Pérolles après la pluie

Après la pluie : le vent. Les affiches du boulevard se décollèrent et les candidats démocrates chrétiens dénouèrent leur cravate pour chanter sous la pluie les parapluies de Fribourg.

Beat Vonlanthen et Jean-Pierre Doutaz ont montré la voie (mais n’ont pas été élus, ou du moins réélus, contrairement à Christine Bulliard-Marbach, qui elle non plus ne porte pas de cravate).

La cloche du Christ-Roi : combien de coups ? En écho, toutes les églises de la ville. On sonne l’heure pendant dix minutes à Fribourg. Le temps flotte dans le tintinnabulement. O Grosse Lieb encore, mais aussi des voix de femmes, des bribes de paroles, le mot rogations, le verbe schwemtzer, des canettes de Cardoche qui se heurtent. Un cri : santé, un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, babibouchettes.

Des éclats de rire. Des filles qui pleurnichent. Le clapotis des haut-talons sur le trottoir mouillé. L’eau qui se glisse sous les pneus des voitures-flèches. Et des chansons.

Sad Lisa (Cat Stevens)

Elle s’appelait Lise. Il lui jouait la Sonate au Clair de lune.

Adagio sostenuto, par Wilhelm Kempff.

Le parfum de Lise ? Discret comme elle était discrète. Absent comme elle était absente. Idée de fleur. Presque rien. Idée de joie. Puis humer la route quand il commence à pleuvoir, sentir la poussière s’envoler, croiser une pimbêche qui se pomponne, la renifler comme un chien, entre dégoût et désir, et revenir à Lise qui ne sentait rien. Idée de fruit. Rien. Idée de glace à l’eau. Ne sentir que le sentiment. Ne toucher que l’impalpable. Rien que le frôlement d’un doigt, le balancement d’un cheveu, le tendre heurt d’une hanche qui trébuche. Elle souffla sur lui comme on souffle sur une bougie. Il eut chaud puis consumé se cramponna à la rambarde rouillée, s’y écorcha la paume devenue rêche et tenta d’y rafraîchir son corps suant. Il y avait toujours eu des cailloux plantés dans les genoux. Il y eut désormais ce rien, la caresse d’un fantôme, la douceur déjà évaporée d’une étreinte à peine rêvée, la langue qui cherche la langue, la lèvre qui cherche la lèvre, la dent de lait qui ne veut plus tomber, la morsure sans douleur d’un premier baiser. Lise : un délice. Elle vivait au temps des albums Panini, au temps où l’on mâchait des dragibus, au temps des sucreries et de la bonbonnisse.

En 1994, il avait collé toutes les étiquettes. Il se souvient du coup franc de Georges Bregy contre les États-Unis.

Puis vint le temps des kebabs. Avec tout ? Avec tout. Avec le frigo bleu bourré de bouteilles pet, avec les tables carrées et les tubes de sauce piquante, avec l’exiguïté du couloir où l’on frôle les bouffeurs pressés, avec Radio Suisse Romande la Première – la météo, Olivier Codeluppi : quelques orages isolés sur les Préalpes, soleil généreux en Valais central, températures de saison, c’était la météo, avec les cafés Chicco d’Oro –, avec ce Kurde qu’il ne faut pas prendre pour un Turc, avec ce Turc qu’il ne faut pas prendre pour un Kurde, avec son cousin, avec son beau-frère, avec son arrière-grand-neveu, aves sa demi-bru, avec La Liberté de la veille à moitié déchirée, avec les mots croisés déjà faits, avec la page des morts arrachée, avec cette liste interminable de menus à choix – frites-kebab, kebab-pizza, pizza-falafels, box falafels-frites-pizza-kebab –, avec tout le monde qui prend un dürüm avec un coca, avec le portrait pastel d’un moustachu punaisé sur les murs jaunes et avec l’énorme morceau de barbaque agglomérée qui tourne et qui tourne sans fin sous les assauts des couteaux et qui tourne la tête et qui tourne le ventre des rapides mangeurs à la queue-leu-leu, avec la fierté de tout Pérolles résumées dans l’alignement sans fin des kebabs, parce que la modernité, mon bon monsieur, c’est le kebab, c’est la viande agglutinée, c’est avec tout la modernité, avec le monde qui tourne et qui tourne – tu te souviens de Prévert ? – avec ses grandes flaques de sang, avec les coquillages, les régiments – tu te souviens de Prévert ? – avec le sang des enfants torturés tranquillement par leur papa et leur maman –

Tu te souviens de la voix de Pierre Brasseur.

– avec Lise, avec Martina, avec Cindy, avec Caroline, avec Sophie, avec Jessica, avec Isabella, avec madame Braillard, le monde entier en miniature avec tout qui tourne et le monde qui tourne avec – tu te souviens de Prévert ?

– avec les Frères Jacques –

avec Barbara et avec plusieurs ratons-laveurs.

Les dix-huit secondes de Sébastien

Nous avions abandonné Sébastien en équilibre sur un fil au dessus des têtes de Pérolles. Voici ce qui se passa dans sa tête pendant dix-huit secondes (sur une idée d’Antonin Artaud proposée par François Bon). Dans la tête, il n’y a pas de ponctuation.

Il dénoue la cravate la corde au cou le fil est tendu il n’ose pas regarder vers le sol pas encore il regarde dans la direction d’elle à l’autre bout du fil il la devine elle est si belle elle est sienne il y a dix ans et il n’en revient toujours pas qu’elle soit sienne et ce n’est pas tout à fait cela il est à elle ce n’est pas cela non plus ils sont deux c’est aussi simple que cela ils sont un seul une seule il ne parvient pas à la voir à l’autre bout c’est trop loin il la décrit dans sa tête il repense à la jupe il y a vingt ans à la même jupe il y a dix ans sur le rond-point est-ce que la même jupe aujourd’hui ou la blouse blanche il veut savoir il tente un premier pas il tremble il est si lourd sur ce fil et il a peur de tomber et il a peur qu’elle tombe avec parce qu’il sait qu’elle n’a pas peur et que c’est quand on n’a pas peur qu’on tombe il faut absolument l’empêcher de tomber il lève le premier pied il faut regarder le ciel les antennes les toits le clocher au loin et elle encore plus loin maisil a chaud le ciel est couvert il y a au-dessous une rumeur il sait que ce sont des têtes le fromager le pharmacien les bonnes sœurs mais il ne voit rien de ces têtes-là il ne voit que sa tête à elle sa belle tête à elle et il n’en revient pas que cette belle tête-là à elle soit ici en face de lui si près et si loin ils se regardent dans les yeux sans se voir mais il la voit constamment devant l’ordinateur il la voit devant les clients dans les coffres dans les chiffres partout il la voit et le deuxième pied s’est levé il faut garder l’équilibre surtout ne pas tomber marcher sur ce fil courir sur ce fil voler ce serait ce qu’il faudrait voler jouer à l’oiseau mais il sent que les têtes en-dessous n’attendent que sa chute et que ces têtes sur les affiches aussi ces stars n’attendent de lui que ce faux pas mais le troisième pas est sûr il prend de l’assurance il doit continuer le quatrième pas le cinquième pas le fil est une route et il aime les routes tout a commencé sur la route et ici c’est marcher sur la ligne blanche discontinue ne marcher que sur le blanc jamais sur le gris pour éviter que les têtes au sol ne se mettent à sourire parce qu’il sait que derrière leur apparente appréhension les têtes espèrent toutes qu’il tombe et elle non les têtes sont certaines qu’elle ne tombera pas elle ne peut pas tomber il sait très bien que si quelqu’un tombe ce sera lui jamais elle alors il pourrait revenir en arrière et rester là à l’attendre mais qu’est-ce qu’elle allait penser de lui et il fit un pas de plus il écarta les bras il sentit le fil vaciller il releva la tête il fixa un point à l’horizon un point qui était elle et il fit encore des pas il ne compta plus les pas il avança sur le fil et il pensait aux têtes en bas aux têtes dans les kebabs aux têtes sur les terrasses et il eut envie de rire mais ce serait perdre l’équilibre alors il fit un pas de plus puis un autre pas et il ne pensa qu’à elle qui se rapprochait qui était un point au loin mais un point visible un point avec une jupe à frôler un point qui lui permettait de marcher sur ce fil comme si ce fil était une autoroute.

