinettes entre elles dans la ville sans les filles, sans les doigts, toutes seules les clarinettes, quels airs joueraient-elles et c’est air-là que j’entends, c’est quoi ? Il faudrait sonner chez la ville, chez la fille, et lui demander – si si si si, il faudrait, il vaudrait la peine – si cet air-ci, c’est Mozart ou qui d’autre et la fille et la ville vous répondrait et vos doigts lui répondraient et la ville et la fille vous dirait je m’appelle Caroline et vos doigts lui diraient je m’appelle Sébastien et vos doigts sur la hanche de la ville, sur l’anche de la fille et à nouveau partout dans Fribourg – si si si si – Caroline et Sébastien sur le canapé de la Vignettaz – si la ré mi – Caroline et Sébastien le grand Fri-Son – si mi sol ré – Caroline et Sébastien – mi mi mi mi – rue de Locarno – et vous, ce serait Sébastien et elle – si si si do – ce serait Caroline, ce serait Lise, ce serait Cin…, ce serait Mar… et la ville ce serait la fille et la clarinette ce serait vous et elle et vous scintilleriez et ce serait bien, si si si si.
et soudain de partout dans la ville sortiraient des clarinettes (et le barbu du fond, ce serait vous).
Vous vous prenez à rêver d’une ville où tout le monde serait clarinettiste, tout le monde sauf vous : vous, vous seriez carolinettiste – si si si mi – vous agiteriez vos doigts sur Caroline et cet air-ci, ce serait la voix de Caroline qui scintille quand on la chatouille sur le canapé, et cet air-ci, ce serait le grand Fri-Son de Caroline en vous et vous, vous seriez le grand frissonneur, le grand canapiste, le grand carolinovore, et vous, vous seriez la bouche sur l’anche de Caroline qui scintille, la bouche sur la hanche de la ville, la bouche ivre de Caroline et ivre de clarinette et ivre de canapé – si si sofa – la bouche ivre de Caroline et ivre de ville et ivre de fille et ivre de hanche et ivre de jambes et ivre de nombril – si si mi la – et ivre de fesses, les fesses de la ville, ce sont les fesses de Caroline et vous êtes devant sa porte et vous ne sonnez pas, vous avez peur – si si si si – vous avez peur des fesses de la fille et vous restez dehors à rêver d’une ville où tout le monde jouerait de la clarinette, d’une fille aux fesses-clarinettes qui scintillent, d’une fille-ville aux hanches de Caroline et vous allez sonner oui ou non à sa porte, à la porte de la clarinette qui se taira, à la porte de la ville qui se taira, à la porte de la fille aux fesses-villes sur le canapé assise – si si si si – à la porte du grand Fri-Son, vous, quand vous déciderez-vous à prendre pour de bon la place de Sébastien ? Vous restez dehors, rue de Locarno ou ailleurs, dans une de ces rues parallèles au nom blanc sur fond bleu, et vous tendez les oreilles vers la clarinette en vous disant – fini le grand Fri-Son – que la bouche sur la clarinette, que les doigts sur la clarinette, que cet air-là sur la ville, ce n’est peut-être pas une fille et que si vous sonnez, sur le canapé – non non non non – cet homme, ses doigts, ses hanches et vous, vous dites non merci, continuez à caresser votre clarinette, monsieur, et l’homme vous sourira et vous – non non non non – la clarinette sans fille n’est plus tout à fait la clarinette, et la fille sans la clarinette n’est plus tout à fait la ville et la ville sans la fille, c’est un peu la ville sans la ville et vous, vous dites qu’à la fin – si si si si – il ne reste de la fille, il ne reste de la ville, il ne reste de Caroline, il ne reste de Sébastien, il ne reste de vous que la clarinette, que cet air-ci qui n’est peut-être pas de Mozart, qui est de vous, qui est de Caroline, qui est de l’homme à la clarinette, qui est des doigts qui s’agitent, qui est tout ce qui reste de la ville, de la fille-son, de la ville-son, de Fribourg, de Fri-Son, de frisson, de vous et de tout – si si si si – il ne restera pour finir de ceci qu’un vers d’oreille, la mélodie de Caroline dans votre tête qui n’a toujours pas trouvé de quelle fenêtre s’échappe son âme-son, votre âme-son – si si si si – votre âme tout entière blottie dans quelques notes de clarinette.
Ballade à Ophélie (ce serait le prénom de la ville, et ce serait une composition de Louis Cahuzac, avec Guy Dangain à la clarinette et Misaki Baba au piano).
Deux collégiens en mode lèche-vitrine bavent devant l’énorme cendrier. Tu crois que ? Trop cher. Même avec. N’y pense même pas. Et la pipe ? Demande à ta. J’en ai pas. Trop cher. Le coupe-cigare ? Trop cher. Alors quoi ? Les fleurs en plastique. Le plastique, c’est fantastique. La pipe en plastique. Demande à ta. Elle voudra pas. Ou les feuilles mortes. En plastique. À la pelle. Demande à ta. Elle schlingue du bec. Et du schnariflet, elle schlingue aussi, ta ? Une horreur. De la buée sur la vitre. Et si on ? Tu crois que ? Mais il y a une. Faudra faire vite. Qu’est-ce que tu ? T’es fou ? Allez, prends ce qui te. Merde, faut foutre le. Tu la fous ta ? Qu’est-ce que ? Deux collégiens en nage : c’est un accident, monsieur, on voulait juste regarder, on a été poussés et ça a déclenché – on n’a rien pris, monsieur, presque rien, une pipe pour mon pote, il a pas de copine alors il, et une boîte de, on aurait pu pour les fleurs en plastique mais on les a laissées, monsieur, les feuilles mortes aussi, on les a laissées.
Pourtant, c’est si beau, les feuilles mortes (ici par Dee Dee Bridgewater).
Deux collégiens qu’on ramasse à la pelle : ta copine, la pelle, tu peux tirer un trait. De toute façon, la pipe, elle veut pas. La mienne, elle s’appelle Lise ou Cin… ou Mar… ou – t’as jamais eu de copine – d’accord mais la tienne elle veut pas alors elle te sert à quoi – tu peux pas comprendre – de toute façon ici – ils vont pas nous garder – on a quand même – on n’a pas l’âge – dommage pour la boîte de – t’inquiète, j’ai encore ça – quoi ça, montre – le – oui le – putain, si ils – on est mineurs, je te dis, on est tranquilles – mais – t’es vraiment une – tu vas quand même pas le – t’as du feu ? – t’es fou – t’en as jamais goûté, tu – pas ici, t’es con ou quoi ? – c’est comme les filles, t’as jamais – tu crois que – alors ça vient, ce feu ?
Stéphane Grapppelli et Michel Legrand, c’est pas mal aussi.
Deux collégiens qui balaient : le Chinois ne bouge pas, il les regarde balayer, il ne doit pas rester un éclat de verre, allez-y, mes petits loups, balayez. Le Chinois bourre sa pipe, il les regarde balayer, il y en a encore, allez-y, balayez, mes petits loups, et après, il faudra poser la nouvelle vitre, vous avez du pain sur la planche, mes petits loups, allez-y, balayez.
Il y a aussi les versions en anglais, celle de Frank Sinatra entre mille autres.
Deux collégiens qui portent une vitre : le Chinois fume un cigare, il a peur qu’ils la lâchent, il se dit les pauvres petits loups, attendez, je vais vous aider. Ou pas. Il leur rit au nez.
Et la version de Bob Dylan, vous connaissez ?
Deux collégiens épuisés : le Chinois leur tend un verre, ils trempent les lèvres, c’est du tourbé, ils font la moue. Deux collégiens ivres morts : le Chinois remplit les verres, ils lapent, ils goûteront à tout, puisque ça les intéresse, ils boiront un peu de chaque, ils fumeront de tout, ils vomiront tout si ça leur plaît et ça leur plaît puisqu’ils sont prêts à briser une vitrine pour tout goûter, pour tout boire, pour tout fumer, pour tout gerber, et une fois qu’ils auront tout bu et tout fumé et tout gerbé, il restera à essayer les coupe-cigares sur leurs petits doigts de voleurs qui veulent tout goûter et pour finir quand ils pisseront le sang en crachant leurs poumons, il leur fera bouffer les fleurs en plastique, le Chinois, et les feuilles mortes, à grandes pelletées.
Avec la voix de Juliette Gréco, c’est plus digeste, les feuilles mortes.
les feuilles mortes les feuilles mortes et aussi quoi la chaise une autre et aussi quoi la lumière est forte et des feuilles mortes et aussi quoi sur la table un cendrier des mégots ou pas de cendrier pas de mégots les feuilles mortes des lumières roses bleues rouges blanches les feuilles mortes les chaises quoi d’autre les feuilles mortes et trop vite quoi les voitures le couloir comme si la mort les feuilles mortes les feuilles mortes et puis quoi les tables le tronc et puis quoi les feuilles mortes les feuilles mortes pourquoi t’as bougé l’appareil c’est pas moi c’est les feuilles mortes les yeux qui font la lumière qui fait rouge et puis bleu et puis rose blanc les feuilles mortes le cendrier au fond du corridor il y a quoi les feuilles mortes les chaises et puis le tronc rose les voitures bleues les feuilles mortes et puis quoi il y a arrête de dire les feuilles mortes les feuilles mortes arrête de dire il y a la nuit la lumière noire et blanche les feuilles mortes et tu crois que c’est elle non c’est les feuilles mortes les feuilles mortes il y a des silhouettes où ça des silhouettes arrête de bouger j’ai mal au bide il y a les feuilles mortes le tronc et puis des silhouettes qui bougent arrête et aussi des voitures la nuit les néons et puis quoi les feuilles mortes il y a les feuilles mortes il y a qui est-ce que tu ou elle cette silhouette si c’est elle c’est foutu les feuilles mortes les troncs les couleurs la nuit le couloir le corridor le corridoir il y a elle la silhouette c’est pas les feuilles mortes rouges roses bleues et il y a quoi le coudoir le corps le couloir il y a le corridor tu dors ou quoi il y a les feuilles mortes on n’aurait pas dû tais-toi corridor il y a feuilles et puis tu silhouettes et elle il y feuille et toi morte il bouge et puis nuit le corridor les tables il les feuilles y noires y a les et puis tu silhouette les cendriers il tu fumer tue le bide et puis il y a il y a il y a est-ce que tu les feuilles les il y a les mortes tu tues et il y puis y a tu s’il où es-tu il coule il couloir y a noir les feuilles les noirs et il tu as des lumières et nous tu et puis il y a je non attends il y a arrête de bou arrête tu je les feuilles mortes les feuilles mortes les feuilles mortes les feuilles mortes les mortes mortes il y a les mortes
La version d’Iggy Pop en vaut aussi le détour.
Un tutu pour le tronc-tronc. Sinon : les poubelles. Des silhouettes ? Trop loin. Finalement, il n’y en a pas tant que ça. Quoi ? Les feuilles mortes. On avait l’impression qu’il y en avait des tonnes mais on était jeunes, on exagérait tout, on était rentré à vélo parce qu’on n’avait pas encore la Honda. Tu trouves pas que c’est désert ? Deux silhouettes, c’est peu. Et nous, tu te souviens ? Pas tout. Le Chinois, un beau salaud. Et nous ? Deux petits cons. Tu te souviens ? Il faut traverser le passage piéton, c’est un peu plus loin. Tu as toujours la batte de baseball dans le coffre? Il paraît que le Chinois est toujours là et qu’il nous attend de pied ferme.
Le temps passe, mais on n’oublie pas la chanson de Prévert……ni la chanson de Gainsboug (ni celle de Romain Didier).
Deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent à l’aube sur le boulevard. Ils sont beaux. Beaux à double. Avec tout : ils ont tout. Tout pour plaire. Décrire serait souiller. Tous disent : ils ont tout. Toutes disent : ils ont tout. Tout pour plaire. Tout pour plaire à tous. Plaire à toutes. Tout. Tous toutous. Deux amoureux marchent. Non. Deux amoureux dansent. Plus que danser. Ils. Ne pas décrire. On tomberait dans. On dirait des. On. Deux amoureux affolent tout Pérolles. Tous pensent : ils viennent ici. Chez moi. Ils. Ils ne pensent plus. Ils. Impossible de dire ce qu’ils. Deux amoureux traversèrent Pérolles de bout en bout, de l’université à la gare. On pensa : des anges. On rectifia : des dieux. On proféra ce jour-là beaucoup d’imbécilités.
Deux amoureux sur les boîtes de Chocolat Villars
Vous, à l’aube de quoi ? À l’aube de quelle rue ? Vous n’avez pas osé les suivre. Jouer la trainée derrière l’étoile filante, très peu pour vous. Vous cherchez un nom. En blanc sur fond bleu. Route Wilhelm Kaiser, fondateur de Chocolat Villars, autour de qui tout Fribourg tourne. Vous tendu entre le parfum du chocolat et le souvenir d’un prénom. Pas Wilhelm. Un prénom de femme. Lise peut-être. Ou. Vous aimez les noms en blanc sur fond bleu mais ce sont rarement des noms de femmes. Wilhelm Kaiser : vous n’aimez pas ce nom. Jacques Gachoud : vous préférez. Jésuite. Missionnaire. Vous cherchez un autre nom. Un nom qui. Un nom qui quoi ? Rue des Charmettes. Charmant. Les charmes. Les charmilles. Un nom pour la Vignettaz. Le Cyclo. Un joli minois. Des vélos. Vous vous dites que ce n’est plus de votre âge. Vous ne dites pas votre âge au joli minois parce que vous n’avez pas d’âge.
Avec le temps, les jolis minois du Cyclo se font plus flous.
En blanc sur fond bleu : route Albert Gockel. Physicien. Des blouses blanches dans des laboratoires. Des souris qu’on tripatouille. Des têtes penchées sur des microscopes. Des neutrons, des électrons, des protons, de la matière grise. Vous ne voyez rien. Des bâtiments carrés. Sobres. Des étudiants. Des livres. Vous : trouver d’autres noms, les collectionner, ne jamais cesser de les écrire, en blanc sur fond bleu. Vous, à l’aube de l’âge mûr, errant entre les écoles de Pérolles, éternel étudiant, ombre d’étudiant, vieux professeur acariâtre.
De l’autre côté de la route : de lents lasers sur des poteaux rouges, combats de Jedi au ralenti, comme une danse aérospatiale qui depuis un observatoire lointain – combien d’années-lumière vous reste-t-il à vivre ? – chercherait à comprendre ce mouvement mystérieux des barrières à l’entrée des parkings : pourquoi – se demandent-ils, du haut (du bas ? du centre ? du travers ?) de leur galaxie – mais pourquoi donc ces aliens introduisent-ils des bouts de papier dans des bornes pour pouvoir continuer leur route ? pourquoi cet obstacle inutile ? et comment ces bouts de papier actionnent-ils ces planches ? et pourquoi – l’extraterrestre est pris de vertige – dupliquer ces machines dans des lieux sans – comment peuvent-ils bien appeler ces boîtes à roulettes qui semble avancer toutes seules ? – automobiles – c’est ainsi qu’il les auraient nommées, l’extraterrestre – où ne déambulent que ces animaux à deux pattes attifés de mille fanfreluches ? pourquoi surtout, médite le Jedi intrigué, ces trucs ressemblent-ils tant à mes propres sabres laser ? Vous, ces choses, vous vous dites juste que c’est une sorte d’art contemporain au rabais, de la déco pour faire joli, mais vous êtes vieux jeu, vous ne trouvez pas que c’est joli, alors vous poursuivez votre errance en direction d’autres écoles plus sérieuses.
Les briques : le travail du maçon, celui de l’architecte, ce qui compte, c’est le respect du fil à plomb, l’angle droit, la verticalité sobre, la répétition éternelle des mêmes formes rectangulaires. Il vous prend l’envie de mesurer. Vous pensez : on devrait toujours avoir un double-mètre sur soi. Aussi indispensable que le smartphone et le couteau suisse. À vue d’œil, combien ? vingt-cinq centimètres de haut, cinquante centimètres de long ? Vous n’avez pas le sens de la mesure. Vous n’obtiendrez jamais le droit d’entrer dans une telle école. Ecole d’Ingénierie et d’architecture Fribourg. Pas pour vous.
De l’autre côté de la route : comme une usine. EMF. Ecole des métiers Fribourg. Pas pour vous non plus.