Retour à Sainte-Croix

En travaux, sans élèves, sans profs, que reste-t-il du Collège Sainte-Croix ?

Le banc rouge où j’avais cru écrire était toujours rouge. Le préau brinquebalait. On lui avait mis des serre-joints pour qu’il ne s’effondre pas. Personne pour s’y appuyer, pas même Lucien le matin clope au bec, taiseux, maigre et philosophe. La porte de l’école : fermée. Qu’avais-je écrit ce jour-là ? Je m’assis sur le banc rouge. Le même ? Un seul souvenir : le papier. Je levai l’œil : colonnes de ferraille, toiture sale, pas de ciel, même boîte aux lettres et même adresse.

Et le canard ? En sursis.

Il fallait être perspicace pour y voir un canard. Avec les travaux, le pauvre palmipède a sans doute disparu et n’est plus qu’un souvenir en noir et blanc.

Je me levai. Il y avait aussi cette fresque peinte par la 3B2 : machines à vapeur volantes, pièces d’échec, prénoms (Laetitia, Julien, Sarah), date (1999), toujours la même fresque, pas vraiment une fresque, pas vraiment un tag ou un graffiti, le résultat d’une semaine de cours facultatifs à options où on s’était cru artistes. Les stores bruns de la façade, en rangs serrés, fermés sur le cube endormi : un pavé qui aurait poussé trop vite, une pierre taillée à angles droits debout sur l’herbe rare, un mur posé entre le monde et les têtes lourdes penchées sur les livres. Plus loin : les tuiles d’un toit pointu, un triangle, le terrain de hockey sur goudron. Aussi : une piste droite où personne ne court. Encore : les traces estompées du blanc des couloirs. Puis : des arbres indistincts, flous, verts, d’un vert que n’interrompt que le cube posé là pour encombrer la verdure et casser l’harmonie des jeux absents. Un cube brun pour travailler la nature. Et le triangle un peu plus loin, encore une fois, et le ciel gris.

Si on se retournait, voilà ce que ça donnait, le collège Sainte-Croix.
Puis ce fut ça, si on se tournait encore une fois.

Et le parking : les voitures en épi, des cases jaunes dessinées sur le bitume.

Fini les voitures sur ce parking-là. Les soupirs et les chiens demeurent.

Je jetai un œil sur la Villa Gallia puis je relus la plaque commémorative :

Derrière la vitre : un piano, des pupitres, des photos d’adolescents qui chantent. Un souvenir : la violence de Bach, la passion, villa Saint-Jean. Je fredonnai le choral.

Le Grand Amour

Sur le piano, une partition indéchiffrable soulevait le désir impérieux de briser la vitre de la fenêtre fermée. Non. Il y avait le parfum du chocolat. Entêtant. Il y avait à retrouver la cheminée de brique. Chocolat Villars. L’œil rivé à la vitre. Le nez déjà au carrefour. Attention travaux. Il faut se frayer un chemin. Toujours la vitre, toujours le piano, mais le chocolat. Odeur âcre dans le ciel brun, dans le ciel chocolaté, dans le ciel brisé. Je courus, je tendis un fil entre la vitre et le chocolat, puis je courus sur le fil de Pérolles en toile d’araignée. Je pris à droite : façades grises, fenêtres fermées, d’autres vitres à briser, le bout de la rue, la cheminée qui fume, les vapeurs du chocolat noir, éclats de verre sur les cordes brisées du piano, le parfum fou du chocolat qui faisait tourner tout Fribourg autour de la cheminée de briques de Chocolat Villars. Vertige. Jeu des poubelles bleues par-delà les rectangles de verre. Leur alignement se dédouble. Celles qu’on a emprisonnées semblent plus sombres. C’est le méli-mélo des poubelles qui rythme les bancs de béton : une, deux, trois (taisez-vous).

Méli-mélo

Dedans ? une, deux, pas trois. Et le silence. Devant les pieds arrêtés, une frontière d’humidité sur le sol gris, un mur plat, infranchissable comme une vitre que rien ne brisera. Autres prisonniers : les arbres, un immeuble, un reste de ciel bleu, d’un bleu plus terne que celui des poubelles. Parfois, rarement, une fenêtre ouverte pour donner un peu d’air aux élèves invisibles. Eux aussi : prisonniers des vitres, prisonniers des rectangles couchés, prisonniers des rectangles debout, prisonniers des poubelles bleues, prisonniers alignés dans les classes-caisses avec ce rêve comme moi de briser les vitres.

Et les braiements des élèves emprisonnés comme des ânes de Guin, Guin en allemand Düdingen, Guin Outre-Sarine, Guin et ses jeunes filles qui braillaient, qui braiaient le schwytzertütsch, Guin et ses Singinoises. O grosse Lieb. Elle s’appelait… Certains noms restent bloqués. Et certains lieux cadenassés. Elle s’appelait… Rien à faire. Je l’avais rattrapée. J’avais essayé de lui parler. Peine perdue. Balle perdue. Schwytzertütsch. Elle avait bifurqué, elle était entrée dans le local à vélos, elle s’y était cachée, elle s’y trouve encore. Par où entre-t-on dans l’école la nuit ? On avait tourné autour du cube, on avait cogné aux vitres, on avait cherché le trou de souris, mais on était restés emprisonnés dehors. Lucien n’avait rien dit. Lucien ne disait jamais rien. Il y avait des vitres, beaucoup de vitres, mais il n’y avait pas de porte : on aurait pu tourner pendant des années autour du cube sans jamais y entrer.

Je restai debout, immobile, les yeux fixés sur la brisure du passé. Un piano désaccordé jouait une mélodie dans une langue étrange. Des larmes coulèrent sur mes joues. On ne joue pas avec le temps. Il suffirait de marcher sous la pluie et de rouvrir le parapluie bleu à pois blancs où elle était venue me rejoindre. Elle et moi, c’était comme la chanson de Brassens, une amourette insignifiante à laquelle elle n’a rien compris.

Elle avait quelque chose d’un ange.

Elle s’appelait… Peu importe son nom. Il ne restait maintenant que la ville, assombrie, dégoulinante, tranquille, battant sur l’asphalte le calme tam-tam de son appel à l’explorer. Je franchis d’un bond la frontière effacée, j’oubliai la fille imaginaire, je suivis du regard le cheminement de l’eau sur les vitres et je dis au revoir à Sainte-Croix.