En face : fabrique de pâtes alimentaires, la Timbale, eikon, école professionnelle en arts appliqués. Arts appliqués ? Est-ce qu’il faut s’appliquer pour faire de l’art, se concentrer, colorier sans dépasser, bien copier l’image du monde avec un chablon ? Vous vous souvenez que vous les avez vu défiler, les eikonnards, dans vos classes du jeudi matin, toujours en retard qu’ils étaient, incapables de se souvenir que les cours, ça commence à huit heures moins cinq, pas à huit heures cinq, pas à huit heures et demie, pas à midi, vous vous en souvenez, de cette eikonnasse qui avait écrit sur l’évaluation de l’enseignement que vos cours, c’était comme la pluie qui tombe, chiant à crever, vous vous vous souvenez de la remarque des collègues, toujours la même et sempiternelle remarque dégoûtée : des artistes. Jugement définitif, jugement dernier : des artistes. L’artiste, synonyme du paresseux, du touriste, du peigne-cul, l’artiste parasite anti-bourgeois, l’artiste parangon de nonchalance, l’artiste systématiquement à côté de la plaque, l’artiste comme l’envers de l’homme raisonnable, de l’homme respectable, de l’homme comme il faut, l’artiste subventionné pour pisser dans les géraniums, l’artiste qui se plaint, l’artiste pire que le paysan, l’artiste blabla, l’artiste bobo, l’artiste assisté, l’artiste attristé, l’artiste handicapé social, l’artiste squatteur de supermarché à l’abandon, l’artiste coupeur de cheveux en quatre pour cantatrices chauves, l’artiste inadapté, l’artiste inutile, l’artiste profiteur, l’artiste pour que se pavanent les snobinards et les politicards, l’artiste de gauche, pire, l’artiste gauchiste, l’artiste communiste, l’artiste maoïste, l’artiste staliniste, l’artiste chaviste, l’artiste terroriste, l’artiste empêcheur d’acheter en rond, l’artiste écologiste, l’artiste tous les maux du monde, l’artiste, insulte suprême dans les salons pépères de nos grand-mères empoussiérées. La preuve : une dalle de béton qui écrase une voiture – de collection, la voiture, crime de lèse-majesté – et ce panneau qui ironise sur le cantique suisse : Sur (GR) Nos (GR) Mon (GR) Quin (VS) Le Soleil (GE) Hanen (OW) Zun (SG) Brienz (BE) Rei (VS) Vei (TI).
Il semblerait que ces enfants connaissent mieux le cantique suisse que les parlementaires. Même dans les rangs de l’UDC, on baffouille quand il s’agit de chanter le deuxième verset en français. Les enfants, eux, sont des artistes.
Des artistes, voilà ce que c’est, rien que des artistes, tout est dit, des disailleneurs, des ouèbemasteurs, des développeurs couchées, des vidéastes. Le vieux prof acariâtre se souvient bien de ces artistes de l’eikon, il en a vu de toutes les couleurs, des artistes, le vieux prof, un jour les cheveux verts, un jour les cheveux roses, ou pire, végans, suceuses d’algues, avaleuses de cailloux, puis un jour les cheveux bleus, ou pire, crâne rasé, crête à la punk, dreds à la cool, moumoute afro, tresses à la Fifi, houpes à la Tintin, favoris genre Jules Ferry, la semaine suivante les cheveux jaunes, ou pire, LGBTQ+, non-binaires, bipolaires, paranoïaques, dyslexiques, ambidextres, HPI, des artistes, c’était toutes – tous ? tout.e.s ? – des artistes, des artistes engagées, des artistes dégagées, des artistes dégradées mais revendicatrices, des artistes mal baisées, des artistes mal rasées sous les aisselles, des artistes dévergondées du schnariflet, des artistes désorientées du cervelet, des artistes écologistes, décroissantes, altermondialistes, vitalistes, postmodernistes, déconceptuelles, jamais lavées, jamais coiffées, jamais à l’heure, des artistes lesbiennes, transphobiques, féministes cinquième vague et piercées, tatouées, avachies sur leur pupitre, des artistes femens, ni putes ni soumises, maîtressses SM, décolonialistes, des artistes racisées, clitoridiennes, Nuit Debout, youtubeuses, des artistes hermaphrodites, des artistes à la Pipilotti Rist, des artistes mélanchonistes, maoïstes, zadistes, titistes, des artistes zysiadistes, levristes, simonettasommaruguistes, des artistes taoïstes, cruciverbistes, verbicrucistes, gilets jaunes, des artistes travesties, influenceuses, décroissantes, des artistes ronchonnes, cochonnes, maigrichonnes, des artistes graffeuses, galleuses, gaffeuses anti-GAFA, anti-gars, anti-baise, des artistes anti-tâche, des artistes anti-tout, en un mot des artistes.
Et pourtant, les artistes sont tellement supérieurs aux vieux professeurs acariâtres (la preuve par Léo Ferré).
U = RI
Mais à l’aube, sur Pérolles, les artistes dorment encore et c’est bourré de collégiens en retard qui marchent plus vite que le bus bondé. Sauf en cas d’inter de physique. Ou de biologie. Ou d’allemand. À l’aube, sur Pérolles, les collégiens marchent d’un pas lent. Ils ne sont pas pressés. Il y a inter de philo. Le temps et l’espace sont des a priori, disait Kant, puis il partait en promenade et il marchait lui aussi d’un pas lent. Dernier moment pour réviser. Noumène et phénomène, c’est quoi ? Impératif catégorique ? Raison pure ? Raison pratique ? Les collégiens ralentissent. Pourquoi Kant a-t-il manqué sa promenade aujourd’hui, est-ce qu’il y a une Révolution et U = RI, ça veut dire quoi ? C’est pas un canton au fin fond la Suisse allemande ? Et la différence entre la mitose et la méiose ?
T’as pigé ? Moi pas.
S’ils pouvaient, pour les inters, nous aider comme ils ont aidé les Autrichiens.
Moi j’ai juste appris aus bei mit nach zeit von zu. C’est quoi, ça, auf boi nit seit far komm pou ? Aucune idée, durch für gegen ohne um, c’est l’autre liste. L’autre liste de quoi ? L’autre liste tout court, qu’est-ce que j’en sais, moi ? Et le 12 mars 1938, c’est l’Anschluss. Ah bon ? T’es sûr ? Oui, parce que c’est aux Ides de mars 44 que Jules César a été flingué par son fils et qu’il lui a dit, il lui a dit, je sais plus ce qu’il lui a dit, de toute façon il était mort alors il pouvait pas dire grand-chose mais madame Braillard a dit qu’il a dit quoi déjà, un truc en latin, mais moi, j’ai arrêté le latin depuis longtemps, je suis en C, en scientifique, on a maths renforcés, les identités remarquables, les polynômes, tout ça mais moi, je pige rien aux math, pourquoi ils mettent des lettres pour des trucs avec des chiffres, ça veut rien dire, c’est comme les phrasal verbs en anglais, c’est trop compliqué pour ma petite tête, moi, le cours que j’aime, c’est la gym, surtout avec Morandi parce qu’on a le droit aller boire des verres au Café du Commerce, il dit rien, on fait comme si on allait courir dans la forêt et ni une ni deux on s’enfile trois canettes et on schwemtze la chimie en passant, de toute façon, la chimie non plus je comprends rien, les liaisons covalentes, tu sais ce que c’est, toi, aucune idée, moi je suis resté à H2O et je préfère boire de la bière. Parce que c’est quoi déjà H2O ? De toute façon, c’est trop tard pour l’inter. T’avais inter de chimie ? Non, de philo. Alors, c’est pas grave, tu diras que c’est la liberté qui t’a guidé, il pourra rien dire, le prof de philo, contre la liberté guidant le peuple.
De toute façon, ils écrivent que des conneries dans La Liberté. Ça, c’est sûr, ils ne guident pas le peuple, La Liberté, ils ont fait quoi Gottéron hier soir ? Perdu, pourquoi tu poses la question ? Contre qui ? Berne, ils perdent toujours contre Berne. Et l’entraîneur, ils le virent quand ? Aucune idée. 5-0, ils ont perdu, ils ont pas touché le puck.
On en reprend une ? Faut bien. T’as quoi après ? Français. Ah, vous lisez des livres, en français ? Des trucs qu’on n’y pige rien, le mec il y a sa maman qu’est morte alors il tue un Arabe sur une plage et après il va en prison et on le condamne à mort et il parle avec un curé. Absurde, mais y’a pire, vous avez fait aussi la poésie ? Le truc avec celui qui a fumé chais pas quoi et qui part dans des délires, machin avec les chats qui ont des étincelles à la place du cul, chais plus y’a un truc comme ça avec un oiseau qui tombe sur un bateau et que les types ils rigolent comme quoi c’est comme ça pour les poètes que tout le monde rit d’eux mais bon y’a de quoi, parce des étincelles dans le cul du chat faut en avoir une sacrée dose, tu trouves pas ?
Le prof, il récite un peu comme celui-ci, mais sûrement qu’il fait seulement semblant de piger, parce que moi, ça me passe par-dessus.Ce qui est sûr, c’est que le chat, lui, il s’en fout, de la poésie.
C’est comme celui avec le mec qu’est mort dans un ruisseau et qu’on croit qu’il dort et qui boit le soleil ou un truc dans le genre, que le prof est tout fou quand il lit ça, c’est beau qu’il dit parce que c’est bourré de figures de style, vous avez fait aussi, les figures de style, les métaphores, tout ça, comme quoi les étincelles dans le cul du chat c’est pas des vraies mais que c’est pour dire autre chose mais alors pourquoi ils disent pas directement ce qu’ils veulent dire, les poètes, ça nous simplifierait la vie, à nous, parce boire le soleil, j’ai beau me casser la nénette, je pige que dalle, boire une bière, ça je comprends, t’en reprends une ? Ou bien tu préfères une H2O ? Peut-être que si on boit vraiment beaucoup, on deviendra des poètes. Ou des philosophes.