Têtes de Pérolles à leurs pieds

Dix ans plus tard, tout Pérolles est à leurs pieds. Il est fier de tenir à son bras une femme si belle et si cool. Elle est heureuse que ce ne soit pas seulement elle qu’on regarde comme une extraterrestre. Deux carrières brillantes, lui banquier, elle professeure d’université : ils tiennent les deux bouts du boulevard, lui la banque cantonale, elle la faculté des sciences, lui en costume trois pièces confortablement assis dans son immense bureau avec vue sur la gare, elle en blouse blanche penchée sur des petites bêtes, elle debout devant des appareils ultra couteux, lui fondé de pouvoir, elle docteure en biologie, lui le ventre qui pousse, elle le ventre plat, elle toujours belle à crever, pas d’enfant, ils se suffisent à eux-mêmes, ils se disent qu’ils sont restés de grands enfants, ils se souviennent de la nuit sur le rond-point et ils en rigolent, lui en enjolivant l’histoire devant ses collègues, elle se la remémorant quand elle s’ennuie devant ses pipettes.

Entre eux : le boulevard. Pharmacie Thiémard : le jeune a succédé au vieux. Même tête. Même envie de le secouer quand il patauge dans sa boutique. Le Cintra : des murs noirs, l’impression de boire un café – noir – dans un corbillard. Le Rex : il faut dire Cinemotion. Sur les affiches : Alad’2, avec Jamel Debbouze et Kev Adams, un film de Lionel Steketee ;

Le Grand Bain, avec Virginie Efira, Mathieu Amalric, Benoît Poelvoorde et plein de gros types flasques en maillot de bain ;

Johnny English contre-attaque, son permis renouvelé, son intelligence limitée ;

Un aller et retour pour Nova Friburgo, un film de Jean-Théo Aeby, une histoire étonnante !

Mike Wong, fast-food asiatique : des machins ronds qui vibrent sur des tables rondes quand le canard laqué est prêt, des portions d’avale-royaume, quelques rares tentatives pour apprivoiser les baguettes. Fromages Sciboz & Fils SA : vacherin d’Alpage, gruyère mi-salé, tomme au cumin, sérac, un petit homme rougeot, tête de moine AOP, sa femme potue, Bleuchâtel des Ponts-de-Martel.

… et bien d’autres variétés encore.
Qu’as-tu donc dans ton panier ? Fromagerie Sciboz ou fromagerie Morel ?

Terrasse de la Brasserie du Boulevard : des types qui boivent des bières en regardant passer les culs ; d’autres types qui regardent passer les culs en buvant des bières ; à midi, du boudin avec des cornettes et de la purée de pommes. Imprimerie Saint-Paul : La Liberté, la Pravda de Pérolles, les dépêches qui tombent avec à la Une la moustache de Jean-François Steiert et dans les bureaux Alex inspiré et Jean-Pierre Ammann pas.

La bénichon selon Alex

Regina Mundi : des étudiants qui baillent et des cuistots qui se mouchent dans la soupe. L’Église du Christ-Roi : sa place en hémicycle qui se prend pour Saint-Pierre de Rome mais dedans Michel-Ange broie du noir. Kebab chez mon arrière-petit-neveu : un monstre morceau de barbaque qui pendouille, avec tout. Kebab chez ma demi-belle-sœur : un monstre morceau de barbaque qui rependouille, sans oignon s’il vous plaît, mais avec sauce piquante. Kebab chez ma grande-maîtresse-professionnelle : un monstre morceau de barbaque qui enfourche la patronne affolée. Kebab chez nous : dürüm moutarde de bénichon, avec tout, cuquettes, pains d’anis, beignets, bricelets, meringue crème double, grappes de raisin entières, jambon de la borne, fanfioules, pommes de terre à l’eau, pommes de terre purée, pommes de terre frites, pommes de terre en robe de chambre, pommes de terre crues, pommes de pin, pommes d’Api, pommes d’Adam, pommes d’arrosoir, pommes de douche, la pomme dans tous ses états et gigot d’agneau, langue de bœuf, soupe aux choux, saucisson, salade verte, poires à botzi, poires williams, poires de lampe, chez nous on ne se fout pas de votre poire.

Virginie Efira se croyait belle, mais c’était avant qu’elle la voit, elle, marcher par-dessus sa tête vers lui.

Il faudrait – songe-t-il – il faudrait – songe-t-elle – un fil tendu entre nous : nous y jouerions les funambules par-dessus le boulevard et les toutes les têtes, la tête du pharmacien Thiémard, la tête du fromager Sciboz, la tête de Jean-Pierre Ammann, la tête de mon arrière-arrière-nièce, la tête de mon semi-grand-cousin, la tête de Jamel Debbouze, la tête de Virginie Efira, toutes les têtes, les têtes couronnées sous la torture des dentistes, les têtes de nœud, les têtes à claque, les têtes dans le cul, les parle-à-mon-cul-ma-tête-est-malade, les têtes de veau vinaigrette, les têtes marbrées, les tète-encore-sa-mère, les tétons-qui-pointent, les têtes à noce, les têtes en l’air, brefs toutes les têtes de tout Pérolles se chopperaient le même torticolis si elles les regarderaient marcher lui vers elle elle vers lui au-dessus de leurs médiocres petites vies de loosers.

La tête fière de Pierrot Ayer se fit modestes quand elle les vit se rejoindre au-dessus du Pérolles.

Têtes fières de tout Pérolles, tête fière de Pierrot Ayer qui rachète le Rock Café pour transformer ce qui fut jadis un boui-boui infâme en temple de la gastronomie, têtes fières de tout Pérolles, têtes pleines d’universitaires surdoués, têtes fières de tout Pérolles battant le pavé droit dans vos bottes et vos cagoules, nobles tête de Pérolles vitrine du Fribourg qui gagne, Pérolles d’un bout à l’autre illuminé, car c’est à Pérolles qu’on sort, c’est au Cyclo, c’est à l’Imprévu, c’est plein de bistrots, Pérolles, plein de boîtes, oui, de boîtes, parce qu’il y a des boîtes à Fribourg, des boîtes à Pérolles, des vraies boîtes comme le Mythic Club, parce que les têtes de Pérolles sont fières et parce qu’elles sont mythiques et que les corps de Pérolles sont les plus beaux de toute la ville, des corps de rêve parce que Pérolles est un rêve éveillé et les fières têtes et les fiers corps de tout Pérolles marchent à grands pas sur le Boulevard, parce qu’il n’y a que Pérolles comme Boulevard à Fribourg et derrière le boulevard, sur Pérolles, parce que Pérolles, c’est le plus grand quartier de Fribourg, il y a le Centre Fries

et il y a la Clinique Générale ou Sainte-Anne, la clinique à deux noms parce qu’un seul nom sur Pérolles c’est trop peu, car Pérolles, c’est sans fin, on marche tout droit le jour et la nuit on marche encore tout droit et on dépasse Saint-Paul et on dépasse les briques majestueuses de l’Ecole d’Inge et on dépasse la station-service du bout de Pérolles et on dépasse Pérolles même mais on est toujours à Pérolles, on est sur le pont de Pérolles et on a de tout sur Pérolles, on a le CO de Pérolles, on a  Chocolat Villars – tout Pérolles nappé de son parfum – on a l’école-club Migros sur Pérolles, le Groupe E, le Musée d’Histoire naturelle avec les poussins, la baleine qui gémit, les aigles et les marmottes, on a le jardin botanique, on a les Pompes Funèbres Murith, on a des kebabs par centaines et par milliers et par milliards, on avait le cinéma porno le Studio et on avait le Christ du Corcovado sur la place du Domino

– on les a enlevés tous les deux, étrange coïncidence – on a tout sur Pérolles, on a la pisciculture tout au fond et on a même – c’est ici que tout a commencé – le Collège Sainte-Croix, qui lui aussi veut faire peau neuve.