Le rayonnement du savoir, nous venons de le constater, est inégal sur Pérolles : CO de Pérolles presque rien, Collège Sainte-Croix à peine plus, EMF un peu plus rude au niveau technique, eikon des artistes, Ecole d’Inge là bon d’accord des calures, Uni ça dépend, en économie des requins, en sociologie des bisounours. Et puis, sur Pérolles, il y a aussi, mais mieux cachée, l’école-club MIGROS où on peut, en vrac, partir à la découverte de son clown intérieur, renforcer ses abdos-fessiers, accompagner des processus de formation en groupe, s’initier à Adobe Photoshop, apprendre l’albanais niveau A1, l’allemand niveau B2 et l’anglais pour les voyages (débutants), ou encore s’initier à l’aromathérapie familiale et à l’art floral, devenir assistant-e en gestion du personnel avec certificat HRSE, suivre l’atelier Cloud découverte de One Drive et l’atelier d’écriture de roman de fiction ou de collage, se lancer dans la Baby Dance, dans la beauté pour adolescentes (12 à 16 ans), dans le Body Scult, dans la calligraphie traditionnelle, dans le certificat d’aide-comptable ou dans le chant en groupe. Ajoutons, afin que le savoir se construise dans la joie et l’insouciance, que juste derrière l’école-club MIGROS il y a le Centre Fries, centre socio-culturel de l’Université de Fribourg, où entre deux apéros, six soupers à thème et trois tournois de foot-foot, on mâte des films palestiniens en se gavant de grillons et de vers de farine.
Mais deux amoureux, main dans la main, main sur la jupe, deux amoureux scandaleux marchent toute la journée sur le boulevard de Pérolles tout en évitant soigneusement les écoles. Tu as fait quoi comme études, Sébastien ? L’école buissonnière, Caroline. Tu m’apprends ? Tu verras, c’est facile.
Ils sont plantés devant La Tabatière. Ils se demandent s’ils ont l’âge. Boîtes de cigares, whiskies millésimés, pipes en bois, cendriers gravés, un vieux Chinois maigrichon immobile derrière son comptoir. Est-ce qu’il les a vus ? Elle se serre contre lui. Il pose la main sur sa jupe. Elle a moins peur. Ils n’osent pas entrer. Entrer pour quoi faire ? Ils n’ont pas envie de fumer ni de boire mais ils ne peuvent s’empêcher de lire les étiquettes : Glenmorangie, Partagas, Caol Isla, Montechristo, The Balvenie, San Christobal de la Havana, Aberlour, Cohiba, Cragganmore, Trinidad, Bruichladdich, Romeo y Julieta. Timidement, le voilà qui pousse la porte. Le vieux Chinois lève la tête. Ils montrent du doigt ce qu’ils veulent, redemandent le prix, sortent les porte-monnaie, les vident. Il y a juste assez. Le vieux Chinois les regarde s’en aller. Il est triste. Chaque fois qu’il vend des Romeo y Julieta, ça lui retourne les boyaux. Ils sont si beaux.
Le vieux Chinois ne peut s’empêcher d’entendre les couteaux de Prokofiev dans sa tête.
Ils n’ont pas de feu. Ils achètent un briquet au kiosque. Voilà, maintenant on peut, mais il faut trouver un endroit. Il y a partout du monde sur Pérolles. Ils marchent tout droit jusqu’à l’Uni. Il lui tient la main. Lui dit : « Par ici. » Ils tournent. « Tu es sûr ? » Il serre plus fort sa main. « Je n’ai jamais… » Lui dit : « Moi non plus. » Ils descendent le sentier Ritter. Lui dit : « Regarde. » Elle dit : « Un lac. »
Il essaie de se souvenir : ô lac, suspend, non, ô temps, suspend ton vol, laisse-nous savourer, non, laisse-nous le plus beau de nos heures, non, les rapides délices, ça rime avec supplice, non, propice, ô temps propice, non, laisse-nous savourer les rapides délices, et vous heure propice, le plus beaux de nos heures, non, ô lac, non, ô temps suspend ton vol et vous heures propices suspendez votre cours laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours, ô lac, ça dit aussi ô lac, ô lac de Pérolles, parce qu’à Pérolles, figurez-vous qu’il y a un lac, mais c’est pas ça, ô lac, non, ils ont aimé, c’est ça, ils ont aimé.
Vous les avez suivis. Vous avez vu. Vous avez compris. Vous pensez : ne pas déranger. Vous pensez : les laisser. Vous secouez la tête : les laisser à leurs illusions. Vous remontez sur le boulevard. Il fait nuit. Illusions perdues. Les boutiques fermées clignotent. Jamais de noirceur. De la lumière qui vous agresse. Vous pensez à eux au bord du lac. Vous marchez. Dans les pizzerias jaunâtres, des verres de vin rouge s’entrechoquent. Vous avez soif. Vous marchez. Vous avez faim. Vous croisez des voix, saisissez quelques bribes de conversations. Deux faux barbus, la trentaine : tu peux me faire confiance. Deux filles, dix-huit ans, bas noirs : il me prend la tête. Vous, honteux : je lui prendrais bien. Vous vous arrêtez à temps. Un grand type sur une trottinette électrique : sifflements. Une dizaine de grosses dames, la cinquantaine : mon mari, il. Une dizaine de gros bonshommes, la soixantaine : ma grosse, elle. Vous, presque la quarantaine : pourquoi les gens se parlent-ils ? Vous et les gens : des étrangers.
Vous marchez. Pompes Funèbres Murith. Des urnes noires : vous vous arrêtez. Vous dans trente ans. Vous, planté sur le trottoir : gérer et organiser dignement la dernière étape de l’existence. Vous : vieillard indigne. Vous marchez. Vous vous arrêtez : les containers. Gris. Sur roulettes. Cercueils à ordures. Sacs bleus. Seule unité de la ville : partout des sacs bleus. Dépassant des containers gris. Linceuls. Vous marchez. Deux vélos. Cadenassés. Ils ont peur. Trop de mort dans le coin.
Vous marchez. Les affiches :
Sur google street view – vous ne marchez pas, vous êtes assis devant votre ordinateur – un nu flouté – Modigliani cachez ce sein peint que l’internaute ne saurait mâter entre deux pornos – Emma Roberts effacée – madame Miller, cachez cette beauté que l’esthète amateur ne saurait contempler entre deux cageots – d’autres containers, un panneau rouillé rouge et bleu – interdit de parquer – des voitures hors-la-loi – vous marchez – attention travaux – sens unique – dans l’autre sens – vous marchez – dans le même sens – Rue Frédéric-Chaillet – un chauve au regard brouillé – un arbre habillé de roseaux – des fenêtres – fermées – des rideaux – vous avez froid – un couvre-moto – vous marchez – un pan de mur beige – privé – des stores grenat – baissés à moitié – aux trois-quarts – complètement – vous marchez – la grille autour de l’arbre prisonnier du trottoir – vous marchez – des murs des stores des balcons – vous êtes perdu – des boîtes aux lettres – des noms – vous ne connaissez personne – des murs des stores un gril sur le balcon – vous marchez – un parcomètre collectif – Zentrale Parkatur – vous marchez – Plot 24 centre d’impression numérique – vous marchez – stop – vous vous arrêtez – vous pensez : pourquoi je marche ? – vous marchez – vous pensez : pourquoi m’arrêter ? – vous vous arrêtez – vous pensez : au bord du lac, ils.
Ils quoi ? Elle : Caroline. Lui : Sébastien. Ils. Vous cessez de penser. Il et elle. Elle et il. Vous. Eux. Caroline. Sébastien. Vous. Vous qui ? Vous passant. Vous piéton. Vous dans la ville : égaré. Noter sur un carnet noir la poésie des rues : en jaune, BUS, écrit sur la route ; J. Vogt, arrêt de bus, Pompes Funèbres Murith SA, encore eux. Caroline dans son cercueil. Sébastien en larmes. Vous qui tournez en rond. Prendre le bus ? L’attendre à J. Vogt ? J. comme Jacques. Lire des noms d’inconnus en blanc sur fond bleu. Jacques Vogt : compositeur des Bords. Plus de poésie dans les rues que dans les chansons ? Plus beau BUS en jaune qu’Armons-nous.
Petite histoire des Bords de la libre Sarine, le lac de Pérolles n’étant rien de plus qu’un élargissement de ceux-ci.