Le préau et les courts de tennis (et quelques dizaines de balles jaunes dans la forêt), voilà des restes du Collège Sainte-Croix en travaux.

Deux gamins

Deux gamins remontent la route de la Fonderie. C’est comme s’ils se trouvaient là pour la première fois. Ils bifurquent. Un œil rouge les observe. Elle dit : c’est beau, regarde. Il essaie de ne pas regarder qu’elle : qu’est-ce que c’est ? Elle pose son doigt sur sa bouche comme font les enfants quand ils pensent : c’est nous. Il s’applique pour comprendre : nous ? Elle joue à la maîtresse : tu vois au-dessus de l’œil rouge comme une sorte de dragon qu’on a coupé en deux ? Il voit. Et partout ailleurs, le même dragon qui s’entremêle à lui-même, tu le vois ? Il voit. C’est nous coupés en deux il y a dix ans et entremêlés tout le reste du temps.

Deux gamins descendent la rue de l’Industrie. Tu as vu la lampe ? Elle a vu. Elle est rouge. C’est une lampe magique. Il faut la frotter. Elle fait non : tous mes vœux sont déjà exaucés. Il pose la main sur sa jupe. Elle fait non. Il dit : c’est une jupe magique. Elle éclate de rire.

Deux gamins au milieu du rond-point de la route des Arsenaux. On a beau appuyer sur le bouton rouge, ça ne bouge pas. Elle ne peut plus se ravoir de rire. Appuie ici. Il pose la main sur sa jupe. Appuie ici. Elle pose la main sur sa chemise : ça bouge, tu vois, ça n’a jamais bougé aussi fort. Elle rougit : appuie ici. Il pose la main sur sa poitrine : ça bouge aussi. Il rougit : appuie ici. Elle pose la main sur son pantalon : ça bouge.

Deux gamins sous le passage du Cardinal : ohé ! L’écho : ohé ! Elle rigole. L’écho aussi. Lui aussi. En fait, t’es sympa. Elle pleure. L’écho se tait. Lui ne sait pas quoi dire. Il lui prend la main. T’es cool. Elle ravale ses larmes, elle sourit, elle se jette dans ses bras. On ne m’a jamais dit que j’étais cool. Il pleure. L’écho, sous le pont, les appelle : ohé ! Ils n’entendent plus rien que les sanglots de l’autre (pourquoi cette chanson ? pour quel présage de malheur ?). L’écho aimerait bien jouer avec eux. Il les trouve sympa, l’écho, il les trouve cool, alors il pleure avec mais personne ne veut jamais jouer avec l’écho sous le passage du Cardinal.

Deux gamins perdus dans les dédales de BlueFactory. Tu sais ce que c’est ici ? Elle dit non. C’est la ville de demain. Elle pose un doigt – le sien ? ils ne savent déjà plus qui est l’un qui est l’autre – sur sa bouche : je préfère la ville d’aujourd’hui. Il pose la main sa jupe : pourquoi ? Elle cherche : parce que. Il éclate de rire. Elle pose la main sur sa bouche à lui : et la ville d’hier ? Elle prend l’air grave : il n’y avait pas de ville hier. Il retire la main de sa jupe : pourquoi ? Elle sourit : parce qu’hier n’existe pas, dix ans n’ont pas existé, comment tu t’appelles ? Ils avaient oublié ce détail. Il dit : Sébastien. Elle dit : Caroline. Les deux disent : Caroline et Sébastien. Il rigole tout seul : quoi ? Il hésite : je ne sais pas si ça va te plaire. Elle sourit. Il hésite encore. Elle pose la main sur sa chemise : vas-y. Il dit : Belle et Sébastien. Elle éclate de rire.

Fri-Son

Frisson garanti. Grand frisson. Dix ans qu’il est de toutes les soirées. Dix ans qu’il paraît qu’il s’éclate. Dix ans qu’il se frotte à toutes les peaux. Dix ans qu’il se laisse faire. Dix ans. Garantie expirée.

Dix ans qu’il se tape les soirées Protoheavy Psychedelic Math-Kraut-Rock et les nuits Garage-Punk, Disco, Ethno House, Deep House, Oriental Electronic, Urban Culture, Hip-Hop, Reggae, Rock’n’roll, Rap, Afrobeats, Classique, Yodle, André Rieux, Henri Dès, Nana Mouskouri, dix ans qu’il se tape tous les styles de bonnes femmes, des punkettes tatouées aux pochetronnes mal lavées, dix ans qu’il jute dans tout et n’importe qui, dix ans qu’il s’emmerde comme un rat mort dans ces soirées Electro à la con et ce soir tu crois qu’y a quoi ? Electro, bingo ! Putain, mais qu’est-ce que tu vas foutre là, mon gars ? Tu vas foutre, ça c’est sûr, tu fous toujours, même quand t’aimerais juste te prendre une mine en tortillant ton cul sur des rythmes lancinants, tu fous tout ce qui passe, de la secrétaire de direction trentenaire en enterrement de vie de jeune fille à l’étudiante de vingt-deux ans vachement bien roulée qui en a marre de servir des thés crème aux vieilles peaux du Tea-Room Chantilly ; même au concert classique, t’as réussi à fourrer la violoncelliste – une sacrée salope d’ailleurs, comme quoi faut pas se fier aux apparences – et à Nana Mouskouri t’as réussi à te taper une grosse à lunettes d’au moins soixante balais.

Quand au petit matin, t’as une vieille qui te chante un truc comme ça dans ton lit, tu comprends ta douleur.

Mais putain de merde, elles voient pas que t’en a rien à foutre – toujours foutre foutre foutre elles n’ont que ce mot à la bouche quand elles n’y ont pas autre chose – rien à battre, rien à cirer, rien à secouer de toutes ces filles qui passent, les belles et les moches, les sexy, les cageots, les larges et les étroites, parce que toi, si tu viens là depuis dix ans, c’est parce que tu te dis que peut-être elle peut-être elle peut être elle. Dix ans que peut-être elle. Dix ans que tu cours après une jupe même pas touchée. Dix ans que tu te dis que. Dix ans que tu te tapes la tête contre les murs quand tu penses à elle. Dix ans que ta vie, c’est quoi ta vie depuis dix ans ? Dix ans que tu t’ennuies. Dix ans que tu te démontes tous les samedis soir et pour quel résultat ? plus savoir où tu trempes ta bite ? chopper la chtouille ? Beau projet de vie : les baiser toutes sauf elle. Mais elle si par miracle tu ferais quoi ? Tu ferais faux à coup sûr. Soit tu fais comme avec les autres et c’est faux, soit tu fais rien et c’est pire. Alors, qu’est-ce que tu viens foutre là – et laquelle tu vas foutre, puisque forcément tu vas foutre ? – à t’abrutir sous les stroboscopes et à suer comme un porc ? Qu’est-ce que tu…