Joseph Reichlen (1846-1913), dames
D’autres noms en blanc sur fond bleu : rue Joseph Reichlen. Artiste peintre. Aquarelliste. Une dame assise qui dort. Presque une photo. Rendre les rides avec précision, les creuser. Suggérer le travail des mains. Vous ne voyez que la tranche du gâteau sur la table. Vous avez faim. Elle se réveille à l’aube d’une rude journée. L’âge, des années de dur labeur, des années à se réveiller à l’aube d’une rude journée, des années qui pèsent lourd, voilà ce qu’elles pèsent, les années, lourd. Le boulevard, c’est le nom qu’ils donnent aux nouvelles maisons, le boulevard, un nom de la ville, un nom pour les calèches, un nom pour les madame de Weck et pour les madame Von der Weid, le boulevard, pas un nom pour elle, elle de la campagne, elle qui se réveille à l’aube d’une rude journée, une journée lourde et longue pour une femme de son âge, le boulevard, un quartier sorti de terre comme un champignon vénéneux, un champignon de travail qui a bouché les ravins, avec le tramway, avec des jolies maisons pour les madame de Castella et pour les madame de Buman, un boulevard pour ces dames qui veulent de la bonne cuisine, de la viande rouge tous les dimanche, un boulevard avec des industries, qu’ils disent, pour développer l’économie, qu’ils ajoutent, pour donner du travail, mais elle du travail, elle en a assez, bien assez, elle n’a que ça, du travail, alors à l’aube d’une rude journée, elle aimerait bien pas de travail et se réveiller un peu plus tard et déjeuner d’une tranche de gâteau aux pommes, mais on la lui a mangée, sa tranche de gâteau, pendant qu’elle dormait, alors il faut qu’elle travaille pour en manger peut-être une demain matin et pour boire une soupe à midi, parce que le boulevard, c’est pas la grande vie quand on ne s’appelle pas madame de, mais voilà madame de qui l’appelle, qui lui dit de venir, fais-moi ci, fais-moi ça, la petite vie, pour elle, de l’aube au soir, pendant qu’au bord du lac ils.
Carte postale du boulevard de Pérolles en 1906.
Ils quoi ? Ils se réveillent à l’aube d’une belle journée. C’est folie. Voilà ce qu’il pense. C’est folie. Elle aussi, voilà ce qu’elle pense. Ils pensent à l’unisson. C’est folie d’être restés ici jusqu’à l’aube. Elle a froid, une jupe, à l’aube d’une belle journée, c’est trop peu de tissu. Et il manque la main de Sébastien dessus. Caroline n’a pas besoin de le lui dire, la voilà déjà. Il – elle aussi – passerait bien sa vie ainsi, à l’aube d’une belle journée, la main sur la jupe de Caroline, avec ce petit frisson du matin qui fait du bien. Il lui dit : viens. Elle est debout. Remontons vers la ville – vers la vie ? – allons voir si le monde a changé depuis que.
Le célèbre Grand Chelem de Pérolles est en théorie simple à réaliser : il s’agit de boire une bière dans chaque bistrot du Boulevard. En pratique, il est fort probable que personne n’y soit jamais parvenu, même si de nombreux vantards affirment le contraire. Les quelques aperçus ci-dessous sont une réécriture d’articles que l’on peut trouver ici.
Deux gamins sur la terrasse de l’Imprévu
On fait comme si c’était le printemps, on commande des bières colorées, on est prêt à pedzer en terrasse jusqu’à point d’heure, on a le visage rougi par le soleil, du moins c’est l’excuse qu’on trouvera en rentrant chez papa maman, mais le vent fait branler la table chancelante, les voitures hurlent sur le boulevard trop proche et les Espagnols s’en vont. Quelques étudiants à chapeau ou à capuche se la racontent. D’autres ont sorti les lunettes de soleil. Une moto pousse un cri. Les voitures se reflètent dans le toit de l’Ecole des Métiers, à l’envers mais droites. On tord la tôle mais toujours à angle droit. Pas de lyrisme, se désolent Caroline et Sébastien. Sauf une affiche :
Des poussins, déjà ? Nul n’est à l’abri d’un imprévu.
Un homme entre deux âges au Café du Commerce
Jadis, quand il schwemtzait le cours de gym à Morandi pour aller boire des canettes de cardoche, la serveuse était aussi délabrée que l’établissement et aussi massive que sa soif. Les temps ont changé. Ce n’est plus la même serveuse – ou alors la chirurgie fait des miracles – et l’homme boit un expresso avec un verre d’eau. Je ne peux pas rester assis sur le trottoir et me mettre à pleurer, se plaint un militaire en civil. L’homme entre deux âges a rendu ses habits et son flingue – Sophie, à cause d’une bombe – voilà déjà trois ans. Il se fait vieux. Seules les tables et les chaises demeurent, bancales, dévernies, rognées dans les coins. Le Café du Commerce est devenu une brasserie à la mode, avec bières artisanales gluten free, poissons d’Europe de l’Est, Guinness, gâteaux de Sophie, encore elle, sans doute le prénom de la serveuse, et son numéro de téléphone, c’est… l’homme entre deux âges n’osera jamais demander.
Sophie
Certaines choses ne changent pas. Où sont passées les girafes ? Autre espèce en voie d’extinction. Jadis, on n’y voyait pas à deux mètres. Lucien fumait comme un pompier, Jacques était de gauche, l’homme d’un âge pas encore entre deux les écoutait disserter en silence. Seuls restent ce silence et des bruits de vaisselle qui s’énervent au fond de la cuisine.
Deux gamins au Café de la Presse
Haut les plumes. Le sheriff-corbeau a déteint sur le serveur taciturne. Pourtant, le journal dit – ça vaut de l’or, c’est encadré, même si le serveur ne peut plus encadrer personne – que Gottéron peut encore être champion. De toute façon, la presse ment, l’oligarchie nous manipule, on ne peut plus faire confiance à personne, pense le serveur. Une cancéreuse à voix rauque se plaint du prix des cigarettes : 7,60 au kiosque, tu te rends compte ? C’est du vol. Un bébé chien se cache sous une chaise, plus triste encore que le serveur. Un homme entre, noir. Il fait beau, paraît-il. Fermez les rideaux, s’il vous plaît, qu’on déprime en paix. Les rideaux aussi sont noirs, comme les chaises, comme le comptoir, comme le serveur qui est parti se pendre à la cuisine. Il est presque midi et personne ne veut de ses planchettes. La fumeuse sans cordes vocales préfère la purée de viande hachée. La planchette tchèque pourtant, à 34 francs, à peine cinq fois le prix d’un paquet de clopes, c’est fameux. Il n’en a jamais vendu, le serveur suicidaire. Les gens boivent. C’est tout. Ça se comprend. Dans un monde pareil, que faire d’autre ? Le chien est attaché. Personne ne fait attention à lui. On ne lui donne rien à boire. Ni à manger. Lui pourtant, il la mangerait bien, la planchette tchèque. Le serveur soudain s’improvise musicien. Il sourit presque. Se reprend vite. Regarde dans le vide. Pense assaisonner les planchettes tchèques à la cigüe grecque. De toute façon, il n’en vend jamais, des planchettes tchèques. On fait ce qu’on peut, mais pas des mieux, dit-il à la fumeuse qui s’en va bouffer chez elle sa purée de viande hachée. Voilà ce qu’il faudrait que je sois, de la purée de viande hachée, pense le serveur. Il retourne à la cuisine. Il était tchèque. Le voilà planchette. Caroline et Sébastien éclatent de rire.
Un homme mûr, toujours le même, au Cintra
Enfermés dans la boite noire comme des poissons dans un pétrolier naufragé, les gens dégustent café et vin blanc. C’est l’heure de l’entre-deux, celle du réveil pour les feignasses qui émergent à peine de leur grasse matinée, celle de l’apéro pour les revenants du marché. Qui sont les zombies ? Décor de cinéma muet, cosi – c’est ce qu’on dit quand est bien assis et qu’on ne sait pas quoi dire d’autre – calme, bouteilles en rangs serrés, Martini, Campari, Suze, trompette noire comme le décor, riante comme personne, parce que personne ne rit ici, par peur de réveiller les zombies. Cette charmante serveuse qui s’approche n’en serait-elle pas un ? Elle débarrasse la table d’à côté, puis soudain se jette sur l’homme. Non, elle essuie les verres au fond du café.
Les amants d’un jour, par Edith Piaf (est-ce que c’est Caroline et Sébastien?)
Les gens ne pleurent pas, ils parlent, pas trop fort, pour ne pas réveiller les morts. Cette boîte, c’est un corbillard. Les chevaux sont en retard. Ils nous emmèneront en cortège sur le Boulevard. L’enterrement est prévu à onze heures au Christ-Roi. Les gens sortent, terrorisés. La serveuse zombie leur dit au revoir et merci mais ils ne reviendront pas.
Hello Dolly !
La trompette de Louis Armstrong soudain détend tout, les gens parlent plus fort, ils se demandent timidement s’il ne serait pas temps de rire un peu et de sortir les Néocolor pour éclairer de rose et de jaune ces murs trop noirs. Puis la voix se tait. Le verre de blanc est vide. Le café aussi. La serveuse charmante se jette sur l’homme mûr. Ce n’était pas un zombie, c’était un vampire. Elle lui suce trois francs cinquante.
Deux gamins au Café la Source
Sur le tableau noir nous sont proposés la caresse de Phèdre et les délices de Diogène, le poignard ou le tonneau, le suicide ou la misère. Prenons donc un café en laissant le soleil – que n’empêche de briller pas le moindre Alexandre – prodiguer à notre dos printanier une caresse moins violente que celle qui jadis était suppliée à Hippolyte. Nulle tragédie pourtant ne daigne survenir en ce calme jour où quelques nonchalants lisent La Liberté en s’ennuyant dans le calme d’une matinée ordinaire. Mais si on tend l’oreille, la tragédie n’est jamais loin. Elle se niche dans les conversations. On a appelé l’ambulance. Elle risque un AVC. Puis cela s’éloigne, on a juste un peu mal au genou, comme tout le monde, l’opération ne fait pas mal et après on remarche. On est En Marche, dit le journal. Il faut penser positif. Non, la France n’a pas fait un AVC. Non, Phèdre Le Pen n’a pas encore été élue. Non, Diogène Mélenchon n’empêchera pas Alexandre Macron le Jeune, nouveau Roi Soleil, de bâtir son empire. Il guérira la France, le président jupitérien, de toutes ses écrouelles, mais elle a mal au ménisque, la France, il faut qu’elle fasse du fitness, répond la conversation. Elle se retient de pleurer, la France, parce qu’avec un genou coincé, c’est plus difficile d’être en marche, elle pense, la France, mais elle ne déprime pas, la France, elle se ment à elle-même et elle se sent seule et elle hésite à commander chez Exit, pour éviter l’AVC, la caresse de Phèdre.
Phèdre et Hippolyte, Caroline et Sébastien… et Thésée, ce serait qui ? (Ici, Dominique Blanc et Éric Ruf, dans la mise en scène de Patrice Chéreau)
Un homme, le même, l’auteur, au 1291 (qui n’existe déjà plus)
Deux femmes aux cheveux corbeau parlent sorcières et contes de fées sous une poule en fer et une fourcheuse antique. Une fourcheuse ? Espèce de machine rouillée avec deux grosses roues et des fourches pour gratter la terre natale. Peut-être s’agit-il simplement d’une herse. L’homme, l’auteur, s’est trop éloigné de la culture paysanne, il en a oublié les mots et a écrit les morts à la place des mots. Tout, au 1291, pourtant au cœur de la ville, respire la terre, la terre après la pleue,
La pleue ou la pleut ? (le e la rend plus mouillée)
la boue ensemencée puis la poussière après les moissons et les bottes de paille qu’on chargeait sous les bouélées de l’oncle perché. Une cloche pend à un poutre, silencieuse, nostalgique d’une vache qu’elle aima jadis, une belle Fribourgeoise du temps où il y en avait encore, des Fribourgeoises, une avec des cornes qu’on menait au taureau et qu’on trayait à la main assis sur un tape-cul. Mon grand-père, me dis-je, aussi mélancolique que la cloche fêlée au gosier vigoureux, jadis avait été vacher, il a guidé son troupeau de Gumefens à Combes, puis de Combes à Grolley, puis de Grolley à Nierlet-les-Bois et de Nierlet-les-Bois à Montagny-la-Ville au temps béni où les vachers marchaient avec leurs vaches. On donnait un coup de bâton pour la forme et on ramassait les beuses avec une pelle. Aujourd’hui, tout le monde vit dans des bétaillères, alors on réinvente des bistrots anciens, on s’y proclame helvétique de A à Z et on y boit de la bière appenzelloise où, sur l’étiquette, on fauche à la faux et où on lie les gerbes de blé à la main. Bref, on fait comme si la terre n’avait pas été assassinée par nos bons maîtres les pesticidécideurs.
Même en Appenzell Rhodes-Extérieur, on ne fauche plus de cette façon.
Deux gothiques se sont assis devant la fourcheuse. La poule les regarde d’un œil méfiant. Ils parlent suisse allemand. La poule est rassurée, comme sur le tableau d’Anker dans la cuisine chez grand-papa, l’autre grand-père, la face sombre, renfrognée, pince-sans-rire. Je le revois, Robert à l’Hayrou, appuyé sur sa canne, surveillant les allées et venues des tracteurs, le vieux Bührer à l’oncle Hubert, le Hürlimann et les deux Deutz, le petit et le gros.
Albert Anker, Jeune fille nourissant les poules
Tout est suisse ici, nous assure-t-on, parce que tout y est paysan, sauf que les paysans, en Suisse comme partout, ne sont plus qu’une image de marque, une photo jaunie qu’on regarde la larme à l’œil un peu honteux d’avoir laissé crever une si riche culture. Les paysans, en Suisse, sont morts avec mes grands-pères. On les a forcés à devenir agriculteurs, puis laquais de la Migros. La cloche fêlée ne reverra jamais sa vache. Elle a sonné le glas de la campagne il y a déjà bien longtemps.
Deux gamins au tea-room de la boulangerie Bessa
Sagres en bouteille et barbus faussement éthiopiens, ouvriers portugais et retraités suisses à l’œil triste, voix de partout qui se chevauchent, qui se racontent une journée ordinaire pleine d’aventures qui s’envolent vers les plumeaux servant de lampes à ce carrefour coincé entre les montres Festina et le Marché Istanbul, souk ordonné et sans senteurs pour ne pas attrister plus encore l’œil des retraités suisses qui se sentent envahis, voilà la vie de tous les jours d’une ville en Suisse. La bijouterie solde ses babioles. Elle n’a pas pignon sur rue. Ni les ouvriers portugais ni les barbus blancs d’Afrique n’ont les moyens de s’acheter des rivières de diamants. D’ailleurs, ils préfèreraient s’acheter des rivières tout court pour y pêcher des truites et y tremper leurs pieds fatigués. Qui pense aux pieds des gens qui marchent dans les villes ? Quelques femmes à tête voilée entrent dans le faux souk. Pourquoi ne se voilent-elles pas plutôt les pieds ? Les pieds de femmes sont tellement plus érotiques que leurs cheveux, pense Sébastien penché sur Caroline. Cachez ce gros orteil que je ne saurais voir.
Les mêmes, l’homme et les gamins, au Rex
Les murs sont capitonnés comme dans les asiles de fous au cinéma. Tout semble dater d’un jadis imprécis et usé, d’une époque bénie où le septième art était roi. On se croirait dans un train mythologique, quelque Orient-Express reconfiguré, concaténé, à l’arrêt dans une gare autour de laquelle nulle ville ne fut construite sinon en carton-pâte pour un film avec Humphrey Bogart, Omar Sharif et Audrey Hepburn.
Audrey Hepburn et Humphrey Bogart dans Sabrina de Billie Wilder (1954). Si Audrey Heburn a bel et bien côtoyé Omar Sharif dans Bloodline de Terence Young en 1979, le trio rêvé ci-dessus n’a semble-t-il jamais existé.
Derrière le vieux comptoir se mijote quelque drame. Une matrone latine explique à une novice asiatique l’art du capuccino. Les clients sont pénibles. Il faut éviter le trop de mousse et le pas assez. Le patron erre au hasard, cherche quoi faire, est traqué par des malfrats siciliens qui tout à l’heure surgiront du boulevard, l’enlèveront et demanderont en guise de rançon un capuccino sans trop de chocolat avec juste ce qu’il faut de mousse et de crème c’est ça encore une goutte de lait un grain de café arabica voilà votre capuccino messieurs.
Derrière le comptoir ne reste que l’Asiatique. Elle laisse entrer sans rien dire deux flics en civil, une femme à chapeau et un faux intellectuel, qui ne se doutent pas que deux tables plus loin trois brigands dégustent avec bonheur le plus parfait des capuccinos. Le patron est libre. La rançon dépassait les exigences des voyous qui ont bien sûr reconnu dans la seconde les keufs qui les observaient du coin de l’œil. Soudain, la sommelière japonaise bondit sur le comptoir, sort de son tablier un nun-cha-ku qu’elle agite dans tous les sens et se jette sur les malfrats qu’elle met hors d’état de nuire en deux prises de karaté à la Bruce Lee. Les deux enquêteurs prennent leurs jambes à leur cou. C’était Bonnie and Clyde déguisés en faux policiers pour préparer un braquage qui hélas n’aura jamais lieu. La matrone latine regarde son apprentie dans le blanc de ses yeux bridés. Allez me nettoyer tout ce cheni, mademoiselle. Quand je pense qu’ils n’ont même pas pu finir ce capuccino que j’avais préparé avec tant d’amour. Le patron serre sa grosse épouse dans ses bras musculeux et l’embrasse avec fougue durant douze minutes et trente-quatre secondes. La Japonaise en profite pour liquider les corps. Un client discret n’a rien perdu de la scène. Il tend une enveloppe à la fille. Et maintenant, il faut t’occuper de Caroline et Sébastien, lui dit-il, un revolver planqué sous Le Matin Dimanche.