Fri-Son. Il fait nuit. Peut-être que. On ne me. Fri-Son vraiment ? Frisson. Me faire belle. Pas besoin. M’habiller. Tout me va. En noir. Fondre dans la nuit. Frisson. Et s’il. Dix ans. Il ne. Tous. Ils me reconnaissent tous, toujours. Frisson. Quitte à sortir, autant. Autant en emporte. La jupe de. Est-ce que. Oui. Pas un kilo. Dix ans de Vam’s Pizza et pas un kilo. La jupe de. Pas remise depuis. Pas lavée. Le souffle de sa main. Frisson. Sortir. Frisson. Personne. La voie est libre. Le pont. Route de Marly. Le rond-point. Route de la Fonderie. Fri-Son. Le gorille à l’entrée. Que du muscle. Depuis quand pas vu un homme ? Tu souris : ça marche encore. Pire qu’avant. Terrassé le type. On ne fume plus. Dix ans. Depuis dix ans, on ne fume plus, mademoiselle. Odeur de. Puanteur. Corps dégoulinants. Voilà : mon corps parmi les autres corps. Bouger. Impossible. Je suis comme une statue et les types pensent : la Vénus de Milo vient d’entrer, ses bras ont repoussé. Ça recommence. Ils s’écartent. Je suis seule. Belle mais seule. Comme un rêve de pierre.

Frisson. C’est elle. Frissons. C’est elle. Frissons. Elle. Frissons. C’est elle. Frissons. C’est elle. Fri-Son. C’est. Fri. C’est. Elle. Elle ! La jupe, c’est. Ma main. Aimant. La jupe. La même. Ma main. Incontrôlable. Mon cœur – elle est plus belle qu’avant l’été, plus belle qu’il y a dix ans – arrête de. Mon cœur ne bat plus. Ma main bat à sa place. Arrête. Vas-y, ma main. Tu. Elle. Ma main comme les yeux sous le pont avant de sauter. Frisson. C’est elle. Frissons. Ma main, ne t’emballe pas. Ma main, c’est. Ma main, arrête. Elle.

Frisson. Ce n’est plus un frôlement, c’est sa main, sa main à lui, sa main à lui sur sa jupe à elle, sa main à lui qui touche sa jupe à elle, vraiment qui la touche, et lui à un mètre de sa main qui me regarde et autour les gens qui ne dansent plus, la musique qui s’est arrêtée et moi comme une statue de sel, moi comme une morte, immobile, belle mais immobile, moi comme une poupée, moi qui voudrais que cette main reste posée sur ma jupe pour toujours, moi qui dis – mais est-ce vraiment moi qui parle ? c’est une voix qui est sortie de moi sans que je n’y sois pour rien – ma voix qui dit viens et lui qui ne vient pas, juste sa main posé sur ma jupe et moi qui dis encore – mon cœur qui dit, pas ma bouche – viens et lui qui hésite, sa main qui appuie un peu plus fort sur ma jupe et moi qui crie – moi qui nais – viens et lui qui vient et nos corps qui se frôlent et nos corps qui se touchent et la musique qui renaît et les gens qui dansent autour, les gens qui ne me regardent plus comme un monstre et le DJ qui touche ses platines comme il – comment s’appelle-t-il ? – me touche lui, et moi qui tourne, lui et moi qui tournons et moi qui ne sais plus qui je suis moi qui ne suis plus que frisson, grand frisson.

Fri-Son. Grand frisson. Dix ans qu’il attendait ce moment. Dix ans effacés. Il lui dit : tu es belle. Elle lui dit : tu es cool. Ils sortent. Le gorille se dit : il y en a qui ont de la chance. Il les regarde s’en aller main dans la main sur le trottoir. Il pense : on dirait deux gamins.

Visages

Des personnages, même écrits, ce sont des visages. Voici des esquisses de visages, inspirées de la première proposition de l’atelier d’écriture de François Bon, « vies, visages, situations, personnages ».

Elle

Née de ce mot : elle. Et de cette rime : belle. Se débrouiller ensuite pour lui coller un visage.

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Un beau visage, est-ce que ce serait un visage lisse, régulier, sans aspérité ? Est-ce que ce serait ennuyeux à mourir, un beau visage ? Serait-ce un visage ouvert à quelques taches de rousseur, à un grain de beauté ? Un peu de fond de teint est-il nécessaire pour le dessiner, ce beau visage tant cherché ?

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Ce fut fugitif, aveuglant, puis vite sont venus les mots qui figent : deux yeux deux soleils, perles de rosée, bouche mignonne allons voir si la rose, petit nez mutin et peau de pêche. Un beau visage rongé de lettres.

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– Dis-moi miroir, qu’est-ce que c’est qu’être belle ?

– Tu tiens la réponse dans ton visage, ma belle.

– Dis-moi miroir, comment le voir, mon visage si beau ? Je ne l’ai jamais vu.

– C’est que j’en suis jaloux, ma belle, et que je le garde enfermé de l’autre côté.

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Si près – une respiration une fragrance une palpitation – ton visage et cet autre, puis la brûlure et le sang.

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Mixture épaisse de mascara, de rouge, de crème grasse, de cheveux et de transpiration : ton beau visage dans le lavabo.

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Il doit bien avoir un défaut, ce visage si beau, lui dit-il. Le sourire qu’elle lui répondit fut sa première ride.

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La première fois que je l’ai vu ? Du bleu, je crois qu’il y avait du bleu. Après, je ne sais plus.

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Un crâne si lisse, des dents si blanches. Et son nez ? Où est passé son nez ?

Elle sur le boulevard

Boulevard de Pérolles. Ça sonne pompeux. Broadway-Champs-Elysées-Pérolles, Fribourg se prend pour une vraie ville. J’aime flâner sur les grands boulevards. Pérolles : petit boulevard mais boulevard quand même. Fribourg by night, voilà Pérolles. Fribourg by day, voilà Pérolles. Pérolles, c’est la modernité qui effleure Fribourg, c’est la route qui l’emporte sur le fossé, c’est la fin du Moyen-Âge. Pérolles, c’est – c’était, ça change sans cesse, Pérolles, c’est comme ça, c’est la ville, la vraie ville, c’est du changement qui change et qui change et qui change et qu’on n’arrive à jamais à suivre – Pérolles, c’est Nespresso Boutique, c’est Bang & Olufsen Radio TV Chaînes Hifi, c’est Café Restaurant le Cintra, c’est Pharmacie Thiémard, c’est A&P Business Partners, c’est Solujob SA travail temporaire et fixe bureau de placement, c’est Dr Philippe Béfahy gynécologie et obstétrique (à l’époque, c’était Jean Gross, gynécologue, et madame Widmer, sage-femme),

Pérolles, c’est Kuoni Voyage SA Helvetic Tours, c’est Papeterie Meyer, c’est Universal-Sport SA, c’est Espace Coiffures, c’est Pizzeria San Marco, c’est Fromages Sciboz & Fils SA, c’est Ara Shop Chaussure & Maroquinerie, c’est Tea-Room La Brioche Le Colibri, c’est Gold & Cash Bijouterie, c’est Body Percing Wélie et Marianna percing et tattoo, c’est Jean-Marie Coiffure Onglerie Manucure, c’est Brasserie Au pied de Cochon restaurant grec, c’est Academic Press Fribourg Edition, c’est Ecole de danse classique Schild, c’est Imprimerie Saint-Paul, c’est Fri Cash Seconde main Occasions, c’est Banque Cantonale de Fribourg, c’est Tea-Room Confiserie du Rex, c’est Cinémas Rex 1 2 3, c’est Maxi Bazar SA, c’est Mike Wong Fast-Food asiatique, c’est Groupe Mutuel assurance et caisse maladie, c’est la Civette le Kiosque tabac journaux magazines, c’est Bar à Couture, c’est La Calèche Shiatsu Holistique soin antistress massage, c’est Le Provençal Café-Bar-Tea-room, c’est Relax la boutique au féminin, c’est Art Floral Fribourg, c’est L’Esprit du Voyage SA, c’est Confiserie Suard le Domino, c’est Brasserie le Boulevard, c’est Fribourg Philatélie philatélie monnaies cartes postales archives, c’est MCM ou Mon Chez Moi ou le Monche, c’est Au Phénix d’Or traiteur, c’est Reflet Coaching développement personnel coaching, c’est EVO Fitness, c’est Kian Déco Meubles d’Orient boutique artisanale meubles bijoux idées cadeaux et ce sont des kebabs en veux-tu en voilà, c’est chez mon cousin, c’est chez ma belle-sœur, chez ma tante, chez maman, chez le beau-fils du frère de ma belle-mère, chez la bru du filleul de mon arrière-grand-tante, chez…

Puis il y eut elle. Elle marchait sur Pérolles. Elle ? Pas elle : Elle ! La décrire ? Impossible. Alors détailler la gueule des commerçants : le vieux pharmacien Thiémard, cheveux noir corbeau rabattus sur le crâne, bouche ouverte, bavant son sirop pour la toux Toplexil sur sa blouse qui jadis fut blanche ; le jeune homme bien mis poli comme tout, obséquieux, chichiteux, tiré à quatre épingle, de la boutique Nespresso, la langue pendante, bafouillant dans sa barbe de hipster des jurons de charretier ; les gros bras dopés d’EVO Fitness s’encoublant dans leur tapis de course et se lâchant les haltères sur les doigts de pied ; Bang et Olufsen intervertissant les câbles des chaînes-hifi avec ceux des télévisions soudain devenus Olufsen et Bang ; le docteur Philippe Béfahy, gynécologue, décidant soudain de n’ouvrir son cabinet que pour une seule cliente, elle ; Wélie et Marianna tatouant jusqu’à l’os leur client hurlant de douleur ; Jean-Marie rasant la tête des vieilles dames à cheveux bleus ; le gourou zen de la Calèche Shiatsu Holistique se chiant dessus et perdant d’un coup son aura mystique ;

lécher Sukarno en pensant à elle…

mais aussi le vieux barbu de Fribourg Philatélie la langue restée collée au cul d’un timbre indonésien de 1954 ; les sœur de Saint-Paul à genou en extase les mains levées au Ciel s’imaginant le retour miraculeux de la Sainte Vierge ; mon cousin, ma belle-sœur, maman, le beau-fils du frère de ma belle-mère et toute la famille hurlant à tue-tête avec tout, avec tout, avec tout, avec tout !

Avec tout : elle avait tout. Tout pour plaire. La démarche. La. Le. Les. Tout. Décrire serait souiller. Tous disaient : elle a tout. Toutes disaient : elle a tout. Tout pour plaire. Tout pour plaire à tous. Tout pour plaire à toutes. Tous toutous. Elle marchait. Non. Elle dansait (les danseuses, à l’école de danse classique Schild, s’étaient arrêtées de faire des pointes, surclassées). Beaucoup plus que danser. Elle. Ne pas décrire. On tomberait dans. On dirait des. On. Elle affola tout Pérolles. Tous pensaient, toutes pensaient : elle vient dans ma boutique, elle vient chez moi. Elle. Ils. Impossible de dire ce qu’ils. Elle traversa Pérolles de bout en bout, de la gare à l’Université et on pensa : une étudiante. Puis on rectifia : une savante, une professeure extraordinaire. On raconta beaucoup d’imbécilités, alors elle continua tout droit vers la route de Marly puis elle traversa le pont. On ne la revit jamais mais on ne l’oublia pas.

Un magazine a élu cette personne-là plus belle femme du monde. À Pérolles, on commente : c’est qu’ils ne l’ont pas vue, elle !
Et il paraît que la femme la puissante du monde, c’est celle-ci. Même réaction sur Pérolles : ils ne l’ont pas vue, elle !

L’émotion ce jour-là fut particulièrement puissante sur la terrasse du Café du Commerce, où trois collégiens de Sainte-Croix avaient schwemtzé le cours de gym à Morandi pour boire de binches. Le plus timide des trois, par je ne sais quel miracle dont tout Pérolles fut jaloux, frôla de sa main la jupe divine mais la fille – non, pas la fille, la déesse, Celle-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom – avait continué sa route comme si de rien n’était. Lui, il regardait sa main sans comprendre comment il était possible qu’elle ne fût pas brûlée au troisième degré par un tel contact. Ses camarades le dévisagèrent. Ils auraient pu l’étrangler. Il en fut quitte pour payer la tournée. Ce jour-là, après la gym, il schwemtzèrent l’allemand, la physique et la géographie et ils burent quatre girafes de cardoche afin de digérer l’événement merveilleux qu’ils venaient d’avoir vécu. Les deux envieux réfléchirent. Ils se dirent qu’au fond, c’était un honneur que d’être les amis du garçon qui un jour toucha la jupe de. Lui ne comprenait rien. Lui passait son temps à regarder sa main qui avait touché – non, pas touché, les légendes exagèrent toujours – frôlé la jupe de la jupe de la jupe de la jupe de. Il n’arrivait pas à dire autre chose. Les deux autres d’ailleurs n’auraient pas entendu autre chose. Eux aussi : la jupe de la jupe de la jupe de comme un ver d’oreille dans le cœur. Le garçon qui avait touché – personne ne disait plus frôlé, certains racontaient qu’elle s’était retournée et qu’elle lui avait souri, d’autres prétendaient qu’elle lui avait donné rendez-vous et qu’ils, mais lui n’était qu’un garçon ordinaire, c’est impossible, voyons – et le garçon qui avait touché la jupe de devint du jour au lendemain le mec le plus populaire de Sainte-Croix. Toutes les filles voulaient que le garçon qui avait touché la jupe de touche aussi leur jupe à elles, parce qu’elles pensaient récupérer ainsi un peu de la beauté de Celle-dont-on-ne-doit-pas-dire-le-nom et lui ne se laissa pas prier, il sauta sur tout ce qui bouge, il se tapa tous les canons de l’école mais n’en éprouva jamais le moindre plaisir tant sa main le brûlait encore des années après cette journée bénie des dieux où il avait touché – même lui avait oublié qu’il ne l’avait que frôlée – la jupe de la jupe de la jupe de.

Même s’il avait pu voir sous toutes les jupes de toutes les filles du monde, cela n’aurait pas effacé le frôlement de la jupe de la jupe de la jupe de.