S’il était encore permis de fumer, on aurait pu se croire dans une chanson de Serge Gainsbourg.
Les mêmes au Monche (redevenu depuis MCM)
Drapeau du Québec et maillots dragon, déco glaciale. Des casquettes pendouillent sous les ordres d’un attrape-rêve couvert de poussière. Une voix trafiquée par bidouillage électronicien geint dans les boîtes noires qui causent aux casquettes. Puis c’est l’heure de la publicité, pour des matelas, parce qu’en effet, on a envie de retourner se coucher, à cause du froid. La dame du service – serveuse est un mot qui n’a d’intérêt que si la dame est mignonne – se tire un café. Elle soupire. Elle aimerait partir refaire sa vie dans le Grand Nord, quitter le gris de Pérolles, éteindre le gémissement de ce chanteur insupportable. Je rêverai de ton visage, râle-t-il, un visage de bûcheron, une barbe hirsute, une chemise à carreaux, un ours et un caribou comme ces ombres affichées au fond du bistrot, histoire de se rappeler qu’ailleurs, le monde est moins étriqué, plus libre, plus sauvage. La dame du service essuie les verres au fond du café, comme dans la chanson, c’est une manie chez les employés de la restauration. Un client s’en va. Il lui demande si tout va bien. Elle répond oui pour pas pleurer. Bientôt, les étudiants seront de retour : il y aura d’autres voix à se mettre dans les oreilles que ces miaulements de sensibles à tatouages. Son bûcheron québécois, lui, n’aura pas de tatouage, il sera velu, baraqué, rustre au grand cœur, dur à la tâche, passionné, amoureux de la nature, tendre et rude quand il la serrera fort entre ses pattes de grizzli. Il aura une voix grave et profonde comme la forêt boréale. Jamais il ne boira de café et il se demandera comment il est possible de supporter une aussi crouille équipe que Gottéron.
Deux gamins au Provençal
Le bolet sec, quand tu le fais frais, avec du beurre, des oignons, en 48, avant la guerre. Le vieux à casquette n’est pas historien, il est gastronome, champignonneur, chasseur de bons souvenirs. Le bar est neuf et il sent le vieux : chaises en plastique vertes et roses, coussins à framboises ou à papillons, il n’a rien d’Aix ni de Marseille, le bar, il a tout de Fribourg, le calme des discussions, le couple décrépit qui reste immobile, fatigué d’avoir fait les courses à Pérolles Centre, sortie hebdomadaire, succédané de vie sensuelle, temps perdu à vivre encore. Derrière, c’est l’agitation du boulevard la nuit, les feuilles piétinées, les silhouettes sombres qui filent ou qui flânent. Bientôt la neige, dit Laurence, encore en vacances. Automne tranquille, fin des venaisons, début d’une saison à café moulu et à oranges pelées, pépé se lève, reprend sa canne, trotte vers l’ennui. Mémé suit, fidèle épouse qui s’est toujours tue. Ce n’était pas un vilain homme, on aurait pu tomber pire. Nous dans cinquante ans ? Caroline regarde Sébastien avec tristesse. Petit à petit, le vide envahit les tables grises et les fleurs en plastique. Jean-Marc, t’as gagné ? Non. L’heure est venue où tout est irrémédiablement perdu. En 48, avant la guerre, non, après, les chanterelles avaient du goût. Aujourd’hui, des sons synthétiques ont remplacé, au loin, nulle part, les soirées familières au chaud de l’accordéon. Il fait pas bon devenir vieux. Tu ferais mieux d’aller au fond, faut pas se tromper de chemin, sinon t’arrives à la Sarine. Un gros type sort fumer sa clope sur Pérolles. Bientôt la neige ?
L’homme, ivre, sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard
Brassens aimait à voir de son balcon passer les cons :
Adonnons-nous, de cette terrasse, à la même jouissive occupation. Connes n°1 : une horde de jeunes filles. Cons n°2 : deux réfugiés. Connes n°3 : deux nanas qui font coucou à la conductrice d’une voiture. Con n°4 : un cycliste à casquette. Cons n°5 : deux poussettes à triplés. Con n°6 : un gras du bide. Conne n°7 : une vieille. Le problème avec les cons, c’est qu’ils passent trop vite, on n’a pas le temps de se faire une idée de la nature de leur connerie. Cette fille à lunette et à écouteurs par exemple (conne n°8), à première vue, n’a pas l’air si conne que ça. Pourtant, en grattant bien, c’est fou ce qu’elle est conne, mais elle est déjà ailleurs et tu peux aller te gratter pour voir si tu es aussi con qu’elle. Et cette pousseuse de tintébin (conne n°9), quelles pensées imbéciles peut-elle bien formuler dans sa tête de linotte ? Et ce vieux canneux à chapeau (con n°10), que cache-t-il comme pensées interdites sous son couvre-chef usé ? Et Sylvia ? Non, quand on connaît les gens, on n’ose pas trop les traiter de cons, et d’ailleurs Sylvia n’est pas conne, du moins pas tous les jours. Et ce type en grandes théories (con n°11), quelles conneries raconte-t-il à sa copine (conne n°12) ? Passent les cons et passent les saisons, passe le temps passé et les cons reviennent. Sur le boulevard coulent les cons pendant que sur la terrasse de la Brasserie du Boulevard d’autres cons ne parviennent pas à se hisser à la hauteur du bon tonton Georges. Au fond, le seul endroit où l’on peut regarder les cons à n’en plus finir, c’est devant mon miroir (con n°13).
L’homme, fatigué, un dimanche après-midi, au Mirabeau
Les barbus ont payé. Ils sont partis. Le patron aussi. Je reste seul devant MCM Top où un rouquin quelconque chante des banalités au volant de sa voiture. Sur le boulevard désert, quelques passants passent. Ils n’ont que ça à faire, les passants, passer. Le patron inspecte les roues des voitures. Il n’a que ça à faire, le patron, inspecter les roues des voitures. Le vent se lève dans un sapin. Castle on the hill, chante le rouquin.
Le patron est rentré. Il s’ennuie à cent sous l’heure. Il n’a que ça à faire, le patron, s’ennuyer à cent sous l’heure. C’est tout ce qu’il aura jusqu’à quatorze heures, le café du seul client, même pas cent sous. Une blondinette à l’air anglais se laisse séduire par le rouquin à la voix enjôleuse. Il est sorti de sa voiture, il marche dans le brouillard, comme les rares passants qui passent, le rouquin, parce qu’un dimanche après-midi, il n’y a que ça à faire, sur Pérolles, marcher dans le brouillard. Tout le reste est fermé. Sur MCM Top, ce ne sont plus des rouquins, ni des blondinettes, ni des enjôleurs. Des noirs en leggings jaune et rose se dandinent. Ça sonne faux. Il fait gris. Seuls des blancs errent sur le boulevard. Deux vieux se smackent en douce. Rien n’y fait, ça ne déconne pas. Major Lazer danse dans le vide. Le café aussi est vide, comme le boulevard. Game over, dit la télé. Elle n’a que ça à dire la télé, game over.
Comme l’auteur ne se souvient plus de la chanson de Major Lazer vue plus qu’écoutée ce jour-là au Mirabeau, il a choisi celle-ci, par pure concupiscence.
Sur la ligne d’arrivée du Grand Chelem de Pérolles, au Cyclo, l’homme a lâché les deux gamins
On se croirait revenu au temps des vélos sans chimie, au temps où les forçats de la route pédalaient encore pour de vrai. Pourtant, ça cause foot, sans panache, sans les épopées de Louison Bobet et l’élégance d’Hugo Koblet.
Hugo Koblet, pédaleur de charme, l’un des deux Suisses à avoir gagné le Tour de France (en 1951).
Au loin, un charmant minois. En face, une main qui s’agite. Main d’homme ? Chignon. Donc main de femme. Le minois sourit, se pose sur sa propre main, semble sous le charme du chignon d’en face. Je m’échappe sur une route mal pavée dans l’enfer de Paris-Roubaix au temps de Raymond Poulidor, puis je gravis les sommets comme jadis Luis Ocana. Le joli minois ne m’a pas vu dans mes imaginaires exploits. Ses yeux noisette se perdent dans la contemplation d’un smartphone quand je n’ai pour noisette que cet expresso bientôt vide et ce sablé de chez Wernli. Soudain, le minois devient corps entier. Il marche vers moi d’un pas leste. La fille – car c’est bel(le) et bien une fille – s’engouffre dans les toilettes. Je la laisse s’échapper parce que je n’ai pas le coup de pédale de Fausto Coppi ni celui de Joop Zoetemelk – le suceur de roues – et je me sens hélas beaucoup moins cannibale qu’Eddy Merckx. Je me rapprocherais plutôt en l’occurrence de Bernard Hinault, le blaireau. Le minois ressort des toilettes, au sprint. Sans doute est-il dopée, comme Abdoujaparov sur les Champs. Je me souviens de sa chute. Je me souviens aussi de Pantani, d’Armstrong et d’Indurain, ces voleurs de rêve. Comme ces chaises dépareillées et cette serveuse maquillée au rouleau, le Cyclo sonne faux. Le joli minois semble soudain mélancolique, comme si le mythe s’était effondré, comme si de Jacques Anquetil ne restait que Chris Froome. D’autres noms soudain : Claudio Chiapucci, Tony Rominger, Pascal Richard. Le minois se ronge les ongles. Angoisse du coureur avant le contre-la-montre. Je n’ai rien de Fabian Cancellara, pas même le moteur dans le cadre. Je ne suis qu’un Laurent Fignon sans queue de cheval qui n’en finit pas de courir après Greg Lemond.