Elle aurait aimé susciter de la sympathie. Elle aurait aimé qu’on lui pose des questions cools du genre qu’est-ce que tu fais dans la vie ou t’écoutes quoi comme musique mais personne n’éprouvait de la sympathie pour elle, personne n’était cool avec elle. Tous, ils s’écartaient sur son passage ; tous, ils lui faisaient la haie d’honneur, comme pour une reine, mais elle n’était ni reine ni rien. Elle était belle, voilà tout. Qu’est-ce qu’elle y pouvait si elle était belle ? Est-ce qu’on choisit d’être belle ? Et à quoi ça sert d’être belle si personne ne vous parle ? Elle était belle mais elle n’avait jamais connu l’amour. On n’aime pas les femmes qui sont belles, on les vénère, on les désire, on les fantasme, on les encense, on les glorifie, on les invente, mais jamais on ne les aime parce que jamais on n’ose songer qu’on pourrait en être aimé, des femmes qui sont belles. Elle, pourtant, ne désirait que cela, aimer et être aimée, mais avant d’aimer quelqu’un, se disait-elle – elle ne comprenait rien à l’amour, mais de toute façon personne ne comprend rien à l’amour – il faut connaître ce quelqu’un, lui parler, éprouver – elle en revenait toujours là – de la sympathie pour lui et le trouver cool mais elle, personne ne la trouvait ni sympathique ni cool, elle ressassait ça sans cesse. Pourtant, elle faisait tout pour être sympathique et cool, elle souriait, elle allait vers les gens, elle riait de bon cœur aux plaisanteries, mais on ne la trouvait ni sympathique ni cool, on la trouvait belle, rien que belle et on ne pouvait s’adresser à elle que comme si on s’adressait à la Reine d’Angleterre, en plus belle.

Le règne de la reine n’est rien, pensait-on sur Pérolles, comparé à son règne à elle.

Peut-être, se disait-elle, que quand j’aurai l’âge de la Reine d’Angleterre, on me parlera enfin normalement, parce que je ne suis ni reine ni rien et parce que je serai vieille. Mais voilà, plus elle prenait de l’âge, plus elle embellissait. Alors elle ne sortait plus de chez elle. Elle se regardait dans son miroir et elle disait miroir mon beau miroir je ne veux plus être la plus belle mais le miroir ne lui répondait rien, il était comme les autres, subjugué par sa beauté, et elle, elle se haïssait chaque jour un peu plus. Le soir, elle pensait à ce jour où elle avait traversé Pérolles en jupe. Elle revoyait la tronche du pharmacien, celle des bonnes sœurs, celles des cousins sortis des kebabs. Elle revoyait surtout ces trois jeunes hommes à la terrasse du Café du Commerce. L’un d’eux l’avait frôlée, juste frôlée, mais c’était comme s’il l’avait touchée, parce jamais personne ne la touchait, elle, sauf elle-même, le soir seule dans son lit, en pensant à ce garçon. Un garçon tout simple qui avait l’air sympathique et cool. Un beau garçon ? Pas mal, pas terrible, peu importe, l’air sympa et cool. Sympa et cool parce qu’il l’avait touchée, pas frôlée, touchée, touchée pas juste à la jupe, touchée profond. Alors, elle aussi, elle se touchait profond et elle jouissait sans joie seule dans son lit en pensant à ce garçon. Voilà dix ans de cela, le jour de la jupe. Dix ans jour pour jour. Dix ans qu’elle n’avait pas retraversé le pont. Dix ans que de Marly elle rêvait de Pérolles. Dix ans qu’elle se terrait chez elle, qu’elle commandait sa bouffe – beaucoup de bouffe pour devenir grosse mais rien à faire, plus elle grossissait plus elle était belle et d’ailleurs elle ne grossissait pas – chez Vam’s Pizza, dix ans qu’elle ne sortait pas de chez elle, dix ans qu’elle embellissait toute seule dans son coin. Dix ans jour pour jour.

Grand vent sur Vignettaz

Avis de grand vent sur Vignettaz. Avis de tempête. Avis de décès. Est-ce qu’on meurt à la Vignettaz ? À peine : on décède, à la Vignettaz, on nous a quitté, à la limite on trépasse mais on ne meurt pas, à la Vignettaz, on meurt dans des quartiers plus vivants, on meurt sur Pérolles, on meurt à Beauregard, on crève dans les parkings souterrains de Windig, mais à la Vignettaz, on ne meurt pas, on s’envole.

Voilà un peu comment je l’imagine, Isabella devenue veuve. Allez regarder les belles photos d’Eric Rosier.

Franco s’est envolé. Hémorragie cérébrale. Mauvaise chute. Même pas un accident du travail. En pleine nuit. Taux d’alcool : 0,1. Une bière devant la télé. Isabella tout en noir. Une veuve italienne dans les films de mafia. Franco est mort bêtement et Isabella est assise sur une chaise dans le petit appartement. Isabella a l’œil vague. Pourquoi cette nuit-là ? Pourquoi sortir ? Pourquoi la tête de Franco – elle avait dû regarder – fracassée comme ça ? Pourquoi le sang ? Isabella déplie un mouchoir. Pourquoi moi ? Isabella debout devant la cuisinière. Pourquoi Isabella sort-elle les deux assiettes ? Isabella s’arrête net au milieu de la cuisine. Elle est immobile et elle a les deux assiettes dans les mains puis elle range l’une des deux assiettes dans le buffet. Elle n’a pas faim. Elle range l’autre assiette.

Caroline les cheveux dans le vent. Sébastien bercé par les cheveux de Caroline, cheveux balançoires, cheveux foutoir, cheveux vivants avivés de vent. Tu es belle. Cheveux en pagaille. Puis les cheveux retombés sur les épaules de Caroline quand retombe le vent. Tu es belle. Caroline souriante : J’ai froid. C’est la bise, rentrons. Sébastien : Je te réchaufferai. Caroline et Sébastien sur le canapé : Tu es belle. Caroline : Tu es beau. Caroline et Sébastien dans le lit. Caroline et Sébastien dans la baignoire. Caroline et Sébastien partout, nulle part, Caroline et Sébastien loin de la Vignettaz. Caroline : Ma ville, c’est Sébastien. Sébastien : Ma route, c’est Caroline.

Melinda les cheveux dans le vent. Elle ne sent pas le froid. Elle marche, elle monte le sentier du Gibloux, elle s’arrête, elle lit – Daphné = Samuel  je t’aime Samuel –, elle pleure, elle croise un chat qui la fuit, elle regarde les feuilles mortes, elle les envie, les feuilles mortes, et elle jette un œil derrière les grilles et elle croise un second chat, il est noir et il est coincé dans le mur – pauvre Raf, pauvre Melinda – et elle contemple les graffitis et elle marche encore, n’importe où, à la recherche d’un pont pour… D’un pont pour… Non. Il y a eu cet homme. Ce saint. Elle dit : Ce saint. Elle pense : Au paradis. Un pont pour le rejoindre, pour lui dire merci. Merci quoi ? Melinda pleure. Merci parce que. Melinda s’est perdue. Elle marche, elle monte des escaliers et elle contourne des jardins, elle continue de monter et elle pleure, surtout elle pleure. Il n’y a pas de pont à la Vignettaz. Il y a l’église néo-apostolique : entrez, mon enfant, Dieu ne veut pas vous voir pleurer ainsi. Un vieux monsieur lui tend un mouchoir. Merci monsieur. Un saint aussi ? La solution, c’est Dieu, asseyez-vous et priez. Melinda est assise sur un banc. Il y a des vitraux, une lumière douce, de la musique d’orgue.