Une tragédie : 8 secondes (le joli minois ne m’a pas vu).
Puis ça se met à causer anglais et à beurrer des sandwichs. Le minois se caresse le visage. Jadis, les coureurs se recoiffaient avant l’arrivée. Dernière gorgée de café. Dopage artisanal. Lucien Van Impe, Jacky Durand, Bernard Thévenet, en chasse-patate. Laurent Jalabert hors-délai.
De l’autre côté de Fri-Son, en plein jour : Caroline et Sébastien supplantés. Un bloc a poussé, bloc aux fenêtres aléatoires, bloc qui vole plus d’espace au ciel qu’à la terre. La terre : invisible sous la ville. Le ciel : un bloc bleu entre les blocs beiges, rayé de fenêtres aléatoires, ville casse-ciel, reflet dans le vitrage, rayure bleue dans le gris des vieilles bâtisses, soupir dans le graffiti, souvenir en cage. Personne ne graffe les murs sous le ciel bleu. Graffer est interdit en plein jour, même de l’autre côté de Fri-Son. Caroline et Sébastien, en plein jour, sont interdits aussi : pour vivre beaux, vivons cachés. Cachée derrière les balcons – personne ne fume sur les balcons –, cachée derrière les fenêtres aléatoires, la ville se dresse sans habitants, ville aux voitures parquées, ville de Pérolles comme ville de Vignettaz parce que le photographe se cache, parce qu’il fuit les visages, parce qu’il ne se retourne que vers le ciel qui reste dedans, que vers la poussée des – faut-il dire gratte-ciels ? Pérolles, est-ce déjà Manhattan ? – blocs aux fenêtres aléatoires, parce qu’il ne regarde dans les yeux, le photographe, que les reflets dans les vitres, vitres lisses, vitres jamais brisées, vitres de plein jour. Le photographe, c’est l’homme derrière la vitre.
Dans un autre quartier, l’homme derrière la vitre racontait d’autres histoires.
Casseurs graffeurs : interdits en plein jour. La photo ne casse rien, elle emprisonne : ciel aux arrêts, fenêtre-négatif fermée, voitures closes, balcons vides. Y ajouter des gens dans l’ombre ? Y ajouter Caroline et Sébastien ? Y ajouter Lise ? Y ajouter madame Braillard ? Y ajouter des habitants derrière les fenêtres aléatoires : habitants aléatoires, habitants qui n’ont accès qu’à des bribes de ciels rectangulaires, habitants enfermés dans des ascenseurs étroits, habitants fantômes graffés – tag ou graffiti est-ce synonyme ? ou peut-être s’agit-il ici d’une fresque ? –habitants sans substance tagués de l’autre côté de Fri-Son, habitants frissonnant sur le balcon fermé, habitants planqués dans la voiture blanche banalisée et le photographe pris en flagrant délit de photographie par les flics, pourquoi vous prenez des photographies en plein jour, photograffeur, c’est de nuit, comme vidéograffeur, comme casseur, monsieur, en plein jour, la ville, c’est rien que du ciel, un bloc, une fresque, des balcons vides, rien que ça – vous comprenez, monsieur ? – c’est la nuit qu’on s’aime, c’est la nuit qu’on joue les Caroline, c’est la nuit qu’on joue les Sébastien, c’est la nuit qu’il y a du tapage. Photographe arrêté pour tapage diurne, jeté par les flics en dedans d’un bloc beige, derrière des fenêtres aléatoires, avec vue sur des bribes de fresques rectangulaires. Dragons ? Fantômes ? Lampe rouge ? Ciel décalqué ? Il fallait photographier la fresque de plus près, monsieur, ou le tag ou le graffiti, mais maintenant c’est trop tard, vous êtes aux arrêts sur le balcon, dans l’ascenseur, vous êtes aux arrêts derrière des fenêtres aléatoires dans une photographie et vous ne pourrez jamais vous évader de son cadre.
Demi-tour : quelle est la photo derrière l’impossible selfie ? quel est le paysage derrière le photographe ? Travaux : barrières rayées rouge et blanc, un trou, pelleteuses touillent-terre parce qu’en ville seuls les travaux, les chantiers, les terrassements, ont accès à la terre. Sous les pavés, la molasse. Et des tuyaux. D’énormes tuyaux dans des trous. Et des passerelles pour les piétons, le parcours du combattant, la promenade comme aventure, éviter de tomber dans un trou, éviter de toucher terre. Travaux : tombeaux à ciel ouvert et le ciel jamais qui n’en effleure le fond. Les travaux creusent la nuit au cœur du jour, ils mettent à jour la ville sous la ville, ville des canalisations, ville de l’eau, ville de la merde qui tombe des blocs et des balcons, ville qui avale le trop-plein de ses habitants confinés dans leurs blocs aléatoires. Creuser la ville, c’est patauger dans la merde, c’est révéler au grand jour – mais les travaux font plus que creuser la nuit, ils l’éclairent, ils la blanchissent, ils la polluent – l’envers du décor. On croyait avoir rencontré l’amour à Fri-Son mais on a tout vomi dans l’évier.
Demi-tour : vers le haut. Essayer de ne regarder que le ciel, de s’en imprégner. Essayer d’oublier le trou. Nier les travaux. Le ciel : bleu. Les nuages : blancs. Effacer les blocs. Effacer les balcons. S’envoler. Se souvenir que tout Fribourg tourne autour de Chocolat Villars. Le ciel est une canalisation à l’envers, les fumées des cheminées tombent dans le ciel comme les étrons tombent dans les égouts et les blocs creusent le ciel pour l’enfermer dans leurs fenêtres aléatoires. Les blocs : casseurs de ciel, graffeurs de ciel, terrasseurs de ciel. En plein jour. Troueurs de ciel. Le ciel : en travaux. Le ciel : brisé comme une vitre. Le ciel : aux arrêts. Le ciel : il est interdit de le prendre en photographie, veuillez nous suivre, monsieur.
L’homme derrière la vitre avait fait pire : il avait filmé le ciel.
Tourner en rond, revenir en arrière, de l’autre côté de Fri-Son, de l’autre côté du temps : avant les travaux, il y avait un rond-point. Il y avait le rond-point de Caroline et Sébastien : deux gamins en plein jour au centre du rond-point, route des Arsenaux. On appuie sur le bouton rouge, ça éventre le bitume. Elle ne peut plus se ravoir de pleurer. Non : Fri-Son. Grand frisson. Dix ans qu’il attendait ce moment. Dix ans effacés. Il lui dit : tu es belle. Elle lui dit : tu es sympa. Ils sortent. Le gorille se dit : il y en a qui ont de la chance. Il les regarde s’en aller, main dans la main, sur le trottoir. Il pense : on dirait deux gamins.
(L’histoire alors recommencerait ici, se dit l’auteur, et elle se répéterait à l’infini, ou bien elle se poursuivrait ainsi.)
Deux gamins en plein jour au milieu du rond-point, route des Arsenaux : on a beau appuyer sur le bouton rouge, ça ne bouge pas. Elle ne peut plus se ravoir de rire. Appuie ici. Une trappe s’ouvre. Appuie ici. Les voilà au fond du trou. Ça bouge, tu vois, ça n’a jamais bougé aussi fort. Ce sont les tuyaux qui bougent, Caroline. Ce n’étaient pas des tuyaux, Sébastien, c’était le reflet du dragon coupé en deux. Appuie ici. Le trou se referme. Ça bouge aussi. Il panique. Appuie ici.
Deux gamins dans la nuit coincés sous terre avec un serpent (ce n’était pas un dragon). Adam et Eve pris au piège. Toucher la jupe était interdit, comme il est interdit de graffer en plein jour et de dégrafer le corsage de la fille la plus belle de Fribourg, de la fille interdite, de la fille qui fit sombrer tout Pérolles dans ses égouts, de la fille qui renversa les têtes de tout Pérolles, de la fille qui sortit nue de la photographie. Deux gamins coupables d’avoir bravé l’interdit. Adam et Eve chassés du grand frisson. Deux gamins allongés l’un à côté de l’autre dans leur tombeau et la ville creusée qui pousse autour d’eux.