Une musique qui ressemblerait à celle-ci, enregistrée par Jean-Baptiste Dupont dans un autre Fribourg.

Elle aimerait bien prier mais elle ne sait pas. Il faut dire quoi ? Elle ne dit rien mais elle ne pleure plus. Les services divins, c’est le dimanche à 9h30 et le mercredi à 20h, du 1er au 15 de chaque mois, tu viendras ? Elle dit oui, merci monsieur. C’est fou ce que ça souffle aujourd’hui. Elle dit oui, merci monsieur. Une jolie fille comme toi, ça ne doit pas pleurer. Elle dit oui, merci monsieur. Dieu ne le veut pas. Elle dit oui, merci monsieur. Dieu veut le bonheur de ses enfants. Oui monsieur. Il veut la joie. Oui monsieur. Il veut l’amour. Melinda ne veut plus l’amour. Elle se lève. Au revoir, merci monsieur. Elle est sortie. Ça souffle trop fort. Il est où le pont à la Vignettaz ? Elle pleure.

C’est fou ce que ça souffle à la Vignettaz aujourd’hui, un temps à pas mettre sa bite dehors, il dit, un temps à mâter des pornos bien au chaud. Il tape teen facial sur la tablette, il voit défiler des visages d’anges, des blonds, des bruns, des roux, et des types qui se déchargent dessus, il regarde ça et c’est ce qu’il aime, des petites salopes avec du sperme plein les yeux, des petits salopes qui rigolent avec du sperme plein les yeux, alors il a envie de les punir, ces petites salopes, il tape teen punished mais c’est trop gentil, il tape teen punished hardcore et elles ne rigolent plus, les petites salopes, elles chialent, et lui, sur ces petites salopes qui chialent, il jouit. Putain que c’est bon, il se dit. Putain les salopes, il pense. Il écrit sur snap : rdv tu C ou. C’est encore mieux en vrai, il se dit. Puis il tue Franco.

(Note de l’auteur atterré par ce qu’il a vient d’écrire : nous abandonnerons vite ce dernier personnage – il nous dégoûte trop –, nous ressusciterons Franco, nous sauverons Melinda et surtout nous raconterons les amours de Caroline et Sébastien dans de nouveaux quartiers.)

C’est dans cet immeuble que nous avions imaginé que vivait Melinda.

Nouer un nous

Nous. Nouer un nous à la Vignettaz, est-ce que c’est possible ? Nous, Caroline et Sébastien ? Nous, Melinda et Franco ? Nous qui ? Des maisons qui s’appelle Notre Chez nous. Des panneaux Attention au chien. Des haies. Nouer un nous, d’accord, mais un nous comment ? Un nous de lutte ? Un nous de Révolution ? Encore un panneau :

Juste au-dessus : Bordiers autorisés. Juste au-dessus : Interdit aux voitures, aux motos et aux boguets. Nouer un nous quand tout le monde crie moi je ? Nouer un nous quand Caroline crie moi je veux qu’on m’aime ? Nouer un nous quand Sébastien crie moi je veux un pont, moi je veux un fort, moi je veux une route, moi je veux savoir la couleur des yeux de Caroline ? Nouer un nous quand Melinda cache sa honte derrière les poubelles ? Nouer un nous quand Franco ne sait pas quoi faire pour aider cette pauvre petite ? Nouer un nous quand un salopard la viole sur un chantier ? Nouer un nous quand les gens bien se calfeutrent ? Nouer un nous quand les gens bien disent ces sales bougnoules ? Nouer un nous où ? L’école est un terrain vague. Il n’y a pas de bistrot. Ni de pont. Ni de commerce. Ni de fort. Nouer un nous où ? Sur la route ?

Sébastien se tenait debout devant l’église néo-apostolique fermée. Un homme âgé vint. Nouer un nous avec ce vieux chrétien ? Les offices divins, c’est le mercredi soir, monsieur, nous sommes vendredi, connaissez-vous notre église, monsieur ? Non, Sébastien ne connaissait pas leur église et il n’avais pas envie de nouer un nous avec vous, désolé. Alors nouer un nous où ? Caroline tentait d’ouvrir sa porte. La clef lui glissait des doigts. Elle avait trop bu. Des tas de mecs lui avaient payé des verres. Elle avait accepté mais pas plus. Impossible de nouer un nous avec ces types-là. Nouer un nous où ? Franco devant sa télé zappait. Le foot. Nous, pour Franco, en foot, c’était la Juve. La Juve, ce soir-là, ne jouait pas. Pas de nous à nouer. De toute façon, pas le cœur à ça, le cœur noué. Isabella faisait la vaisselle. Lui demander si la première fois ça a fait mal ? Pourquoi lui demander ça ? Est-ce que c’était avec lui, la première fois ? Avec lui, ça ne fait pas mal. Nouer un nous où ? Melinda dans son lit, enfermée dans sa chambre, non maman j’ai pas faim, non maman ça va. Melinda en larmes sur son lit. Nouer un nous avec qui ? Elle avait cru qu’avec lui nouer un nous ce serait merveilleux mais c’en était fini des garçons. Elle avait cru à ses belles paroles et puis il y avait eu ça. La brûlure. La grille. Et lui : mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Nouer un nous après ça ? Et les autres, nouer un nous comment ? Nouer un nous comment pour les serveuses de vingt-deux ans mignonnes comme tout et tout et tout ? Nouer un nous comment sans sortir du salon ? Nouer un nous comment sous la charmille ?

Sébastien marcha. Il passait sa vie à marcher. Franco zappa. Des meurtres et des viols. Il s’ouvrit une bière. Caroline réussit enfin à ouvrir sa porte. Elle suspendit son manteau dans l’armoire de l’entrée, marcha vers la porte-fenêtre et s’alluma une clope sur le balcon. Melinda se tailla les veines. Puis elle cria. Son père défonça la porte. On appela l’ambulance. Qu’est-ce qui t’arrive, ma chérie ? Melinda ne voulait rien dire. Sauf au monsieur. Quel monsieur ? Sébastien devant chez Caroline. Une lueur sur le balcon. Comment une fumeuse peut-elle avoir des dents si blanches ? Et pourquoi alors qu’il avait remarqué la blancheur de ses dents, n’avait-il aucune idée de la couleur de ses yeux ? Caroline à son balcon l’avait vu. Elle ne pouvait pas le recevoir maintenant, pas dans cet état-là. Franco sortit. J’ai besoin d’air, Isabella. Il marcha en direction du boulot. Une ambulance faillit l’écraser. Il arriva près du chantier. Il entendit une voix, essoufflée : mets-toi à genoux et ouvre les yeux, salope. Puis : y’a vraiment des putes. Franco frappa. L’autre frappa. Du sang gicla. La tête de Franco heurta le sol. L’autre s’enfuit. La fille appela l’ambulance. Sébastien appela Caroline. Il allait réveiller les voisins, cet imbécile. Elle descendit ouvrir. Il lui tendit un bouquet de fleurs : je t’aime plus que les routes. Elle éclata de rire. Un nous s’était noué. Des nous se nouent partout dans la ville. La ville est un nous qui se noue et se dénoue sans cesse. La Vignettaz est un nous qui se noue et se dénoue sans cesse. Quand le téléphone sonna, si tard, Isabella senti sa gorge se nouer. La vie est un nœud coulant qui se noue et qui se dénoue sans cesse.